« "The Last of Us 2" divisera, mais c’est le jeu que nous voulions faire »
- The Last of Us Part II est la suite très attendue d’un jeu de 2013 sur PS3, petite révolution narrative et émotionnelle à l’époque.
- Le jeu sort dans un contexte compliqué pour le studio Naughty Dog, avec une affaire de « leaks » et une polémique autour de la culture du « crunch ».
- 20 Minutes s’est entretenu longuement avec la tête pensante du projet, Neil Druckmann.
Si Animal Crossing était
le jeu du confinement, The Last of Us Part II sera le jeu du déconfinement – et peut-être de l’année. En effet, quoi de mieux, une fois la liberté retrouvée, que de se plonger dans un monde de pandémie, à échapper aux infectés, ou pire, aux hommes ? Ambiance. Prévu pour le 19 juin sur PlayStation 4, le nouveau jeu du studio Naughty Dog (Crash Bandicoot,
Uncharted) est aussi et surtout la suite tant attendue d’un chef-d’œuvre du jeu vidéo en général, et du jeu d’aventure en particulier,
une petite révolution narrative et émotionnelle à l’époque.
Sept ans déjà, et presque autant dans le jeu qui voit nos héros, Joel et Ellie, couler des jours paisibles au sein d’une communauté de survivants, dans le comté de Jackson. Mais un événement tragique pousse Ellie à partir, et à assouvir sa vengeance. Alors que la sortie de The Last of Us Part II est imminente, et bousculée par une affaire de fuites et une polémique sur
la culture du crunch, 20 Minutes s’est entretenu – en exclusivité – avec Neil Druckmann, directeur créatif du jeu et vice-président de Naughty Dog.
Pourquoi six longues années d’attente et finalement un seul jeu The Last of Us par génération de console, contre deux ou trois Uncharted par exemple ?
Cela prend parfois du temps de raconter une histoire complexe et passionnante. Nous avions le concept de The Last of Us Part II dès le premier jeu terminé. The Last of Us traitait de l’amour des parents pour leurs enfants, un amour inconditionnel, et nous explorions jusqu’où nous sommes prêts à aller pour cet amour, jusqu’où Joel était prêt à aller pour Ellie. Or, cette histoire a un revers : jusqu’où sommes-nous prêts à aller quand quelqu’un fait du mal à la personne aimée, jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour traîner les responsables devant la justice ? Ce sont deux explorations de l’amour, selon deux perspectives différentes.
The Last of Us Part II est l’histoire la plus ambitieuse que Naughty Dog ait essayé de raconter, nous y avons longtemps réfléchi. Nous avons même fait un « petit » jeu appelé Uncharted 4 en parallèle, puis quand la dernière aventure de Nathan Drake était bouclée, une partie du studio a bossé sur Uncharted : The Lost Legacy, et l’autre sur The Last of Us Part II. Après quoi, tout le monde a été rapatrié sur The Last of Us.
The Last of Us dépeint un monde « pandémique », or nous vivons actuellement dans un tel monde, toutes proportions gardées bien sûr. Qu’en pensez-vous ?
Je ne fais pas autant le lien entre les deux que les gens pourraient le penser. The Last of Us s’inspire du monde réel, de conflits réels, surtout le deuxième épisode, qui reprend les idées de tribalisme, de trauma, de cycle de la violence, d’obsession de la justice, et comment elles te meuvent en tant que personne, comment elles t’affectent toi et ton entourage. Ces sujets sont universels, hors d’un jeu, d’un film ou même d’une pandémie. C’était vrai il y a quelques mois, c’est toujours vrai aujourd’hui, et cela le sera encore dans un ou deux ans. C’était notre objectif premier, le reste est plus secondaire, le monde que nous décrivons est là pour influencer les personnages et les montrer tels qu’ils sont vraiment, au fond.
Que vouliez-vous raconter avec le premier jeu, en comparaison, et peut-être en opposition, avec le second ?
