Rendez-vous amoureux : qui doit payer l'addition ?

“Après 37 ans de vie dont 20 à payer ma part ou payer pour deux, j’en suis venue à la conclusion que les mecs devaient payer l’addition dans sa totalité.”

Quand j’interroge Anne, aka mon-amie-slash-mentor-de-vie, sur la manière dont elle appréhende le règlement de la facture conjugale au restaurant, elle n’y va pas par quatre chemins et me confie fièrement sa nouvelle résolution : désormais, lors d’un premier date, ce sera à son prétendant de dégainer sa CB, n’en déplaise aux partisans d’une farouche égalité.

Et pour cause en dépit des apparences, se laisser inviter par un homme dans la France et la Navarre de 2022 serait moins un aveu de soumission au patriarcat qu’un acte de résistance féministe visant à rétablir une certaine équité.

« Pourquoi certaines femmes insistent pour partager l’addition alors que la société reste profondément inégalitaire vis-à-vis d’elle ? », se demandait Lucile Quillet, autrice de Le prix à payer : ce que le couple hétéro coûte aux femmes. (Ed. Les liens qui libèrent, 2021), dans le cadre de notre article sur la place de l’argent dans le couple.

Écart de salaires et de pensions de retraite, charge parentale et domestique ou encore dépenses esthétiques liées aux diktats de beauté hétéronormée : les candidates au couple hétérosexuelles paieraient – déjà – au quotidien une note très salée du fait du rôle socio-genré qui leur est attribué dans nos sociétés au sexisme institutionnalisé.

Et ce, avant même d’arriver à ce fameux rencart où elles s’apprêtent, en féministes convaincues, à payer leur part. Alors pourquoi vouloir à tout prix continuer à raquer ?

Payer plus pour s’émanciper plus

“Je refuse quasi systématiquement de me faire inviter. Je trouve que la question de l’argent ne doit pas être un sujet au sein du couple et qu’on doit indifféremment payer l’un ou l’autre », revendique Julia, journaliste qui dénonce un acte de galanterie désuet qui n’a plus sa place dans le dating d’aujourd’hui.

Et elle n’est pas la seule à le revendiquer. Dans une tribune de 2016 publiée dans le Huffington Post, Marlène Schiappa (qui n’est pas encore au gouvernement, ndlr) manifeste ainsi pour “que les femmes payent aussi l’addition au restaurant, et ailleurs”, refusant de voir « corréler les inégalités de revenus avec cette habitude pénible », aka laisser le genre masculin payer le dîner.

“Penser que l’homme doit régler la note systématiquement, c’est nous renvoyer à l’époque pas si lointaine où nous n’avions pas le droit de disposer de nos propres comptes bancaires et pas même le droit de travailler sans autorisation d’un père ou d’un époux », défend-elle.

Cette époque dont elle parle, c’est celle où l’homme se devait d’assumer le rôle de pourvoyeur du foyer vis-à-vis de sa future compagne et mère de ses enfants et se faire ainsi le garant de sa sécurité financière…. en échange de la gestion du foyer, de la procréation desdits enfants ou encore d’un certain devoir conjugal alors sous-entendu par le code civil.

Se libérer du sexisme bienveillant

Une relation conjugale d’ascendance transactionnelle en somme, qui commencerait dès le premier rendez-vous galant et nous priverait insidieusement de notre indépendance. »Bref, détourner l’addition de nous, c’est nous mettre sous tutelle », confie celle qui s’engagera l’année d’après auprès de la République en Marche, en appelant au refus de se faire acheter, de se soumettre au pouvoir économique d’un homme et à combattre ce que l’on appelle en sociologie du genre le “sexisme bienveillant ».

“C’est une arme extrêmement puissante du système patriarcal parce qu’elle est tout à fait invisible”, prévient Annalisa Casini, professeure de psychologie sociale et du travail à l’UCLouvain, dans une émission de la RTBF.

Selon la chercheuse, toutes les formes de galanteries – comme le fait de payer l’addition au restaurant mais aussi de tenir la porte ou laisser passer une femme devant soi contribueraient au maintien insidieux des rapports de domination genrés. « Ce sont toutes ces démarches qui tendent à dire aux femmes qu’elles devraient rester à leur place parce qu’elles sont fragiles, parce qu’elles sont petites », détaille-t-elle au sujet de ces formes de courtoisie aux postulats sexistes, invitant les spectatrices à les déconstruire activement.

Mais c’était sans compter l’intériorisation profondément ancrée de ces normes genrées justement.

Le mythe de la toute première fois

“Je suis pour que la fille paye plein de choses (courses, vêtements… tout ce que tu veux) mais jamais le restaurant du premier date !”, pose fièrement Karen, journaliste, qui comme 2 Françaises sur 3 qui déclarent préférer que l’homme paye la note (TNS Sofres pour Meetic, 2016, repris ici par Konbini).

« Personnellement, j’aime bien qu’il m’invite pour la première fois, juste histoire de dire », renchérit Sophie, juriste qui se revendique “feministe, mais pas trop non plus.”

« Je ne sais pas comment expliquer : ça montre un côté gentleman et généreux”, commente-t-elle tout en expliquant partager l’addition ou inviter à tour de rôle lorsque la relation se prolonge. Un large spectre idéologique en somme, qui prend des allures de jeu d’équilibristes, que l’on retrouve dans une autre enquête réalisée cette fois par le webzine Refinery 29 auprès de femmes de 25 à 35 ans qui s’identifient comme hétérosexuelles ou bisexuelles.

Si 46% des femmes se sentent coupables lorsqu’elles laissent un homme régler l’addition, 59% estiment qu’un homme devrait toujours proposer de payer l’addition au premier rendez-vous et 48% disent qu’elles laisseraient un homme payer s’il le proposait.

Autant de raisons de payer que de rendez-vous amoureux

Quant à ceux et celles qui ont spontanément répondu à notre appel à témoins, ils préfèrent majoritairement payer l’addition dans son entièreté… mais seulement une fois sur deux. « Je trouve que les deux doivent payer l’addition, en alternant : faire moitié-moitié, c’est tue-l’amour !”, établit Caroline, cheffe d’entreprise.

Une forme de compromis entre romantisme néo-chevaleresque et égalité post-féministe, qui s’accommode de quelques variations personnelles. « Celui qui propose invite ! Quand ce sont les deux qui ont faim : on divise », suggère Laura. « Si on ne fait pas 50/50, c’est alors celui ou celle qui a choisi le restau ou pris l’initiative du restaurant qui paie », propose Quentin, qui refuse d’intégrer le facteur “genre” dans l’assignation à payer (ou non).

Chez les hommes (cis-hétéros) d’ailleurs, les réponses sont aussi variées que du côté féminin : chacun y va de sa préférence personnelle. Ceux qui y mettent un point d’honneur “parce que c’est comme ça que mes parents m’ont éduqué, ceux qui – féministes de la dernière heure – « ne voient pas pourquoi ce serait au mec de payer » ou ceux disent « y aller au feeling » : “si la fille me plaît et que je peux financièrement me le permettre, je l’inviterai avec plaisir. Si elle ne me plaît pas plus que ce soit, je proposerais poliment que l’on partage la note”, assume Pierre, sans complexe.

Ou quand l’attraction conditionne le règlement de l’addition, tranchant (très) subjectivement un dilemme où la bonne décision semble moins relever du respect d’une éthique absolue que d’une forme de décence relative à un cadre donné.

Et si en matière d’argent, comme en matière d’amour, on s’extirpait des normes établies et attendues pour s’octroyer, enfin, une vraie liberté au-delà de notre genre ?

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