Christian Louboutin : « Je sais tout des secrets des femmes »
Le chausseur des stars revient sur son parcours à l’occasion d’une exposition au musée de l’histoire de l’immigration, dans le quartier qui l’a vu grandir. Souvenirs d’un petit parisien qui a fait du chemin.
Christian Louboutin, c’est l’histoire d’un gosse de Paris qui en a sous la semelle. Gamin libre et rêveur, il fait de la ville et surtout de son quartier et surtout de ce musée massif et mystérieux, l’actuel Musée national de l’histoire de l’immigration, son univers onirique. Ce musée, c’est le point de départ de sa destinée de créateur. Aujourd’hui, ses murs abritent le théâtre de sa vie, une exposition très personnelle, dans une multitude de salles interactives où la mise en scène, qui lui plaît tant, est à l’honneur. « J’ai conçu cette exposition comme une célébration de mon travail à travers des artisans et des artistes avec qui je collabore ou que j’admire », dit-il. Ainsi, les très beaux vitraux de la Maison du vitrail racontent sa genèse de chausseur. Un palanquin, réalisé par la Orfebrería Villarreal de Séville, illustre l’artisanat du soulier. Un cabaret sculpté au Bhoutan évoque son goût immodéré pour les voyages… On y retrouve aussi le réalisateur et photographe David Lynch, l’artiste multimédia néozélandaise Lisa Reihana, le duo de designers anglais Whitaker Malem, la chorégraphe espagnole Blanca Li, le plasticien pakistanais Imran Qureshi, et bien d’autres encore. C’est évidemment une ode à l’escarpin, le modèle de ses rêves qu’il ne cesse de parfaire comme un fétichiste. Cet escarpin qui a fait de Christian Louboutin le chausseur des stars, une marque qui emploie aujourd’hui 2 000 personnes et compte 155 boutiques dans le monde. Une réussite éclatante, prétexte à cette exposition intimiste où l’homme aux semelles (rouges) de vent revient sur les pas de sa vie trépidante.
ELLE. Pourquoi une exposition sur votre travail et votre parcours au Musée de l’histoire de l’immigration ?
CHRISTIAN LOUBOUTIN. Quand ce musée a été évoqué pour l’exposition, cela a remué beaucoup de choses en moi car c’est un endroit particulier dans ma vie. C’est le lieu de ma jeunesse, j’étais un gosse du quartier, nous habitions tout près, avenue Daumesnil. J’y passais beaucoup de temps car, enfant, j’étais très populaire mais très solitaire. J’y allais pour voir l’aquarium tropical, au sous-sol, mais aussi les salles consacrées aux arts d’Afrique et d’Océanie. Lors de son ouverture, au début des années 1930, il s’appelait le musée des Colonies. Il y avait de grandes statues, des bijoux, des instruments de musique, des lances, des tissus, des trônes, des coiffes… Moi, le petit Parisien, je rêvais, j’étais un explorateur, j’étais Tintin dans « L’Oreille cassée ». C’était chouette car on n’y croisait personne. J’y construisais mon univers, j’y étais très heureux.
