Violences conjugales : l’impact sous-estimé du psychotraumatisme sur la santé des femmes

Dans les locaux de l’association Women Safe à Saint-Germain-en-Laye (78), Sarah* ne passe pas par quatre chemins pour résumer son quotidien ces quinze dernières années. « Ça me gonfle », lâche-t-elle, à moitié rieuse. Poignets, genoux, mains… Cette mère de famille de 46 ans s’est littéralement mise à gonfler sans comprendre d’où venait son mal.

Après une batterie de tests sans résultat, la réponse est devenue évidente le jour où elle a remarqué que son état s’est amélioré lors de sa séparation avec son époux.

En procédure de divorce depuis 2019, Sarah s’est mariée avec « un grand blond aux yeux bleus et premier de la classe » en 2007. Sous ses airs de gendre idéal se cache en réalité un homme violent psychologiquement, raconte-t-elle. Accusations de maltraitance sur leurs trois enfants, responsabilité dans le suicide de sa belle-mère, ou encore déferlement de violence contre les portes, l’ingénieure dit avoir vécu avec une pression constante. « Mais jamais il ne m’a touchée, il était trop malin pour ça. Il me l’a même dit », se remémore-t-elle.

Les stigmates de la violence sur le corps et l’esprit

L’ex-époux d’Oreneta* avait la même stratégie. Mariée pendant trente ans, cette scientifique de 51 ans a mis du temps à comprendre l’emprise que son compagnon exerçait sur elle. Après l’avoir poussée à arrêter ses études, il l’a peu à peu éloignée de ses proches. Quand elle décide de reprendre une vie professionnelle, la situation se cristallise et son quotidien se mue en enfer. 

Crises de nerfs, violence verbale, viols conjugaux et agressions sexuelles – notamment au début de la pandémie de Covid-19 : Oreneta souffre mentalement, et son corps révèle les stigmates de cette violence. Elle enchaîne les mycoses à répétition, éprouve de fortes douleurs pelviennes et doit faire face à de l’endométriose.

Face aux violences, la victime a une forte réaction émotionnelle et se retrouve dans un état de sidération.

Tout rentre progressivement dans l’ordre quand elle demande le divorce en avril 2021. « J’ai pris la décision en quelques secondes alors que je savais que je devais la prendre depuis une dizaine d’années », raconte lentement Oreneta.

Comme Sarah, assise à côté d’elle, elle a pris conscience des effets que les violences répétées de son conjoint ont eu sur son corps et son esprit.

Le sujet est bien connu d’Annie Ferrand, psychologue spécialisée dans les traumatismes, qui cite un florilège de signes cliniques possibles : « Perte de poids, insomnies, migraines, sentiment d’oppression, boule dans la gorge, cystites à répétition, douleurs à la pénétration… »

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De la sidération à la dépersonnalisation

Ces réactions relèvent de la psychosomatisation, un trouble sur lequel travaille depuis longtemps Muriel Salmona. « Face aux violences, la victime a une forte réaction émotionnelle et se retrouve dans un état de sidération. Pour survivre, son cerveau sécrète de la cortisol et de l’adrénaline, les hormones du stress », explique la psychiatre spécialisée en psychotraumatologie. 

Si la personne reste confrontée à l’agresseur, l’organe reste en état d’alerte et enclenche un mécanisme de dissociation pour survivre au stress extrême.

« Le cerveau est alors rempli de neurotoxines. Si la personne reste confrontée à l’agresseur, l’organe reste en état d’alerte et enclenche un mécanisme de dissociation pour survivre au stress extrêmeRésultat, les capacités de réaction de la victime sont diminuées et elle n’est plus capable de se défendre ou de partir, ni même d’évaluer le niveau de violence dans lequel elle vit », conclut la présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie.

En clair, ces personnes témoignent d’un trouble de dépersonnalisation, qui leur donne le sentiment d’être détachées de leur propre corps, voire spectatrices de ce qui leur arrive. Elles tendent ainsi à minimiser les faits ou à les occulter. 

Comprendre l’origine de la souffrance pour enfin se soigner

Mais le corps n’oublie pas ce qu’il subit et, comme toute personne victime d’abus, les femmes vivant des violences conjugales créent une mémoire traumatique.

Les pires moments surgissent comme des flashbacks et ont des effets à long terme sur le corps. « Le stress extrême va générer des troubles endocriniens importants au niveau de la thyroïde, des ovaires ou encore des règles. Il peut aussi provoquer des troubles cardio-vasculaires, de l’hypertension artérielle, des troubles immunitaires et favoriser les maladies auto-immunes », débite Muriel Salmona.

Une palette de maux que les victimes ne parviennent pas toujours à relier aux violences subies au quotidien. 

Il est d’autant plus urgent pour elles de comprendre l’origine de leur souffrance car elles ne réalisent pas à quel point elles somatisent.

Le stress extrême va générer des troubles endocriniens importants au niveau de la thyroïde, des ovaires ou encore des règles.

Oreneta a compris il y a seulement un an qu’elle était victime de violences conjugales. C’est grâce au parcours de reconstruction qu’elle a suivi chez Women Safe qu’elle a pu mettre des mots sur les mécanismes psychiques qui se sont produits en elle. Après quatre zonas, des tendinites, maux de tête, crises d’angoisse, dépressions et malaises vagaux, cette mère de famille a appris qu’elle a mis en place une « stratégie d’hypervigilance » et qu’elle a dissocié.

À maintes reprises, comme Sarah, elle a rencontré des médecins qui n’avaient pas fait le lien avec les violences qu’elle vivait auprès de son époux.

Ce constat n’est en rien étonnant pour Muriel Salmona : l’experte estime à 80% le nombre de victimes assurant que les spécialistes de santé n’ont pas détecté qu’elles subissent des violences conjugales. Comme Annie Ferrand, la psychiatre s’indigne de ne pas voir médecins et spécialistes être formés en psychotraumatisme « alors que 60% des cas en consultation y correspondent » . 

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La France en retard sur la prise en charge des victimes de violence

Aujourd’hui, Sarah et Oreneta l’assurent : elles vont mieux. En instance de divorce, la première s’est tournée vers les médecines alternatives dont le massage psychocorporel, tandis que la seconde est suivie par une psychologue et une sophrologue. Si ces deux femmes ont obtenu des réponses et ont pu retrouver une certaine sérénité, qu’en est-il de toutes celles qui n’ont pas encore pris conscience de leur état de santé ?

En France, Muriel Salmona juge la situation catastrophique. « La convention d’Istanbul demande qu’il y ait un centre de prise en charge des violences sexistes et sexuelles, dont les violences conjugales, pour 200 000 habitants », commence la psychiatre. « On devrait en avoir 200 et nous n’en avons que dix qui ne sont pas spécifiques aux violences conjugales mais aux psychotraumatismes, notamment pour les attentats ».

Ces soins sont d’autant plus importants que les dommages physiques et psychiques sont réparables. Mais, sans engagement de l’État, l’experte, lasse de « crier dans le désert », entend alerter les instances judiciaires internationales des manquements de la France.

À ce stade, elle évoque « l’urgence absolue »

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