Shoukria Haïdar : "Il faut accueillir les Afghanes les plus menacées"
Après la prise de contrôle de l’Afghanistan par les Talibans le 15 août 2021, des questions se posent sur l’accueil de réfugiés en France, en particulier les femmes les plus menacées.
Au-delà des Afghans qui ont travaillé pour la France (interprètes, chauffeurs, etc.), comment s’organise la solidarité avec toutes celles qui se sont battues pour améliorer les conditions de vie des Afghanes ? Un peu partout en France, on commence à se mobiliser.
Plus de 82 000 personnes ont signé une pétition sur le site change.org demandant au président Emmanuel Macron d’accueillir en France les Afghanes engagées pour la cause des femmes, et qui souhaiteraient fuir leur pays après le coup de force des Talibans. Parmi les signataires, l‘ancienne ministre de l’Education nationale Najat Vallaud-Belkacem, l’association ONU Femmes France, le collectif féministe #NousToutes.
« Qu’adviendra-t-il des Mary Akrami, des Suraya Pakzad et de toutes celles qui, comme elles, oeuvrent pour les droits des femmes et des filles en Afghanistan, demande Pourvoir féministe, un nom qui cache les Enragé.e.s, un collectif d’associations féministes. Devront-elles subir le sort de Sitara Achakzaï et de toutes celles que les Talibans ont exécutées car elles avaient eu l’audace d’ouvrir des écoles ou de s’élever contre les viols conjugaux ? ».
- Retour des talibans en Afghanistan : ce qui attend les femmes
- Victoria Fontan, Française bloquée à Kaboul : « Certains d’entre nous ne s’en sortiront pas »
Les femmes de pouvoir dans la ligne de mire des Talibans
Des enseignantes, des femmes en vue, artistes, journalistes, et celles qui exercent des fonctions de pouvoir sont également dans la ligne de mire des Talibans, notamment les juges. C’est pourquoi l’Union syndicale des magistrats (USM) a demandé à Emmanuel Macron d’accorder l’asile aux juges afghanes, particulièrement menacées, via sa présidente, Céline Parisot. Elle a rapporté sur Europe 1 que certains prisonniers, condamnés par ces juges ont été relâchés des prisons afghanes par les talibans, et craint que les anciens détenus ne veuillent « se venger ».
Les avocats, via le Conseil national des Barreaux, attirent eux aussi l’attention sur le sort des femmes et des jeunes filles afghanes et demandent que les avocats particulièrement visés par les Talibans puissent rejoindre l’Union européenne. Des initiatives apparaissent dans le monde de la culture. Ainsi, au MuCem à Marseille, Guilda Chahverdiet et Agnès Devictor, les deux commissaires de l’exposition « Kharmohra, l’Afghanistan au risque de l’art », qui réunit 11 artistes afghans ont demandé à l’Etat français d’accorder des visas à des artistes plasticiens et comédiens.
Il ne faut pas lâcher les forces vives qui s’opposent aux Talibans et qui sont en danger de mort, femmes en tête.
Plusieurs maires (la plupart de gauche ou EELV, et parfois candidat à l’élection présidentielle, ou sans étiquette ) ont annoncé leur intention d’accueillir des réfugiés, comme à Paris, Marseille, Grenoble, Strasbourg, Lyon, Besançon, Tours, Rouen, Nancy, Laval… De petites villes se sont également portées candidates. A Lille, Martine Aubry a annoncé l’arrivée de cinq familles afghanes particulièrement menacées, soit 25 personnes, et 36 autres sont attendues.
Du côté de la communauté afghane de France, on ne reste pas les bras croisés. Shoukria Haïdar, la présidente de Negar, (« La Trace ») qui soutient activement de longue date les femmes d’Afghanistan a appelé solennellement les féministes de France et d’Europe, entre autres, à se mobiliser pour les populations les plus menacées par les Taliban, les femmes et les enfants. Depuis qu’elle a fui l’Afghanistan, cette ancienne professeure d’éducation physique et sportive et championne de ping pong se démène pour alerter sur la situation des femmes afghanes. Nous avons discuté avec elle.
