Karine Lacombe : "Un troisième reconfinement n’est pas complètement exclu"
Elle et son équipe étaient en première ligne lorsque de la première vague de l’épidémie de Covid-19 s’est abattue sur la France en mars dernier. C’est justement cette période, inédite et bouleversante, que Karine Lacombe, Cheffe du service d’infectiologie de l’hôpital Saint-Antoine à Paris, a voulu illustrer à travers La médecin. Une infectiologue au temps du corona*, unebande dessinée autobiographique imaginée avec l’aide de la dessinatrice Fiamma Luzzati.
Un ouvrage pédagogique, qui pourrait presque faire office de livre d’Histoire. À la manière d’une machine à remonter le temps, « la médecin » nous fait revivre les débuts de l’épidémie en France et nous emmène avec elle dans les coulisses d’un hôpital en pleine crise à travers une série de personnages, réels ou fictifs. Entretien.
Marie Claire : Pourquoi avoir choisi de publier un roman graphique sur la crise sanitaire de la Covid-19 ?
Karine Lacombe : « Passer par un récit graphique plutôt qu’un essai sur la crise était une manière de nous adresser au plus grand nombre, petits et grands, mais surtout à ceux qui n’ont pas forcément cette habitude et cette envie de lire. Aussi, je trouve que c’est toujours plus simple de faire passer des messages universels et de les faire comprendre à travers des graphismes.
Malgré le soutien et les applaudissements, les gens, qui étaient confinés chez eux, n’ont pas vraiment su comment ça se passait dans les hôpitaux à ce moment-là.
On a essayé, en faisant replonger le lecteur à l’intérieur de l’épidémie, de retrouver les valeurs d’entraide, d’humanité, de fraternité qui l’ont caractérisées. Nous voulions montrer comment les soignants ont vécu cette période. Malgré le soutien et les applaudissements, les gens, qui étaient confinés chez eux, n’ont pas vraiment su comment ça se passait dans les hôpitaux à ce moment-là : les discussions autour de la prise en charge, les soins en réanimation, l’approche pluri-disciplinaire… Ce ne sont pas des livres qui disent ce que l’on a raté ou ce que l’on aurait dû faire qui peuvent l’illustrer. Ce type d’ouvrage s’inscrit justement dans les clivages qui existent. Nous avons essayé de les dépasser et de montrer la réalité. Ce livre restera comme un témoignage de ce que l’on a vécu. »
Dès l’annonce des premiers cas à Wuhan, la situation vous préoccupait. Avec le recul, vous attendiez-vous à ce qu’une telle pandémie nous frappe ?
« Jamais je n’aurais pensé que nous allions vivre une pandémie de cette ampleur. J’imaginais que nous allions vivre un épisode comme celui du SRAS, qui avait fait 700 morts et que nous avions réussi à juguler en épidémie avant qu’elle ne devienne une pandémie. Mais la différence avec le virus actuel, c’est qu’il ne se transmettait qu’entre personnes symptomatiques. Toute la difficulté de la pandémie que nous sommes en train de vivre réside justement dans le fait qu’il y a des personnes contaminées qui sont asymptomatiques. C’est le pire pour une épidémie.
Jamais je n’aurais pensé que nous allions vivre une pandémie de cette ampleur.
À moins de confiner le monde entier très tôt, alors même qu’il n’y a pas encore de cas identifiés, nous n’avons aucun contrôle. Dans le cas de la Covid-19, au début nous ignorions si la transmission était interhumaine. L’OMS affirmait que c’était peu probable car la Chine le disait. Finalement, la transmission entre humain a été avérée, mais on pensait qu’elle ne se faisait qu’entre symptomatiques, et encore une fois ce n’était pas le cas. Il y a donc eu beaucoup de retard dès le départ. Ce n’est que lorsque le virus était déjà partout dans le monde que l’on a compris qu’une transmission asymptomatique était possible. Et c’était trop tard.
Comment vous êtes-vous préparé à affronter l’arrivée de ce virus en France ?
« Nous étions tous dans l’expectative. Pour ma part, j’ai réellement saisi la gravité de la situation quand on a vu ce qu’il se passait en Italie. J’ai justement voulu montrer à travers ce livre comment nous nous sommes préparé à l’hôpital, avec l’organisation de cellules de crise, la création du centre de dépistage, la préparation des lits… Nous sommes parti de rien pour malgré tout anticiper ce qui risquait de nous tomber dessus. Tout cela dans un très court laps de temps : une semaine. Et le tsunami est arrivé un week-end durant lequel j’étais en repos. On m’a demandé de revenir. En passant les portes j’ai alors constaté qu’il y avait des malades absolument partout dans l’hôpital. C’était très brutal. »
Dans un passage du livre, vous évoquez « les experts avec leurs consignes contradictoires »…
« Elles n’ont pas aidé, notamment les discussions autour du masque. Ensuite, des personnalités comme Didier Raoult ont très rapidement coopté le débat public et ont empêché le débat scientifique par leur virulence et leur emprise sur les réseaux sociaux.
Quand une personne qui ne connaît rien à la médecine entend d’un côté une scientifique comme moi qui dit que ça va être dur, et que de l’autre vous avez une personne qui assure avoir trouvé le remède miracle, je comprends qu’il soit attiré par un discours simpliste. C’est donc très difficile de construire un discours scientifique dans ces conditions. Seul le recul et le temps sont les meilleurs ‘juges' ».
