Stromae au 20 Heures, les secrets du tournage de ce moment de télé

  • Dimanche, l’interview de Stromae au 20 Heures de TF1 s’est conclue par un moment de télé : l’artiste a répondu à une question d’Anne-Claire Coudray en chantant une de ses nouvelles chansons, L’Enfer, dans laquelle il parle de ses « idées suicidaires ».
  • Cette séquence était un souhait de l’artiste belge. « Il voulait qu’on reste dans la grammaire du journal tout en allant dans son univers. On a dû trouver l’équilibre ensemble », explique à 20 Minutes Yoann Saillon, le directeur artistique du groupe TF1.
  • « On a ressenti tous les deux à la fin une forme de soulagement et le sentiment d’avoir vécu un moment vrai. C’est rare, confie à 20 Minutes Anne-Claire Coudray. Franchement, cela ne m’est jamais arrivé d’avoir une interview aussi sincère, aussi vraie, aussi percutante. »

Un moment de télé qui s’impose d’emblée comme l’une des images fortes de 2022. Stromae était l’
invité du 20 Heures de TF1 dimanche. Pendant plusieurs minutes, il a tranquillement répondu aux questions d’Anne-Claire Coudray. Rien de plus normal. Puis la journaliste l’a interrogé sur son mal-être : « Dans vos chansons, vous parlez aussi beaucoup de solitude. Est-ce que la musique vous a aidé à vous en libérer ? » Il y a eu un bref silence, des notes de musiques ont retenti… et
l’artiste belge s’est mis à chanter. Il a interprété une version raccourcie de L’Enfer, une chanson de
son nouvel album à paraître en mars, dans laquelle il se livre sur ses « pensées suicidaires ». Un plan-séquence et la mise en scène ont ainsi fait irruption dans le cadre très codifié du journal télévisé. Résultat : un instant peu banal suivi en direct par 7,2 millions de personnes, visionné depuis plus de 5 millions de fois en ligne et qui a suscité une avalanche de réactions sur les réseaux sociaux. Au lendemain de cette séquence, 20 Minutes a contacté Anne-Claire Coudray, Yoann Saillon, le directeur artistique du groupe
TF1, et la sémiologue Virginie Spiès pour décortiquer ce morceau de pop culture.

La préparation : « Il ne fallait pas faire une émission de variétés »

Stromae a accepté début décembre la demande d’entretien de la rédaction du « 20 Heures » de TF1 et a fait part de son souhait de proposer quelque chose de spécial. « L’idée théorique était qu’il interprète son nouveau titre dans l’interview. Il voulait qu’on reste dans la grammaire du journal tout en allant dans son univers. On a dû trouver l’équilibre ensemble », explique Yoann Saillon, le directeur artistique du groupe TF1. « Je crois qu’il n’avait pas envie que cette séquence soit une séquence de promotion classique. Il savait qu’on allait lui poser des questions sur ses sept années d’absence, sur son besoin de se mettre en retrait, sur le mal-être dont il a parlé dans des interviews. Il sait que c’est la question qu’on a le plus envie de lui poser et c’est celle à laquelle il a le moins envie de répondre, parce que c’est tellement intime. Il avait envie de le faire à sa manière et je respecte ça. Une réponse classique n’aurait jamais été aussi forte que ce qu’on a vécu hier [dimanche] soir », raconte Anne-Claire Coudray. « On sait que Stromae a des façons – ce n’est pas négatif quand je dis ça – de mettre en scène sa parole. Il reste lui-même, dans une démarche artistique qui est la sienne, qui est particulière et fonctionne très bien », note la sémiologue Virginie Spies. La séquence a demandé plus de trois semaines « intenses de réflexions, d’échanges, de travail avec Stromae et son entourage, reprend Yoann Saillan. Il ne fallait pas non plus faire une émission de variété, ça reste le journal, ça reste statutaire – c’est ce qu’il venait chercher – tout en ayant de l’aspérité et son univers à lui ».

Casser les codes du JT : « On ne peut pas faire n’importe quoi sur le plateau »

« Notre questionnement était d’inscrire ça dans un JT qui est presque sacré au niveau de son périmètre et de ses codes. On ne peut pas faire n’importe quoi sur le plateau d’un journal. C’est une institution très solennelle, et Stromae avait justement envie de sobriété. C’était un moment personnel, ce n’était pas un moment juste artistique. Nos attentes et ses attentes convergeaient de façon très naturelle, on s’est donc vite mis d’accord », assure Anne-Claire Coudray. « Ce qui a été étonnant et nouveau, ce n’est pas tant qu’il y ait une chanson à la fin d’un JT. Ça, ça arrive, notamment dans la dernière partie du “20 heures 30 le dimanche” de Delahousse, sur France 2. Mais c’est plus rare sur TF1, rappelle Viriginie Spies. Le journal est par excellence le lieu de la vérité, du réel et donc de l’authentique. Là, Anne-Claire Coudray fait une interview dans les schémas classiques, et, alors que, à la dernière question, on s’attend à une réponse classique de Stromae, tout à coup, il y a une réponse de l’ordre de la fiction, ou en tout cas de la mise en scène. En sémiologie, on se demande souvent : « Qu’est-ce qu’il pourrait y avoir à la place ? » Là, tout simplement, Stromae se serait levé et aurait chanté. C’est tout. » Et l’impact n’aurait pas été aussi fort.

