Travail : la fin de l’ambition ?

« Adolescente, je rêvais d’être Sigourney Weaver dans Working girl, se remémore Caroline, 43 ans. J’aimais son côté masculin, sa force, son égoïsme. Elle était loin de mes valeurs, mais c’est ce qui m’attirait. Elle correspondait à l’idéal que l’on nous vendait à l’époque. » Caroline est devenue cadre supérieur dans le secteur du parfum, dirige une équipe et gagne bien sa vie, mais elle repense souvent au personnage du film culte1 des années 1980, archétype de l’ambitieuse New-Yorkaise prête à tout pour réussir. « N’est-ce pas encore ce type de femme qui arrive en haut ? s’interroge-t-elle, un brin amère. J’aime mon job, c’est tout ce qu’il y a autour qui ne me va pas : les gens avec qui il faut composer, les mauvaises décisions managériales, les dysfonctionnements… Je veux bien quitter la course, mais pour faire quoi ? »

À 33 ans, Oriane est « sortie du game » depuis un moment. Après une école de commerce et plusieurs postes dans de grands groupes « rutilants », elle est devenue directrice artistique free-lance il y a sept ans. « J’ai vite compris que grandir dans ce type d’entreprise ne me comblerait pas humainement. Le masque social me pesait, j’avais l’impression de contribuer au vaste vide du monde. »

Sortir du moule

Caroline et Oriane ne sont pas les seules à remettre en question la course à la performance et les manœuvres politiques. Céline Alix trouve la culture d’entreprise ambiante si pesamment masculine qu’elle a écrit un livre, Merci mais non merci. Comment les femmes redessinent la réussite sociale2, pour exprimer son rejet d’un monde du travail « enfermé dans un moule unique, des codes et des pratiques professionnels périmés et qui a grand besoin d’un nouveau modèle de réussite codé au féminin ». Elle-même ancienne avocate, elle a raccroché la robe pour monter sa structure de traduction juridique et travailler à son rythme, selon ses convictions éthiques. Une décision que Laëtitia Vitaud, auteure3 et conférencière sur le futur du travail, comprend aisément.

« Les codes masculins du monde de l’entreprise n’ont guère été remis en question depuis leur création, analyse-t-elle. À cela s’ajoute un surinvestissement de la maternité dans notre société. Prises en étau entre présentéisme et injonctions familiales, les femmes rejettent un contrat de travail qui ne leur convient plus, le point de rupture ayant été atteint avec les préoccupations environnementales : “À quoi bon tous ces efforts si, in fine, mon activité détruit la planète ?” s’interrogent-elles. »

En 2018 déjà, et sans distinction de genre, Nicolas Bouzou et Julia de Funès s’attaquaient à « l’absurdie » du management contemporain dans La comédie (in) humaine4 et militaient pour « un retour en force de l’autonomie, de la franchise et du sens », loin des reportings sans fin et des réunions à rallonge

La fin du modèle unique de réussite

Heureusement la multiplication des façons de travailler rebat les cartes ces derniers temps. « En 1988, à l’époque de Working girl, il n’y avait pas d’alternative, pointe Laëtitia Vitaud. Créer son entreprise demandait des capitaux. Désormais, d’autres modèles sont possibles. En 2021, Sigourney Weaver s’y serait prise autrement pour réussir. »

La pandémie a accentué cette flexibilité avec la généralisation du télétravail. Aux États-Unis, on parle même de Yolo Economy, acronyme de « You only live once » (« on ne vit qu’une fois »), carpe diem revendiqué par une partie de la jeune génération qui, lassée d’enchaîner les réunions Zoom, développe en parallèle l’activité dont elle rêve ou quitte son emploi pour créer son entreprise.

Ce n’est plus parce qu’on n’est pas PDG qu’on n’a pas réussi. Or plus on aura de role models, plus il sera facile de trouver le sien.

En France, « le phénomène est plus souterrain mais salarié·es et entreprises sont en train de négocier leurs nouvelles conditions de travail, estime Laëtitia Vitaud. Leurs façons de réagir au bouleversement du télétravail vont être déterminantes dans les prochaines années ». Portées par la quête d’efficacité et le besoin de maîtriser son temps, ces réactions posent des questions majeures. Comment travailler ensemble ? À quelle distance ? Avec quelle souplesse ? « Le changement va être massif et poser des problèmes de recrutement », avertit l’experte.

L’époque est à la fin du modèle unique de réussite. « Ce n’est plus parce qu’on n’est pas PDG qu’on n’a pas réussi, remarque Céline Alix. Or plus on aura de role models, plus il sera facile de trouver le sien ». Ce qui peut prendre du temps.

Prendre un nouveau départ

Fatima-Ezzahra, 35 ans, a gravi les échelons au sein d’une banque commerciale jusqu’à devenir directrice d’agence. « La seule chose qui m’intéressait dans la vie était d’être la première », se remémore-t-elle. Un jour, un pépin de santé fissure son ambition : « Je venais de perdre ma mère, je me suis demandé pourquoi je m’acharnais à travailler cinquante heures par semaine. J’avais débuté comme conseillère financière à Belleville dans une optique sociale, mais j’étais devenue gestionnaire en patrimoine. Je plaçais de l’argent dans des entreprises qui heurtaient mes convictions, j’avais l’impression de contribuer à nourrir le chaos ».

