Travailler 4 jours en étant payé 5, c'est possible
En Islande, des tests à grande échelle de la semaine de 4 jours présentent des résultats prometteurs. En France, certaines entreprises ont déjà pris le virage depuis plusieurs années. À les croire, tout est question d’organisation avec, à la clé, des performances à la hausse et des employés plus heureux.
Travailler moins, gagner autant, produire plus. L’équation fait rêver au moins autant qu’elle semble insoluble. L’Islande semble pourtant en passe de relever le pari.
De 2015 à 2019, 2500 islandais sont passés de 40 à environ 35 heures, sur quatre jours, sans réduction de salaire. Bilan : «un succès retentissant», d’après deux think tanks britannique et islandais, avec une réduction du stress, un meilleur équilibre vie pro – vie perso et une productivité constante, voire en augmentation. Des résultats prometteurs qui provoquent le débat dans d’autrs pays, comme en Espagne, qui a ouvert la voie à des tests similaires en mars dernier.
En France aussi, certaines entreprises se sont lancés le défi, comme le portail de recherche d’emploi et d’informations sur le travail Welcome to the Jungle. «On s’intéresse à l’équilibre vie pro – vie perso, mais on estimait que les RTT et les congés payés n’étaient pas une solution suffisante», explique Jérémy Clédat, son fondateur. Pour lui, la vraie question, c’est celle du rythme de travail. En juin 2019, les 100 salariés de l’entreprise ont donc vu leur temps de travail réduit pour un test de 6 mois. «On ne passe pas au 4/5e mais au 4/4e. On estime que c’est ce qui doit être le rythme normal, donc il était clair dès le départ qu’on ne touchait pas aux salaires», précise le chef d’entreprise. Avant de parvenir à cette décision, la direction de Welcome to the Jungle a fait appel à un cabinet de conseil, un neuroscientifique, un data scientist et une spécialiste des rythmes de travail, tous chargés de mesurer précisément l’impact de la semaine de 4 jours.
Qui, selon leurs conclusions… est dans un premier temps négatif. «Un mois après le début du test, on a constaté une baisse de performance globale de 20%. On a travaillé pour résoudre ça et, six mois plus tard, on était au-dessus de notre niveau quand on travaillait 5 jours.» Pari réussi : une charte, signée par les représentants du personnel, entérine ce nouveau rythme de travail. Qui ne repose que sur une organisation efficace, à en croire Jérémy Clédat.
Hiérarchiser les projets et organiser son temps
«Il y a deux grands axes pour que ça fonctionne, explique Jérémy Clédat : mieux gérer son temps, en éliminant les réunions inutiles, par exemple, et prioriser les projets pour faire des choix vraiment profitables à l’entreprise.» Les équipes de Love Radius, une société de vente de porte-bébés dont les bureaux se trouvent à Toulon et Paris, adopte la même stratégie chaque année de mai à septembre. «Lancer un recrutement, ajouter une traduction sur le site ou mettre à jour des présentations de produits… Toutes ces petites choses, qui ne sont pas urgentes, sont repoussées à septembre», explique Olivier Sâles, le cofondateur de l’entreprise. Place aux priorités donc… et à la concentration. Car assumer la même charge de travail avec une journée en moins demande un peu de rigueur. «Les journées sont plus intenses, les gens ne sont pas là pour multiplier les pauses cigarette ou le small talk avec leurs collègues. Chacun se concentre et avance le plus efficacement possible.» Sans risque de surcharge, assure Olivier Sâles : il ne s’agit pas de travailler plus, mais plus intelligemment. «La clé, c’est que chacun ait la volonté de chercher les actions inutiles, qui nous font perdre du temps. Mais compresser son travail ne veut pas dire être sous pression. On peut travailler mieux sans être plus fatigué.»
Dans ce système, faut-il faire des heures supplémentaires, le matin ou le soir, pour tenir le rythme? «Pour les métiers en échange permanent avec l’extérieur, comme les équipes commerciales, avoir 20% de temps en moins a un certain impact, admet Jérémy Clédat, de Welcome to the Jungle. On n’a vu personne allonger ses heures de travail, mais certains ont réduit leurs pauses. Je ne pense pas que ce soit gênant.» D’où l’importance de former les équipes à l’efficacité professionnelle et à une gestion autonome de leur temps.
Plus d’autonomie, plus de bien-être
Un outil d’émancipation pour les femmes ?
