Diversité dans la mode : le temps d’avance de l’Amérique Latine
« Jamais je n’aurai pensé devenir mannequin. Dans mon village natal, en Haïti, on ne sait même pas ce que c’est. » Top model au sein de l’agence Elite Model, l’histoire de Sterline a tout du conte de fées. Victime du meurtrier séisme de 2010 qui abimera une partie de son visage, elle se fait transférer de l’autre côté de la frontière, en République Dominicaine, où elle s’essaie timidement au mannequinat tout en suivant ces études. En 2017, elle rend visite à des amis exilés au Chili, longiligne pays austral où 180 000 haïtiens se sont réfugiés depuis le tremblement de terre.
Une autre proposition mode s’est installée dans notre pays : celle où l’immigration, le multiculturalisme et la diversité des corps sont reconnus.
Elle n’en reviendra pas : deux jours après son arrivée, elle est recrutée par la célèbre agence de mannequins et enchaîne rapidement les contrats. Défilés de jeunes designers, lookbooks de créateurs reconnus, campagnes de retailers : on la voit partout.
Et elle n’est pas la seule, ni la première à bousculer les représentations d’une mode historiquement européo-centrée, y compris (et surtout) dans ces territoires isolés. Car si l’industrie de la mode latino-américaine reste encore largement confidentielle pour le reste de l’humanité, elle frappe au premier coup d’œil par une surprenante diversité.
Immigration et mode 3.0
Alors que les Fashion Weeks les plus convoitées peinent encore et toujours à faire la part belle aux mannequins non-blancs, les catwalks et shootings de mode sud-américains nous paraissent à première vue presque plus ethniquement hétérogènes que les populations locales elles-même, souvent encore marquées par des formes de segmentations socio-raciales héritées de l’époque coloniale et des politiques migratoires aux relents conservateurs.
« Certes, il y a toujours, d’une part, ce statu quo d’une mode visant une « élite » avec le stéréotype classique des mannequins très grandes, très fines, très blondes. Mais, grâce aux réseaux sociaux, le succès de nouvelles icônes, comme Rihanna par exemple, et l’impulsion mêlée de créateurs locaux émergents, une autre proposition mode s’est installée dans notre pays : celle où l’immigration, le multiculturalisme et la diversité des corps sont reconnus. » explique Andréa Martinez, rédactrice en chef du magazine indépendant VisteLaCalle.
Les différentes vague d’immigration que nous avons connu ont contribué à reconnaître et intégrer cette mixité raciale dans une nouvelle forme de narration de la mode et de ses défilés.
Sources de ce changement de paradigme ? Instagram, Facebook et consorts, qui pour ce pays coincé entre les Andes et le Pacifique ont fait office de véritables fenêtres sur le monde, permettant à cette jeune garde de créateurs biberonnés à Internet de se nourrir d’un zeitgeist qui transcende les frontières.
« Grâce à ces nouveaux médias, les nouvelles générations de designers se sont chargées d’absorber des influences diverses provenant des 4 coins de la planète et de les intégrer à leur propres identité. Cette surexposition digitale leur a permis d’évoluer avec tout type d’opinions, de cultures, d’histoires différentes de la nôtre. » détaille Andréa Martinez. Mais pas seulement.
« Les différentes vague d’immigration que nous avons connues ont contribué à reconnaître et intégrer cette mixité raciale dans une nouvelle forme de narration de la mode et de ses défilés. La popularité actuelle des mannequins de couleurs, comme Sterline par exemple, illustre parfaitement ce mouvement qui vise finalement à s’extraire de cet idéal européen classique au profit de notre propre histoire, de notre propre culture. Toutes ces choses que la mode locale a longtemps nié reconnaître. » conclut la rédactrice-en-chef.
La diversité est politique, c’est une forme de contestation.