Si je devais y répondre de manière simple, en une phrase, je dirais que le premier The Last of Us raconte
l’histoire d’un amour filial. Mais quand vous y jouez, vous vous rendez compte qu’il y a plus. II s’agit de surpasser ses traumas, de s’ouvrir aux autres, et donc de résilience, de confiance… De la même façon, la suite raconte clairement une poursuite de la justice, mais aussi, en creux, de construire des relations, les voir se détruire, soit la perte, le deuil… Toutes ces choses qui nous définissent, le joueur peut les explorer, les ressentir, à travers Ellie. Elle a maintenant 19 ans, elle a évolué, et continue d’évoluer tout au long de ce jeu, très long jeu. Une fois terminé, il est possible de regarder en arrière et de voir le chemin parcouru, comment elle a changé. C’est une étude de caractère.
Lorsque vous décrivez le jeu, impossible de ne pas repenser à son titre : The Last of Us. S’agit-il cette fois d’exprimer ce qu’il reste d’humanité en nous ?
Le titre a différentes significations, et c’est pourquoi nous l’avons choisi. Ce « Us » renvoie-t-il à nous en tant que groupe, tribu, à ceux qui sont toujours en vie ou à ceux qui ont encore une morale ? Notre point de départ est de raconter comment, cinq ans après le premier jeu, Ellie a retrouvé un peu de l’ancien monde, une vie en communauté, à Jackson. Mais au-delà des murs, le danger est toujours là, et un événement traumatique va la pousser à quitter ce confort, cette sécurité, pour traquer à travers Seattle les gens qui lui ont fait du mal.
Cet épisode est très sombre, violent, pessimiste… Pas vraiment un jeu « fun » à jouer ?
Je pense que parmi les grandes œuvres, littéraires, cinématographiques ou vidéoludiques, certaines sont difficiles et sombres. A l’image du virus de The Last of Us, qui dans sa figuration et sa manière de grandir a quelque chose de beau, mais qui représente également la mort. Cette contradiction vaut aussi pour Ellie et pour nous, nous sommes le meilleur et le pire de l’humanité.
Cette approche rappelle celle du dernier Call of Duty : Modern Warfare et son exploration de la zone grise.
The Last of Us s’intéresse à ces gens qui pensent être vertueux, avoir raison, alors que c’est une question de point de vue. Tu peux être à la fois le héros de ton histoire, et le méchant de l’histoire d’un autre. Nous l’avions évoqué dans le premier épisode : Joel est-il vraiment un héros ? Cela dépend de ce que vous pensiez de ses actes. Le débat est intéressant, et nous l’avons appliqué à tous les personnages dans la suite. Il n’y a pas de bonnes ou mauvaises personnes, juste des gens qui croient être dans le vrai, que ce qu’ils font est la bonne, la seule chose à faire. Nous avons essayé d’éviter tout jugement, toute morale.
Le premier jeu permettait de jouer Joel, surtout, mais aussi Ellie, en est-il de même avec la suite, avec de nouveaux personnages jouables, peut-être différents points de vue ?
The Last of Us était sur la relation entre Joel et Ellie, du point de vue de Joel. La suite est toujours sur eux, mais du point de vue d’Ellie. Vous connaissez sûrement Breaking Bad, une de mes séries préférées, et son antihéros Walter White. Elle explore sur la durée les contradictions de sa personnalité, il est cette personne aimante, mais capable des pires atrocités, il est intelligent, mais prend une décision terrible après l’autre. C’est fascinant. Alors qu’Ellie grandit, comment change-t-elle, qu’a-t-elle appris de Joel, comment les événements du premier jeu l’affectent, avec quelles conséquences ? C’est le moteur du jeu.
Les influences du premier épisode étaient claires, et cinématographiques : Je suis une Légende, La Route, The Walking Dead… Quelles sont celles de la suite ?
J’ajoute No Country For Old Men pour le premier The Last of Us. La tension qui parcourt le film des frères Coen, on s’était tous dit à l’époque : « mon Dieu, je n’ai jamais ressenti une telle tension dans un jeu vidéo, nous allons essayer de la faire pour chaque personnage, chaque combat ». C’est vrai qu’il était facile de pointer les références fictionnelles, des Fils de l’homme à The Walking Dead, mais l’essentiel venait de nos histoires personnelles. La mienne, par exemple, était que j’allais devenir père, et cette peur m’a rappelé mes parents, ce qu’ils ont fait pour moi, quitter leur pays, changer de vie.
