"A 31 ans, nous faisons chambre à part"

Le précepte du couple de Stefanie ? Ne pas dormir toutes les nuits dans le même lit qu’Adrien pour ne pas que leurs travers abîment leurs sentiments. Un pacte qui les lie.

C’est un mystère : à partir du moment où nous avons emménagé sous le même toit, Adrien s’est mis à ronfler très puissamment, alors qu’il respirait seulement un peu fort dans ma studette ou sa chambre de service. Et lorsque je le poussais pour qu’il change de position, il avait le toupet de marmonner : « Je ne dors pas », avant de repartir dans ses envolées tonitruantes. En plus, il fait des appels d’air avec la couette en bougeant et s’enroule dedans, ce qui me découvre et me réveille. Mais ce ne sont pas les seuls arguments qui nous ont décidés à faire chambre à part.

Au départ, notre rêve, c’était d’avoir deux appartements sur le même palier, pour être ensemble tout en respectant l’individualité de chacun. On avait peur de devenir des clones, comme plusieurs de nos amis, et que tout ce qui nous avait séduits chez l’autre finisse par se déliter. On s’aime, on veut construire notre vie ensemble, mais sans être dans la fusion et en tenant le plus possible à distance le quotidien qui brusque et qui use.

On le sait d’autant mieux qu’on l’a expérimenté. Car dans un premier temps, nous avons fait comme tout le monde : chambre commune dans un appartement de 35m2 . Nous n’avons pas eu le temps de l’apprécier que c’était déjà le début de la fin. Nous étions ensemble depuis deux ans et, après seulement six mois de vie commune, je me suis sentie à l’étroit dans notre relation.

L’impression d’être sa mère

La succession de renoncements auxquels j’étais contrainte à seulement 27 ans a fini par m’angoisser : je me levais tôt le week-end car Adrien me réveillait même en faisant attention ; je ramassais son linge qui traînait dans la chambre pour pouvoir dormir dans un espace zen et parce que ça m’insupportait d’avoir l’impression d’être sa mère en disant : « Tu peux ranger tes affaires, s’il te plaît ? » Adrien s’épanouit dans le fouillis et ramasser une chaussette, pour lui, c’est faire du rangement. Il faisait aussi des miettes dans le lit en grignotant, ça me grattait la nuit. Je me suis vue me métamorphoser en ménagère.

Chaque fois que l’on se retrouve, chez l’un ou chez l’autre, c’est comme si nous nous choisissions à nouveau

Alors on s’engueulait pour des broutilles, comme les mini-saucissons entamés qu’il abandonnait sur la table de nuit, toujours de mon côté. Pire encore, pour satisfaire notre besoin d’indépendance, ça nous arrivait d’avoir chacun un casque sur les oreilles, côte à côte dans le lit. Adrien jouait sur son ordinateur tandis que je regardais un film sur le mien. Même ma grand-mère de 88 ans n’a pas une vie aussi pathétique avec mon grand-père.

Résultat : quand je sortais sans Adrien à un concert ou au cinéma, ce n’était plus pour profiter de ce moment avec des amis, mais pour respirer seule. Si un miracle immobilier ne s’était pas produit, nous ne serions peut-être plus ensemble.

Se sentir libre 

Son oncle est en effet parti travailler en Asie pour plusieurs années, et comme il ne voulait pas vendre son appartement ni le louer à des inconnus, il nous a proposé d’occuper ses 138 m2. Le couloir sépare ma chambre de 30 m2 de celle d’Adrien de 25 m2. On est chacun chez soi, avoir un espace personnel indépendant l’un de l’autre a tout changé. La pression que je ressentais s’est dissipée. On se sent libre, mais surtout on peut rester nous-mêmes. Faire autant de concessions était un vrai handicap, j’avais l’impression de gâcher notre histoire autant que de me gâcher, car m’engager avec Adrien m’obligeait à bâillonner une partie de mes idéaux et de mes désirs. 