Elle nous raconte qu’un créateur chilien était allé récemment jusqu’à convoquer un casting 100% haïtien pour son défilé. Le but ? Manifester son soutien à cette communauté qui reste souvent victime de stigmatisation et de racisme systémique et de rappeler que la mode peut s’avérer un puissant outil d’intégration.
« La diversité est politique, c’est une forme de contestation. » rappelait à juste titre la critique américaine Robin Givhan dans le Chicago Tribune en 2017.
Histoire métissée et fierté culturelle
S’il se nourrit de curiosité intellectuelle 3.0 et d’immigration contemporaine dans des pays historiquement repliés comme le Chili, cet élan en faveur d’une diversité ethnique peut prendre par ailleurs racine dans un douloureux passé esclavagiste, dans des pays comme le Brésil et la Colombie.
« Ici, à Cartagena plus particulièrement, nous sommes la somme et le résultat de milliers de combinaisons de couleurs de peau, blanches, noires, indigènes. Un mélange de races et de cultures, un métissage qui a joué un rôle fondamental dans ce que nous sommes. Dans les hauteurs de la ville, vous trouverez par exemple le premier village d’esclaves africains libres de toute l’Amérique coloniale, reconnu patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco. Cela fait partie de notre histoire, de notre culture. » explique Maygel Coronel, fondatrice de la marque de swimwear éponyme et lauréate du dernier Latin America Fashion Summit.
Se revendiquant elle-même héritière de ce métissage, la créatrice s’applique à choisir des mannequins aux profils variés, que cela soit en terme de couleurs, d’âge ou de morphologie, la plupart n’étant même pas professionnelles. « Je veux que ma marque reflète cette réalité à laquelle j’appartiens, à travers laquelle je vis tous les jours. » poursuit-elle.
Nous avons une dette historique envers tous ces peuples qui n’ont été que trop peu rendus visibles, mis à la périphérie
« Depuis le début, je travaille avec des tissus qui me permettent de faire aucune différence de tailles. C’est mon quotidien de voir des femmes différentes, en commençant par ma mère, mes cousines, mes amies… C’était donc naturel pour moi de faire poser de « vraies » femmes. Je veux que mes clientes se sentent à l’aise et confiantes. » conclut-elle.
C’est aussi animé par ce désir de représentativité et ce souci de voir les racines de son pays représentées que le créateur mexicain Pompí Garcia, originaire de l’Oaxaca l’une des régions les plus vulnérables du pays, a créé sa propre agence de mannequins. Son objectif ? Représenter exclusivement des top models d’origine indigène.
« Ce sont des femmes et des hommes d’Oaxaca, du Chiapas, des guerriers ou du Tabasco. Le but est d’expliquer cette revendication, cette appropriation de nos peaux brunes, mais aussi rappeler tout ce que le sud du Mexique représente en termes de richesse culturelle, de métissage et de peuples d’ascendance africaine. » explique le quadragénaire lors d’une conférence en ligne organisée par la plateforme Draw Latin Fashion.
« Mais surtout je veux que les gens, dans la mode, comprennent qui ils sont, d’où ils viennent et qu’ils soient considérés comme des mannequins à part entière. Nous avons une dette historique envers tous ces peuples qui n’ont été que trop peu rendus visibles, mis à la périphérie. […] » conclut le designer.
Exotisation et diversité sélective
Car si les minorités ethniques semblent a priori mieux représentées ici que sur le Vieux Continent, elles n’en restent pas moins sujettes à toutes formes de storytelling modeux déplacés, oscillant entre la sexualisation « glam chic » à l’exotisation ethno-centrée, notamment au Mexique. « La manière dont on représente l’art textile ou les indigènes dans la mode est toujours sous l’angle de l’altérité, en mode « il faut les sauver », « il faut en profiter » ou « célébrons nos ancêtres ». Ce n’est jamais considéré véritablement comme quelque chose de normal. » dénonce Oscar Che, photographe de mode mexicain.