ELLE. À vous croire, ce musée aurait scellé votre destin…
CHRISTIAN LOUBOUTIN. C’est vrai ! Il y avait dans l’entrée une signalétique avec un escarpin de profil, qui indiquait qu’il était interdit de porter des talons. C’était visiblement le dessin d’un modèle des années 1950. Je ne connaissais pas cet objet, nous étions dans les années 1970, et la mode était alors au plat, aux bottes ou aux plateformes. Ma mère et mes sœurs ne portaient que ça. Cet objet m’intriguait et j’ai commencé à le dessiner de façon obsessionnelle. J’ajoutais des détails, des couleurs… Puis ce dessin est devenu une fiction quand j’ai découvert les souliers de Kim Novak dans « Vertigo ». Et il est devenu une réalité le jour où je les ai vus en vrai aux pieds d’une femme dans mon quartier. Je devais avoir 11 ans. Elle allait à la Foire du Trône, et je l’ai suivie. Elle est passée derrière une baraque, et, là, un homme m’a attrapé et m’a fichu un coup de pied aux fesses. J’ai compris plus tard que c’était une prostituée. Peu de temps après, mes amies de collège se sont fait renvoyer parce qu’elles étaient venues en cours en talon. Ma copine, Pauline Boyer, qui avait 12 ans, s’était présentée en classe avec de tout petits talons bobine que nous avions chinés aux puces. Virée ! Idem pour mon autre copine, Eva Ionesco. C’était quelque chose de scandaleux à l’époque. On disait de ces filles qu’elles avaient « mal évolué ». Moi-même, j’ai été exclu du lycée Élisa-Lemonnier parce que je passais mes journées à dessiner des escarpins sur les tables. On m’appelait Guy Degrenne ! Le modèle « Pigalle », l’un de mes grands classiques, un stilleto noir verni, est inspiré de ces années-là, sans aucun doute.
© Fournis par ELLE
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Christian Louboutin à 14 ans ©Documents personnels
ELLE. Quand prenez-vous conscience que cette marotte peut devenir votre métier ?
CHRISTIAN LOUBOUTIN. Le déclic, c’est lorsqu’on m’offre un livre sur Roger Vivier. À ce moment-là, je sors déjà beaucoup. Le soir, avec un copain, on resquille pour entrer aux Folies Bergère. La scène m’intéresse et je dessine toutes les chaussures des danseuses. Amusées, les filles prennent sous leur aile cet hurluberlu de 17 ans qui veut les chausser ! Je ne deviens pas chausseur mais garçon à tout faire. Et je comprends assez vite que mon avenir n’est pas là. Alors, j’ouvre le bottin à « maisons de couture » et je compose les numéros de la liste par ordre alphabétique. Balmain ne répond pas. On décroche chez Christian Dior. Je demande à parler à la directrice de la couture. On me la passe ! Elle m’invite à lui montrer mes croquis et m’oriente vers Charles Jourdan, qui travaille pour la maison. Quelques mois plus tard, je me retrouve en apprentissage à Romans. Changement radical ! Le premier jour, le directeur du studio lance devant tout le monde : « Ici, on en a rien à faire des Parisiens ! » Ça se passe assez mal. C’est un apprentissage très dur, mais formateur. Je suis modéliste et je veux que mes dessins existent en vrai. Mon initiation se termine lorsque je découvre un jour que tous mes prototypes de l’année ont été jetés au feu. Trop de jalousie et de racisme à cause de ma différence. Mais je me rends compte qu’il y a beaucoup de moi dans la collection Jourdan.
ELLE. Que vous ont apporté vos années Palace ?
CHRISTIAN LOUBOUTIN. Je viens d’un milieu populaire, où il y avait peu de distractions. Le fait de sortir le soir m’a constitué, inspiré. Au Palace, on était libres, il n’y avait pas de barrières sociales. On était un groupe, on disait d’ailleurs entre nous pour parler du Palace qu’on allait chez maman. C’était la matrice ! J’avais 13 ans, Eva, 11 ans, et je me souviens qu’elle apportait son book de photos avec elle, pour montrer qu’elle travaillait et qu’elle était grande ! C’était son ticket d’entrée. On a très vite été protégés par Fabrice Emaer, le propriétaire. On se créait des looks. Roland Barthes nous regardait et théorisait. Mais nous, on s’en foutait. On était là pour danser et on rentrait par le premier métro. D’ailleurs, le Palace m’a servi car j’y ai rencontré Roger Vivier à 16 ans, et il m’a engagé quelques années plus tard.
