Carine Roitfeld, ou quand la mode ne "voit" pas les couleurs
Il y a quelques jours, j’écrivais un article sur la façon dont la résurgence du mouvement Black Lives Matter sur les réseaux sociaux, à la suite de la mort de George Floyd aux mains de la police, faisait ressortir le « diversity-washing » pour lequel la mode est de plus en plus souvent pointée du doigt.
Par « diversity-washing » il faut entendre : donner une plus grande visibilité aux personnes issues de la diversité (que ce soit dans les magazines, les concours de mode, les campagnes publicitaires ou les défilés)… Sans vraiment changer le système, ce qui permet au problème de perdurer.
Depuis quelques jours, de nombreuses personnalités de la mode et marques se voient ainsi épinglées sur les réseaux sociaux, à la suite de leur post en soutien du mouvement anti-raciste, par de nombreux internautes qui s’interrogent et les interrogent : que comptent-ils désormais faire concrètement pour changer, à leur échelle, ce système ? Ashley B. Chew, fondatrice du mouvement Black Models Matter, nous disait déjà qu’il est temps de : « faire passer la conversation « d’il faut nous inclure » à « il faut nous respecter » ». Une conversation que Carine Roitfeld a fait resurgir malgré elle.
Aveugles à la couleur
« Anok n’est pas une femme noire, c’est mon amie et elle me manque », écrivait en anglais ce 3 juin Carine Roitfeld, en légende d’un post photo la montrant posant avec la mannequin Anok Yai, originaire du Soudan du Sud.
Rapidement, cette phrase qu’elle estimait comme un soutien à son amie et à la cause anti-raciste a fait le tour du web, la poussant à supprimer son message, le remplaçant par un carré noir, voulu comme un symbole ces derniers jours sur les réseaux sociaux de ce combat. En commentaires, nombreux sont ceux à s’insurger de la « color-blindness » de la styliste, soit l’idée de ne pas « voir » les couleurs.
Si le terme « color-blind » est anglais, la pratique existe aussi en France et correspond beaucoup la vision fantasmée de société universaliste. L’idée est alléchante, il va sans dire, sauf qu’elle est trop souvent utilisée pour faire taire les principaux intéressés, celles et ceux qui subissent et veulent discuter les injustices raciales.
Cette capacité à ne pas voir les couleurs, à ne pas leur donner de l’importance, est notamment la raison qui a officiellement été invoquée dans la mode -mais également dans d’autres industries, notamment le cinéma– pour expliquer son manque de diversité. « On ne choisit pas les gens en fonction de leur couleur de peau, mais selon leur talent ». Ainsi dans le milieu de la mode, ce talent s’exprimerait surtout dans le mannequinat, à raison d’un mannequin phare par décennie.
Bien entendu, les choses évoluent. En créant ses diversity boards, autrement dit des pôles au sein de l’entreprise dont le but est de garantir la diversité et l’inclusion, la mode, en prise avec sa problématique, souhaite permettre à des personnes noires et racisées d’accéder à des postes clés au sein de l’entreprise, et non plus en tant que simples vitrines.
Malgré tout, lire « Anok n’est pas une femme noire, c’est mon amie », un 3 juin 2020, après l’embrassement qu’a déclenché le meurtre de George Floyd aux Etats-Unis, écrit par une personnalité aussi en vue que Carine Roitfeld, rapelle que le chemin est encore long. On pourrait également parler de ces quelques magazines ou publicités qui continuent encore à cantonner la mode africaine à une « tendance » et à publier des blackface sans comprendre où est le problème.
Écrire « Anok n’est pas une femme noire, c’est mon amie », c’est quelque part admettre, paradoxalement, que pour accepter la diversité ethnique, il faut que la couleur reste d’apparence. Ce que retranscrit très bien le slogan militant : « Ils veulent la culture, mais pas la lutte qui l’accompagne ».
Du silence imposé aux voix noires
Hier je disais à une personne sur les réseaux sociaux qu’au moins, Carine Roitfeld – ou la personne qui tient son compte – prenait le temps de répondre à tous les commentaires, même les plus désobligeants, là ou d’autres (personnalités ou marques) ne se gênent pas pour supprimer ou bloquer ceux qui ne vont pas dans leur sens, dont des personnes noires. Si au début, l’excuse de son « broken-english » a été invoquée, rapidement elle a semblé comprendre ce que beaucoup estime être une simple maladresse.
Ce jeudi 4 juin, un nouveau post a pris place aux côté du « carré noir » en honneur au #blackouttuesday lancé par l’industrie musicale. « Je tiens à m’excuser sincèrement pour mes commentaires précédents qui ont été publiés sur les réseaux sociaux. Mon intention était d’exprimer mon amour et mon soutien à ma chère amie, Anok Yai – et non d’avoir l’air sourde face à ce qu’il se passait. Je me rends compte que j’ai causé encore plus de douleur et de mal à la communauté que je cherchais à soutenir. J’apprends de cette expérience et continuerai à utiliser ma plateforme et ma voix pour créer des opportunités de changement. « , commence a écrire Carine Roitfeld.
Plus loin : « Je jure de continuer à concentrer mes efforts et à résister à ces injustices pour soutenir et créer davantage d’opportunités qui amplifient la communauté noire et leurs voix dans la lutte contre le racisme systémique. Sachez que j’ai lu tous vos commentaires et que je vous entends. J’ai fait une grave erreur et je demande à ne pas être jugé par mes paroles, mais par mes actions présentes et à venir ».
De son côté, Anok Yai n’a pas pris la parole. Trois jours auparavant, elle publiait sur Twitter un thread poignant relatant son expérience des violences policières et systémique à Manchester. Elle y raconte comment son frère, blessé par balle, n’a pas été soigné correctement par la police, à l’hôpital ou en prison. Un message qu’il aurait sans doute été beaucoup plus important de relayer pour marquer son soutien et montrer la forme pernicieuse que peut prendre le racisme dans nos sociétés occidentales.
Bien sûr, beaucoup diront qu’il s’agit « simplement » d’une maladresse et que Carine Roitfled n’est pas raciste. Le sujet n’est pas là. Cette histoire n’est que la pointe émergée d’un iceberg.
Un iceberg de faux combat. Dans l’industrie de la mode, comme dans la société, il paraît plus important d’être perçu comme non-raciste que d’être activement anti-raciste et donc d »écouter les voix diverses, de les mettre en avant sans se les approprier et donc les réduire au silence, de s’éduquer. Avoir « un.e ami.e noir.e », n’est pas une excuse pour s’absoudre de sa responsabilité.
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