Vous êtes la cible de nombreuses attaques depuis vos prises de parole à la télévision. Comment vivez vous cette situation ?
« En vingt ans de carrière scientifique, je n’ai jamais été la cible de telles attaques. J’ai tout le temps évolué dans un milieu où l’on se respecte, même si l’on n’est pas d’accord entre confrères et c’est justement de cette façon que l’on progresse. J’ai été agressée sur des milieux de diffusion de la connaissance non conventionnels que sont les réseaux sociaux, où l’on dit tout et n’importe quoi. Il y a très peu de régulation, voire pas du tout. On peut y faire passer des informations non fondées sans qu’il y ait des débats contradictoires.
J’ai été agressée sur des milieux de diffusion de la connaissance non conventionnels que sont les réseaux sociaux, où l’on dit tout et n’importe quoi.
Et au fond, on ne m’a jamais directement attaqué sur mes idées ou mon travail scientifique, mais beaucoup sur mon physique, sur des questions d’argent ou mes liens avec des laboratoires. On m’a fait passer pour ce que je n’étais pas. Ça m’a fait beaucoup de tort. »
Selon vous, les femmes scientifiques ne sont pas assez présentes dans les médias. Quelles peuvent en être les raisons ?
« Il y a des femmes expertes, mais beaucoup ne veulent pas s’exprimer au moment de crises, car les débats sont très passionnels et peuvent être extrêmement destructeurs. Beaucoup de consoeurs me disent que j’ai du courage de m’exprimer dans les médias, qu’elles-mêmes ne le feraient pas, quand elles voient les attaques auxquelles je dois faire face. Il faut avoir une personnalité assez forte pour supporter cela et c’est difficile à vivre. Je pense que cela fait partie de notre fonction et lorsque l’on nous donne la parole, il faut la garder. Mais en même temps, c’est un environnement très agressif.
Il y a quelques semaines j’ai été prise à partie sur un plateau télé. Et quel moyen ai-je pour contrôler cela, à part refuser d’aller m’exprimer dans les médias ? Nous, les femmes, sommes contraintes à l’auto-censure pour se protéger. Ce n’est pas normal. Je ne peux pas aller devant les tribunaux à chaque fois. J’ai d’autres choses plus importantes à faire, alors dans ces moments-là, je prends du recul et me recentre sur l’essentiel : la prise en charge de mes patients, mes enfants, le soutien de mon équipe, la diffusion de la connaissance. »
Nous sommes en reconfinement depuis un peu plus de deux semaines désormais. Pensez-vous que la situation s’améliore-t-elle ?
« Je suis confiante. Il y a un frémissement et on sent que les choses sont en train de s’améliorer. Malgré tout, il était nécessaire de maintenir le reconfinement. Cependant, il faut que l’on réfléchisse à une manière de mieux déconfiner que la première fois. Il ne faut pas reprendre notre vie d’avant, sous peine d’aller tout droit vers un troisième reconfinement, qui d’ailleurs n’est pas complètement exclu. Il faut que nous soyons très prudents jusqu’à ce que l’on puisse vacciner en masse et bénéficier d’une certaine immunité. Jusqu’à l’été il va falloir instaurer des règles strictes, mais je l’espère, sans confinement.
Nous pourrons fêter fêter Noël et le 31 décembre, mais cela me semble complètement illusoire de penser que l’on va faire la fête comme ‘avant’. »
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La politique de tests mise en place est-elle assez efficace d’après vous ?
« Toute la politique de dépistage doit être beaucoup plus efficiente que celle que l’on a eu jusqu’à maintenant. C’est important de déployer les tests antigéniques, car ils permettent d’isoler plus rapidement les cas. On est alors plus à même d’appliquer les mesures d’isolement que lorsqu’on doit attendre deux ou trois jours avant d’avoir les résultats d’un test PCR. Cela devrait aider à ne pas avoir à mettre en place un troisième confinement. Comme je l’ai déjà expliqué auparavant, c’est la stratégie de l’emmental : l’empilement de chaque tranche permet de combler les trous pour faire en sorte que le virus ne passe plus à travers. Chaque tranche est une mesure de prévention et l’utilisation des tests antigéniques en est une. »
Il faut que l’on réfléchisse à une manière de mieux déconfiner que la première fois. Il ne faut pas reprendre notre vie d’avant.
Un vaccin n’est pas encore disponible, mais l’on perçoit déjà une certaine défiance de la part des Français à son égard…
« Comme dans toute société solidaire et altruiste, ce sont ceux qui accepteront de se faire vacciner qui vont protéger les autres, car lorsque l’on accepte de se faire vacciner on se protège soi mais aussi les autres. Le nombre de personnes à vacciner dépendra bien évidemment de l’efficacité du vaccin. Si celle-ci est à hauteur de 90%, seulement 50% de personnes vaccinées suffiront à contrôler l’épidémie. Pour le moment, il est normal qu’il y ait une agitation autour de celui-ci car nous avons besoin d’être rassurés sur son innocuité. Malheureusement, si la défiance est trop importante, la vaccination devra être rendue obligatoire. »
*La Médecin, une infectiologue au temps du corona, Karine Lacombe et Fiamma Luzzati, 2020, Éditions Stock.
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