C’est encore plus le cas sur le second jeu. Il se base moins sur des œuvres que sur le monde réel et nos vécus. J’ai grandi en Israël, donc le cycle de la violence, je vivais avec. The Last of Us soulève, à travers une expérience interactive, des questions philosophiques, des sentiments universels, d’un point de vue intellectuel et émotionnel.
Mais au fait, où sont les zombies ?
Attention, il n’y a pas à proprement parler de zombies dans The Last of Us (rires). Les infectés, eux, sont bien là, ils ont même évolué. Mais la majorité du jeu est un conflit humain, et les infectés un dispositif narratif, pour mettre la pression sur les personnages et rappeler ce qui a fait tomber le monde à genoux. Le joueur doit sentir la menace, pourquoi les gens fuient les villes, pourquoi ils sont capables de tuer pour de la nourriture. Le jeu navigue ainsi entre les infectés et les humains, et en fait différentes factions d’humains, avec les militaires du Washington Liberation Front et le culte religieux des Seraphites.
Comment avez-vous vécu les fuites deux mois avant la sortie ?
Euh, ça craint. (rires) Vous travaillez dur sur un jeu pendant plusieurs années, vous préservez l’histoire au maximum, pour le moment où les joueurs la découvriront par eux-mêmes, et d’un coup, c’est partout. Sur le coup, ça a été très décourageant pour moi et l’équipe. Mais tu comprends ensuite que ce n’est pas le plus important. Par exemple, chacun a son film préféré, que tu connais par coeur, chaque réplique, chaque plan, et pourtant, dès que tu le revois, tu ressens la même émotion, voire plus encore. Nous avons conscience d’avoir un jeu, une expérience narrative, plus grande que n’importe quel twist ou spoiler. Tu dois le jouer, le vivre du début à la fin, ressentir ce que traverse Ellie, sa joie, son chagrin, sa colère… Rien ne peut remplacer ça, aucun spoiler ne le peut. Et puis, certaines fuites sont fausses, donc le jeu attend toujours les joueurs.
Naughty Dog a aussi fait l’actualité au sujet des conditions de travail au sein du studio, et la culture du crunch, cette pratique très présente dans le jeu vidéo et très critiquée aussi.
C’est une question qui mérite une vraie discussion, et pas une réponse courte. Mais je dirais qu’à Naughty Dog, nous avons des piliers, sur lesquels, quand nous travaillons sur un jeu, nous ne transigeons pas : les graphismes, que nous poussons au maximum, le gameplay, ou comment trouver les mécaniques pour immerger le joueur, l’histoire bien sûr, la diversité aussi, pour donner le meilleur reflet du monde dans lequel nous vivons, et enfin l’équilibre entre la vie et le travail. Nous avons réuni des gens talentueux, qui sont devenus talentueux parce qu’ils ont beaucoup travaillé, parce qu’ils se sont dépassés, pour créer de grands jeux, faire de Naughy Dog un leader du marché, et raconter des histoires pleines de sens, qui résonnent chez les gens.
Rien que cette semaine, nous avons reçu une vidéo d’une personne que The Last of Us a sauvée du suicide. Vous imaginez ? Nos jeux sont pris très au sérieux par les joueurs, et nous les prenons très au sérieux aussi. Mais il faut assurer aux équipes qu’elles puissent travailler en sécurité, qu’elles travaillent dur mais jusqu’à un certain point. Nous avons déjà mis en place des choses qui vont dans ce sens sur nos derniers jeux, mais nous n’avons pas encore réglé le problème, loin de là, et nous allons donc continuer.
Si vous deviez garder une seule chose, scène, sentiment de The Last of Us Part II ?
La chose qui me vient à l’esprit est un spoiler et je ne veux pas dévoiler la nature profonde du jeu, donc je dirai que nous avions une vision pour ce jeu. Nous savions que ce serait un jeu difficile à faire, à jouer, et à aucun moment, nous avons compromis cette vision. Que les gens l’adorent ou le détestent, c’est vraiment le jeu que nous voulions faire et toute l’équipe en est très fière.
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