Le concept du plan séquence : « On cherchait de l’authenticité »

« Durant la phase préparatoire, on a tourné plusieurs propositions, dont une de plan séquence où le cadre se resserre sur lui pour aller dans la force de son regard, glisse Yoann Saillon. C’est : « Je regarde Anne-Claire Coudray et tout d’un coup, bam, je regarde la caméra, je regarde le téléspectateur, je le happe et l’embarque pendant deux minutes quarante dans ma bulle et dans mon histoire. » Son récit est très fort, très dur, il nous amène dans les sept années qu’il a vécues et il revient à la fin pour accrocher le regard d’Anne-Claire, comme si on ressortait de cette parenthèse. » Alors que la chanson progresse, le panorama parisien en arrière-plan s’assombrit. « La vue à 360° sur Paris est un des codes esthétiques du 20 Heures. Nous sommes allés dans l’univers de Stromae tout en respectant notre ADN. On a voulu montrer cette vie qui se met en suspens et en suspension, voire qui s’arrête dans la fresque derrière, avec cette lumière qui vient découper l’artiste pour qu’on voie une part sombre et une part lumineuse. On ne cherchait pas la sophistication mais de l’authenticité. Il avait besoin de ça pour puiser dans son émotion. On le voit à l’antenne, il y a quelque chose qui se passe. »

Le tournage : « J’étais comme une petite fille, fascinée »

Si Anne-Claire Coudray s’est accordée avec Stromae sur la question qui déclencherait la chanson, elle ne lui a pas communiqué en amont les autres de l’entretien. « Il savait que j’allais évidemment lui en poser sur l’album, mais il a tout de suite dit qu’il ne voulait pas avoir les questions précises. Il n’avait pas envie de ne pas être dans la spontanéité. Il venait pour un moment de sincérité. C’est le terme qui m’est venu à la fin de l’interview, lorsque je l’ai remercié. » L’entretien a été enregistré samedi après-midi, dans les conditions du direct. « On n’a pas découpé parce que cela aurait forcément coupé la force de l’interview, son impulsion, sa dynamique. Cela aurait perdu en authenticité », souligne Anne-Claire Coudray. Pendant que Stromae chante, la journaliste n’apparaît pas à l’image. « J’étais figée. J’ai essayé de ne pas bouger, de ne presque pas respirer parce que j’avais peur de le perturber dans ce moment, aussi intense. J’étais comme une petite fille, fascinée par ce qu’il se passait », raconte-t-elle.

L’après : « C’est le plus beau moment de ma carrière d’intervieweuse »

« On a ressenti tous les deux à la fin une forme de soulagement et le sentiment d’avoir vécu un moment vrai. C’est rare, affirme Anne-Claire Coudray. On est dans un environnement, un plateau de télévision ou tout est, entre guillemets, « artificiel », on n’a pas beaucoup de temps. Franchement, cela ne m’est jamais arrivé d’avoir une interview aussi sincère, aussi vraie, aussi percutante. Pour moi, c’est le plus beau moment de ma carrière d’intervieweuse, ça c’est sûr. » Lors de sa diffusion, dimanche soir, la séquence suscite d’emblée des réactions très majoritairement enthousiastes et admiratives. « On s’attendait à ce que ce soit une séquence incroyable mais comme je ne suis pas née avec les réseaux sociaux, cela me fascine toujours de voir cette déferlante de messages, qui est vertigineuse », confie la présentatrice des « 20 Heures » du week-end de la première chaîne.

Le mélange des genres : « Mettre en scène, ce n’est pas trahir la réalité »

Au milieu des réactions dithyrambiques, quelques critiques, pointant le mélange des genres entre information et divertissement (on parle d’infotainement, contraction des termes anglophones « information » et « entertainement ») ont émergé. « TF1 est sorti des codes traditionnels de la télévision. On est dans le réel et, d’un coup, on nous dit : « mise en scène ! ». C’est ça qui fait bizarre », analyse VIrginie Spies. Pour Anne-Claire Coudray, « ce n’est pas un sujet » : « Franchement, les critiques sur l’infotainement…, balaye-t-elle. On n’était pas du tout là-dedans, dimanche soir. On était dans un instant de vérité, qui a toute sa place dans un journal télévisé. » « La mise en scène, en France, est vue comme quelque chose de négatif. Or, mettre en scène, ce n’est pas trahir la réalité, insiste Yoann Saillon. C’est le fameux storytelling que les Américains connaissent bien. On n’est pas dans un truc de décrédibilisation, au contraire, c’est un outil qui a permis à Stromae de répondre à une question sensible à laquelle il n’aurait peut-être pas répondu autrement. La mise en scène, il y en a tous les jours dans le journal, par exemple, quand on produit les lancements d’Anne-Claire, il y a des habillages dans les écrans, des logos… La mise en scène est quelque chose qui accompagne. Cela a permis au téléspectateur d’être davantage en immersion et en cohésion avec Stromae par rapport à ce qu’il a ressenti. » « Il n’y a rien de condamnable dans le sens où il n’y a pas tromperie : il y a de la surprise, via le fait d’être sorti des cases du JT traditionnel, reprend la sémiologue. Même si, habituellement, on n’est que dans le réel et non dans une mise en scène si avérée, il y a toujours une mise en scène, il n’y a pas de mensonge. C’est un beau coup médiatique et de la part de TF1 et de la part de Stromae. »

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