ELLE. Vous avez toujours été entouré de femmes…
CHRISTIAN LOUBOUTIN. J’ai été élevé par des femmes. Mon père était taiseux. Mon théâtre, c’étaient ma mère et mes trois sœurs. J’ai douze ans de différence avec la plus jeune, donc j’étais le chouchou, je vivais dans un harem et je n’étais pas considéré comme une figure masculine. Ça piaillait toute la journée, mes sœurs portaient des charlottes sur la tête, parlaient de leurs boy-friends, de leurs régimes, de leurs règles… Comme j’étais un petit garçon, elles ne faisaient pas attention à ce qu’elles disaient devant moi, je faisais partie du gynécée. Cela m’est resté, je sais tout des secrets des femmes, je suis très à l’aise avec elles, il n’y a pas de distance. Récemment, à New York, j’ai organisé un dîner avec une assistance très hétéroclite et l’ambiance était un peu coincée. J’étais à côté de Mary J. Blige. À un moment, elle me confie qu’elle a du mal à dormir mais qu’elle ne veut pas prendre de somnifères. Je lui conseille d’essayer la masturbation. Tout le monde a éclaté de rire et la soirée s’est terminée avec Mary chantant sur la table !
ELLE. Votre premier modèle signé Christian Louboutin ?
CHRISTIAN LOUBOUTIN. C’est un soulier qui fait partie de la collection Les Inséparables. Quand les deux pieds sont réunis, cela forme le mot Love. Je l’ai créé en pensant à Lady Di, elle semblait parfois tellement s’ennuyer lors des cérémonies officielles ! Je me suis dit que, si elle regardait ses chaussures et croisait les pieds, cela ferait Vélo et que ce petit message pourrait l’amuser.
© Fournis par ELLE
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Croquis du modèle « Love »
ELLE. Les femmes, qui ont porté de très hauts talons au début des années 2000, semblent redescendre sur terre. Comment expliquez-vous cette variation de hauteur ?
CHRISTIAN LOUBOUTIN. Je pense que cela est dû au goût pour les sneakers, des baskets de ville, des baskets de luxe. J’ai commencé à faire des sneakers quand j’ai dessiné pour l’homme. Elles étaient très ornées, avec des clous et des pierreries. Et je me suis rendu compte que les petites pointures étaient achetées par les femmes. Beaucoup. En réalité, ce genre de sneakers est un faux plat car les semelles sont assez épaisses. C’est juste la cambrure qui change. En revanche, la ballerine a disparu. Ce plat-là ne plaît plus.
ELLE. Malgré votre implantation internationale, vous n’avez jamais quitté le 1er arrondissement. Vous y avez vos bureaux, des boutiques, comme un mini-trust de quartier. Pourquoi ?
CHRISTIAN LOUBOUTIN. Lorsque j’ai quitté Roger Vivier, à 24 ans, j’avais réalisé mon rêve d’enfance, j’avais rencontré mon Picasso personnel. J’ai refermé le dossier. J’ai tenté d’être paysagiste, mais ça ne me satisfaisait pas. Je ne savais pas comment me renouveler. Un galeriste, Éric Philippe, m’a conseillé d’ouvrir une boutique. Avec mes deux vieux copains, Bruno et Henri, on a acheté un espace dans la galerie Véro-Dodat. Et c’est devenu mon écrin. Puis on s’est installés rue Jean-Jacques-Rousseau et dans des bureaux non loin. Pas question de tout réunir dans un grand immeuble avec des open space. Cela ne fonctionnerait pas. J’adore Paris, la vie de quartier et je crois à l’énergie des endroits. Être dans le même périmètre permet d’échanger facilement. J’encourage les gens à se voir plutôt qu’à s’envoyer des mails. C’est une communication sympathique. Je tiens à cette dimension humaine.
L’exposition « CHRISTIAN LOUBOUTIN. L’EXHIBITIONNISTE », du 26 février au 26 juillet, Musée national de l’histoire de l’immigration, Palais de la Porte Dorée, Paris-12e.
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