« À ce rythme, dans dix ans, j’aurai perdu toute substance », me disais-je. J’aime Adrien, mais même si c’est un peu difficile à dire, je n’ai pas envie d’être toutes les nuits avec lui. Je ne l’aime pas moins pour autant, c’est juste qu’à certains moments, je ne suis pas disponible parce que je suis fatiguée, stressée ou que j’ai besoin de me retrouver avec moi-même.

Peut-être parce qu’enfant, je n’ai pas eu d’espace à moi, je partageais ma chambre avec mes deux sœurs. Mon chez moi, c’était le lit superposé du haut. J’ai de merveilleux souvenirs, mais un lieu personnel m’a manqué. Et puis le concept du couple qui se doit tout au nom de l’amour, tout le temps, relève plus à mes yeux d’une convention sociale dépassée. C’est de la gestion comptable, ça n’a rien à voir avec l’amour. 

Comme des petits rendez-vous 

C’est une évidence pour Adrien et nous n’avons pas besoin d’un lit commun pour matérialiser notre amour. Nos amis ne comprennent pas tous : « Mais, sexuellement, vous couchez encore ensemble ? » Comme s’il n’y avait que la chambre comme possibilité. Nous n’avons pas encore d’enfant, toutes les pièces nous appartiennent et à tous moments. Sinon, le soir, l’un de nous toque spontanément à la porte de l’autre, ou lance : « Je viens chez toi, ce soir ? » C’est comme des petits rendez-vous. D’ailleurs, je garde toujours ma lingerie quand on se retrouve et je reste maquillée. Je fais beaucoup plus attention à nous que lorsque nous dormions dans le même lit.

Quelquefois, on passe toute la nuit ensemble après avoir fait l’amour, mais en général je retourne dormir chez moi ou Adrien chez lui. On fait comme on le sent, ce n’est pas un règlement de caserne. Il arrive aussi que l’on se rejoigne au cours de la nuit, alors qu’on s’est couché séparément, parce que j’avais envie de lire au calme avec une bougie parfumée, par exemple.

Adrien déteste les fragrances des bougies… On s’endort parfois ensemble sans faire l’amour, aussi, lorsqu’on a envie d’être dans les bras l’un de l’autre. Le plus souvent dans ma chambre, pour qu’Adrien puisse retourner ronfler en paix chez lui quand je suis endormie.

Des fleurs, une à une, sous la porte

C’est une force pour le futur de notre couple d’avoir conclu ce pacte. Notre indépendance est acquise et cela nous donne une chance d’échapper au psychodrame de la crise de couple dans quelques années.

On peut le voir comme de l’égoïsme partagé, mais c’est surtout un signe de respect mutuel. Nous avons des rythmes et des goûts différents, ça me paraîtrait aberrant de les lui imposer. Ou, moi, de faire une croix dessus. Cela aide aussi à ne pas abîmer nos sentiments. Si je suis en colère, au lieu de lâcher en rafale ce que je pense, je file dans ma chambre et on s’engueule le strict nécessaire. J’ai appris à ne plus surréagir à chaud et à formuler de façon constructive mes désaccords. Et quand on se fâche malgré tout, comme j’ai la bouderie tenace, Adrien vient gratter à ma porte. « Qu’est-ce que tu veux ? » Et là, j’adore, il fait tout un cinéma derrière avec plein de mots doux.

Une fois, il a glissé des fleurs, une à une, sous la porte. J’ai cédé avant la dernière. Aujourd’hui, même ses ronflements, que j’entends au loin de ma chambre, je les aime. Sa présence sonore me berce et me rassure. Quant à ses tiroirs toujours à moitié ouverts avec des manches qui pendent à l’extérieur, ils me laissent de marbre, comme sa raquette de squash qui fait descente de lit.

C’est sa grotte. La liberté que l’on s’est octroyée en faisant chambre à part nous rappelle aussi que l’autre ne nous appartient pas et que c’est à nous de prendre soin de notre amour. En fait, chaque fois que l’on se retrouve, chez l’un ou chez l’autre, c’est comme si nous nous choisissions à nouveau.

Témoignage publié dans le magazine Marie Claire n°807, novembre 2019

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