Il y a 20 ans, le passage aux 35 heures a démultiplié le temps libre des salariés, mais hommes et femmes n’en jouissent pas de la même façon. C’est la conclusion d’une étude de l’Institut national des études démographiques (Ined) parue en janvier 2020. «Les jours de semaine, ils (les hommes, NDLR) passent plus de temps à des tâches telles que le bricolage et le jardinage, les démarches administratives et la garde d’enfants «récréative», libérant du temps sur leur week-end où ils y consacrent en revanche moins de temps», écrivent les auteurs de l’étude. Les femmes, elles, assument l’essentiel des tâches courantes et répétitives – s’occuper des enfants, cuisiner, faire le ménage… – la semaine comme le week-end. Malgré tout, les hommes consacrent en moyenne 12 minutes de plus par jour aux tâches domestiques que lorsqu’ils travaillaient 39 heures. Une augmentation significative, estiment les chercheuses de l’Ined. Qui pourrait peut-être se poursuivre si le temps de travail diminuait davantage.
Pour le bien-être psychique de tous, explique Jérémy Clédat : «L’un des sujets les plus intéressants identifiés par le neuroscientifique qui nous a accompagnés, c’est que la semaine de 4 jours rend chacun maître de son agenda et que cela a un impact direct sur l’estime de soi.» Un troisième jour de congé pousse chacun à hiérarchiser, à faire des choix en conscience et à utiliser son temps au mieux. Mais le management a un rôle à jouer pour éviter la surchauffe. «Au lieu de viser un objectif sans deadline claire, on le décompose en petites tâches intermédiaires, définies avec le salarié, et dont on peut suivre l’avancée sur une semaine», explique Olivier Sâles. Une vision pragmatique et à court terme qui évite de se perdre dans un amas de tâches toutes aussi urgentes les unes que les autres.
«Pour certaines professions, travailler 4 jours est aussi un moyen de lutter contre la pénibilité», souligne Susana Mendes, secrétaire générale d’Yprema. Cette société de recyclage de matériaux de construction, 100 salariés aujourd’hui, a adopté la semaine de 4 jours dès 1997 pour la quasi-totalité de ses métiers. À commencer par les équipes de production, qui exercent le travail le plus pénible physiquement. «Elles sont passées de 8h à 8h45 de travail quotidien, et les pauses ont été conservées. De cette façon, les salariés ont presque autant de temps de repos que de travail et s’épargnent le déplacement une fois par semaine», explique Susana Mendes. Du temps précieux pour s’occuper des tâches domestiques… et vraiment profiter de ses week-ends.
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Confiance mutuelle
Chez Welcome to the Jungle, le week-end commence le jeudi soir pour 76 salariés sur 100 : leurs collègues ont préféré s’absenter le mercredi. Si la plupart déconnecte pour de bon, un tiers des salariés continue de travailler pendant leur journée de repos, ne serait-ce qu’une heure ou deux, pour répondre à leurs emails, explique Jérémy Clédat. «Notre organisation est flexible : si vous ne voulez pas travailler une seule minute sur votre journée de congé, l’entreprise doit le permettre. Mais si vous voulez vous avancer un peu ou boucler un dossier, libre à vous de le faire.» Pour le chef d’entreprise, qui accepte par ailleurs le télétravail complet, une semaine de 4 jours ne répond pas seulement au besoin de temps libre : elle replace aussi la confiance mutuelle au cœur du rapport employeur-employé. Le premier s’engage à aménager la charge de travail et à fixer des objectifs raisonnables, le second, à faire le nécessaire pour les remplir.
«Si on a pu passer à 4 jours, c’est parce que nos salariés étaient engagés pour offrir un service de qualité», abonde Olivier Sâles, de Love Radius. Et l’équipe du SAV peut fonctionner le vendredi matin et avoir accès aux mails sans que cela soit vécu comme une intrusion. En l’occurrence, les salariés du fabriquant de porte-bébés ont signé un avenant qui les dispense de présence le vendredi : ils ne sont donc pas exactement en congé, et sont couverts en cas d’accident du travail. Un système flexible où chacun s’adapte en permanence, qui repose tout entier sur la confiance de l’employeur en ses salariés. «Nous sommes 20 salariés, tout le monde se connaît et cela facilite les choses, admet Olivier Sâles. Je ne sais pas si ce serait aussi facile dans un grand groupe.»
Initialement publié le 13 février 2020, cet article a fait l’objet d’une mise à jour.
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