Elle négocie une rupture conventionnelle, part sillonner le monde sac au dos et revient avec l’idée de s’expatrier à Montréal. Le Covid bouleverse ses plans : « Je me suis retrouvée face à moi-même. J’ai compris que j’avais besoin de donner. » Elle se reconvertit dans l’action sociale envers les personnes handicapées. « J’ai de grosses journées, mais je ne rentre plus épuisée car il n’y a plus d’écart entre ce que je suis et ce que je fais », se félicite-t-elle.

Il n’est pas toujours nécessaire de quitter son poste pour assouvir ces envies. Céline Orjubin, cofondatrice et PDG de la start-up My Little Paris, a créé Traverses5, une école de créativité en ligne, dans le but de faciliter l’exploration de soi. « Le changement fondamental, c’est de prendre du temps pour nourrir son désir, avance-t-elle. Aujourd’hui, l’ambition dépasse le champ du job actuel. Chacun redéfinit à sa manière les contours de sa vie professionnelle, que ce soit en partant habiter en province, en passant aux 4/5e pour mener à bien un projet ou pour suivre des cours qui élargiront ses horizons ».

S’écouter devient le maître-mot. Difficile pourtant de savoir ce que l’on veut dans une société qui se complexifie. « Ça nécessite d’imaginer sa propre vie », concède Céline Alix. Pour cela, « notre seule boussole, c’est la joie », poursuit Céline Orjubin. Lors du dernier confinement, Caroline a entrevu une autre voie : « Je me suis vue devenir marchande de fruits et légumes en Normandie, dans le village de mes parents. Cette image m’a apaisée. Je me suis dit que mon bonheur était peut-être là. » Pour le moment, Caroline ne s’autorise pas à aller plus loin. « Et si cette vie était une fuite ? Je ne voudrais pas m’engager avec un sentiment d’abandon de ma vie d’avant ».

L’ambition de se connaître vraiment

Apprendre à se connaître devient une démarche active. On peut s’aider d’un coach, dont l’offre et la demande explosent, mais Internet regorge aussi d’outils de développement personnel : « Les réseaux sociaux, Instagram et les podcasts m’ont ouvert un champ des possibles hallucinant », témoigne Fatima-Ezzahra.

On peut également compter sur la sororité. Le temps où Melanie Griffith lançait : « Ôte ton pétard osseux de mon soleil » à sa rivale Sigourney Weaver est révolu. « Working Girl, c’est du cinéma, sourit Marine Griot, coach carrière6. Si Caroline hésite à lâcher son poste, je l’inviterai à aller parler à de vraies top décideuses ou à des personnes reconverties dans le domaine qui l’intéresse. Elles lui raconteront les freins rencontrés. »

Dans une société ultra-connectée, l’entraide se développe de manière informelle. « Avec mes copines, nous sommes tout le temps en train de nous recommander des gens, souligne Oriane. Dernièrement, j’ai été invitée dans un Discord (plateforme de discussion en ligne, ndlr) féministe de cinq cents personnes. Plusieurs projets sont nés sous mes yeux. On vit la meilleure époque », se réjouit-elle. La réinvention se fait ensemble, pas à pas. « En tant que dirigeante, j’ai le sentiment d’avancer sur un pont que je suis en même temps en train de construire, confie Céline Orjubin. J’y vois un rôle politique : plus on sera nombreuses à le faire, plus ça changera le collectif ».

L’argent n’est plus un but en soi

Cet empowerment passe par une évolution du rapport à l’argent. Face aux différences de rémunération entre hommes et femmes, Laëtitia Vitaud juge crucial de lever ce qui reste un tabou : « Il s’agit de se renseigner sur les salaires, les tarifs journaliers et la négociation, d’apprendre à demander, à gérer un budget, une épargne, à préparer sa retraite, énumère-t-elle. Je suis sûre qu’il est possible de travailler dans de très bonnes conditions, de faire ce que l’on aime et de facturer cher. »

Les femmes sont en train d’apprendre collectivement à se faire rémunérer à leur juste valeur, mais l’argent n’est plus un but en soi : elles sont prêtes à gagner moins si cela leur permet de profiter davantage de la vie qu’elles ont choisie. « J’ai eu beaucoup de mal à renoncer à l’aspect financier, reconnaît Fatima-Ezzahra. Le fossé entre mon salaire d’aujourd’hui et celui d’hier est énorme, mais je n’ai jamais été aussi épanouie, donc il n’y a pas photo. »

Si Caroline ne se voit pas renoncer à son style de vie parisien, gagner moins en vivant dans un petit village au bord de la mer lui semble envisageable. « Mais peut-être qu’au fond, je ne veux pas évoluer, tempère-t-elle. Peut-être que j’aimerais juste rester travailler au même poste sans que cela soit perçu comme un échec. » Après la paye, la paix comme ambition ?

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1. De Mike Nichols (1988), avec aussi Melanie Griffith, Harrison Ford, Alec Baldwin. 2. Éd. Payot. 3. Du labeur à l’ouvrage, éd. Calmann-Lévy. 4. Éd. de L’Observatoire. 5. traverses-ecole-creativite.com 6. lundisoleil.com 125

Article publié dans le magazine Marie Claire n° 829 – octobre 2021

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