« Avec la mode, nous avons ce pouvoir de nous accepter, de définir le beau, le légitime et de permettre aux gens de se projeter, de rêver. Je veux que les gens puissent s’identifier à tel ou tel mannequin qui leur ressemble et du coup aspirer à une vie meilleure. » confie-t-il lors de cette même conférence.
Ces marques qui utilisent des mannequins à la peau foncée sont avant tout des marques qui appartiennent à des femmes blanches, très fortunées, privilégiées
Derrière la façade d’une mode fière de ses racines métisses, se cacheraient en réalité des antagonismes peu perceptibles à l’œil nu, comme nous le confirme Carolina*, une ancienne journaliste mode mexicaine ayant travaillé au sein de magazines reconnus. « Au-delà des lookbooks, ces marques qui utilisent des mannequins à la peau foncée sont avant tout des marques qui appartiennent à des femmes blanches, très fortunées, privilégiées. Même chose dans les magazine de mode dont les équipes de stylistes tombent généralement dans l’écueil d’une sorte de fétichisation. » nous explique-t-elle, faisant référence à une certaine caste journalistique qui paradent en tête des titres de groupe de presse internationaux.
« C’est bien de mettre en avant des mannequins de peau foncée, mais si tu regardes derrière l’objectif : le photographe est blanc, le directeur artistique est blanc. Je pense que les marques, les magazines et les studio de production devraient être plus inclusifs dans ce sens… » confirme Enrique Leyva co-fondateur de l’agence de mannequin Espina susmentionnée. Il rappelle d’ailleurs que ce manque de diversité dans les sphères décisionnelles de la mode latine contribue à maintenir certains tabous sur la manière dont sont traitées les populations originelles par l’industrie du prêt-à-porter, et la société dans son ensemble.
En effet, s’il est facile de constater sur Instagram que le petit microcosme mode latino n’a pas hésité à dégainer son carré noir #blacklivesmatter les jours suivant l’homicide de Georges Floyd, ces mêmes têtes couronnées de la mode latine sont généralement moins démonstratives quand il s’agit de poser le débat du racisme que subissent les afro-latinos et les descendants de peuple indigène dans leurs propres pays.
« Il n’y a clairement pas le même mouvement de soutien chez les personnalités de la mode quand quelqu’un de la communauté Mapuche se fait tuer par exemple. » ironise la chilienne Andrea Martínez, insinuant que les classes privilégiées locales s’emparent allègrement des questions de diversité nord-américaines pour mieux passer sous silence celles qui les concernent directement.
En vérité, nous sommes en pleine lutte contre ce système de classes, de racisme, de discrimination
« Certaines marques n’hésitent pas non plus à faire preuve de réappropriation culturelle sans se soucier de l’ascendance de ce qu’ils subtilisent et du préjudice qu’ils font subir. Et quand des designers s’aventurent à mettre en avant cet héritage textile, leur travail ne reste malheureusement que trop peu reconnu. » se désole-t-elle.
Même chose avec les mannequins d’ascendance indigène qui peinent à faire les couvertures des magazines de mode internationaux. Au Mexique, il faudra ainsi attendre 2020 pour qu’une mannequin professionnelle d’Oaxaca fasse la couverture de l’édition locale de Vogue, la top Karen Vega ayant été choisie à la suite de l’intense lobbying opéré par les fondateurs de l’agence Espina, deux ans après l’apparition de l’actrice Yalitza Aparicio en une de la même revue.
« C’est de la comm’ tout ça ! Du branding ! » nuance Carolina, la journaliste qui a préféré garder l’anonymat. « Peut-être qu’à l’étranger, on a l’impression que tout ça représente l’Amérique Latine mais ce n’est juste qu’une stratégie marketing qui vise à montrer ce à quoi devrait ressembler la mode locale. En vérité, nous sommes en pleine lutte contre ce système de classes, de racisme, de discrimination. » explique-t-elle, même si elle le concède : « Il y a du changement, mais ce n’est que le début. »
*le nom a été changé à la demande de la journaliste
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