- « Nos vies sont menacées » : une présentatrice afghane empêchée de travailler par les talibans
- L’athlète afghane Zakia Khudadadi demande de l’aide pour participer aux Jeux paralympiques de Tokyo
Marie Claire : Comment vous organisez-vous, concrètement, pour à la fois soutenir les Afghanes sur place et les réfugiées qui vont sans doute arriver en France ?
Shoukria Haïdar : Avec la conquête en dix jours des principales villes par les Talibans, les événements se sont tellement précipités que nous commençons tout juste à nous organiser. Nous venons de lancer un appel, et nous allons continuer. Il ne faut pas lâcher les forces vives qui s’opposent aux Talibans et qui sont en danger de mort, femmes en tête.
Nous devons nous implanter sur les réseaux sociaux pour être relayées. Mais il nous faut un peu de temps et des bénévoles parce que nous sommes de petites associations avec peu de moyens humains et financiers. Or nous croulons sous les appels au secours (ou de solidarité). Regardez, je reçois des centaines de messages sur mon Whatsapp ! Je n’ai quasiment pas dormi depuis trois jours.
Nous devons aussi écouter l’opposition aux talibans, restée sur place. Il y a là des bosseuses, ni corrompues ni en quête de pouvoir. Nous devons savoir comment elles voient l’avenir (…)
Nous devons coordonner des actions claires et communes avec les féministes, les syndicats, les associations de défense des droits humains. Nous sommes prêtes à travailler avec tout le monde, gauche, centre, droite. Mais nous devons aussi écouter l’opposition aux talibans, restée sur place. Il y a des militantes des droits humains et des femmes politiques, des députées, des sénatrices, restées à Kaboul au péril de leur vie. Il y a là des bosseuses, ni corrompues ni en quête de pouvoir. Nous devons savoir comment elles voient l’avenir (Rester ? Résister ? Négocier ? Fuir ?) avant de prendre des initiatives pour les aider.
Et que disent-elles justement ? Comment les aider ?
D’abord, il faut mettre la pression sur la France, l’Europe, les Etats-Unis, l’ONU, pour empêcher la reconnaissance des Talibans (seule l’Arabie saoudite les a reconnus, ndlr), comme régime officiel. Il n’y a pas à attendre de les juger sur les actes. On les connaît leurs actes. Ils n’ont pas changé. Ainsi, le porte-parole du nouveau régime a prétendu que les talibans sont prêts à laisser les femmes travailler, que la burqa ne sera pas obligatoire, au contraire de ce qu’ils avaient imposé il y a vingt ans.
Vous n’y croyez évidemment pas !
En effet. Partout où les Talibans sont passés, avant de s’emparer de Kaboul, les écoles de filles ont été fermées, et ils ont exigé que toutes les femmes qui travaillaient restent à la maison. Si les femmes sortent sans un chaperon masculin pour les accompagner, si elles sont découvertes, elles sont battues. Ils ont aussi déjà commis de nombreuses atrocités : contre les femmes et les enfants d’officier afghans dont ils ont ensuite brûlé les maisons, et aussi des décapitations de journalistes hommes et femmes pour semer la terreur.
Les femmes sont un butin de guerre.
Pour motiver les Talibans, qui vivent une grande misère sexuelle dans leur vie truffée d’interdits, leurs chefs leur ont promis des pillages et des mariages forcés avec des toutes jeunes filles et des veuves de moins de 45 ans pour les récompenser… C’est une tradition ancienne. Les femmes sont un butin de guerre.
Tous les pays ne sont pas vent debout contre les Talibans, malgré leurs exactions. Comment l’expliquez-vous ?
Il y a des pays, comme la Chine, qui sont prêts à s’allier avec le Diable, car alors que l’Afghanistan est l’un des pays les plus pauvres du monde, son sous-sol est l’un des plus riches de la planète : il a de vastes réserves d’or de platine, d’argent, de lithium, d’uranium, de cuivre… sans compter le pétrole et les pierres précieuses.
D’un côté, des maires se disent prêts à accueillir les Afghans les plus menacés. Mais selon divers témoignages, les Talibans empêchent les candidats à l’exil de partir, par la manière forte…
Il y a neuf check points avant d’arriver à l’aéroport… Mais on ne va évidemment pas déplacer et exfiltrer 35 millions d’Afghans ! En revanche il faut protéger les filles et les garçons les plus menacés, listés, recherchés, ceux qui risquent la décapitation parce qu’ils étaient actifs en politique, dans la culture, les médias, l’économie, et les aider à gagner un endroit sûr. Ils sont le trésor et le moteur du pays, les garants de sa diversité. Ils n’ont nul endroit pour se cacher, sauf au Panshir, à 75 km de Kaboul, une région jamais tombée aux mains des Talibans. La résistance y est d’ailleurs en train de s’organiser avec le vice-président afghan Amrullah Saleh qui affirme être le « président intérimaire légitime » selon la constitution, après la fuite du président Ashraf Ghani.
Pour aider les plus menacés à partir, il faut que la France, l’Europe fassent pression sur le Pakistan voisin, seule porte de sortie pour eux (…)
Pour aider les plus menacés à partir, il faut que la France, l’Europe fassent pression sur le Pakistan voisin, seule porte de sortie pour eux, et que ce pays leur accorde des visas qui leur permettront de fuir. Cette intelligentsia menacée c’est la locomotive de l’Afghanistan. Si on détruit la locomotive, le train restera sur place.
ll y a aussi énormément de déplacés à l’intérieur du pays depuis le début de l’année…
Oui, des centaines de milliers de réfugiés venus de tout le pays s’entassent à Kaboul, dans un grand dénuement. Il y a d’énormes besoins humanitaires. Des priorités absolues : nourriture, abris, tentes, kits d’hygiène et sanitaires, notamment des protections hygiéniques pour les femmes et les jeunes filles, qui n’ont aucune intimité. Les humanitaires doivent pouvoir passer.
Un troisième avion français a ramené des Afghans qui travaillaient pour la France. D’après les photos, il y a des femmes parmi eux. Avez-vous été contactée pour les aider à s’intégrer en France ?
Ce sont souvent des femmes qui travaillaient en effet pour la France, ou qui viennent avec leur famille. D’autres compatriotes, que je connais, vont leur apporter une aide psychologique, les aider à traduire tous les documents en français avec beaucoup de bonne volonté. L’ambassade d’Afghanistan en France (opposée aux Talibans) est aussi mobilisée. Leur logement est l’affaire de l’Etat. Une fois en France, ils ne devraient pas dormir dans la rue. Nous, à Negar, ce n’est pas notre rôle. Nous nous occupons prioritairement d’apporter une aide aux femmes sur place en Afghanistan.
Il y a d’énormes besoins humanitaires. Des priorités absolues : nourriture, abris, tentes, kits d’hygiène et sanitaires…
Vous aviez créé des écoles clandestines pour les filles interdites d’instruction et de sortie sans un chaperon mâle par les Talibans. Allez -vous recommencer, de France, avec des cours en ligne, Zoom, Teams, etc. tous ces outils qui permettent de se connecter au monde entier sans sortir de chez soi ?
Malheureusement, tous ces outils informatiques digitaux, et les moyens technologiques – ordinateurs, tablettes, réseau internet- , manquent cruellement. Et même l’électricité, qui est importée du Tadjikistan. Les Talibans ont fait sauter les poteaux électriques. Dans cette période charnière, nous sommes avant tout mobilisées pour que les droits des femmes, leur place, leur liberté soient réaffirmés dans le cadre des efforts internationaux pour mettre en place un gouvernement de transition.
Source: Lire L’Article Complet