"Poutine a peur des femmes" : en Russie, les féministes sont les opposantes numéro 1 du Kremlin

Elle est devenue le symbole de la dénonciation de la guerre en Ukraine. Le 15 mars 2022, la journaliste Marina Ovsiannikova brandit une pancarte « No war » (« Non à la guerre ») en plein direct du JT de la chaîne pro-Kremlin la plus regardée en Russie. Par ce geste, elle aurait pu passer 10 ans de sa vie derrière les barreaux.

Son acte de résistance a, au contraire, donné un visage féminin à la contestation de l’agression russe en Ukraine. « Seules les femmes protestent contre la guerre aujourd’hui, explique l’ancienne présentatrice du JT. Cela s’explique par la peur des hommes d’être arrêtés et emmenés de force sur la ligne de front s’ils sortent manifester, mais ce n’est pas l’unique raison », selon Marina Ovsiannikova.

L’autrice de No war – l’incroyable histoire de la femme qui a osé s’opposer à Poutine (éditions L’Archipel), qui se dit « féministe, bien sûr », rappelle que « la Russie a toujours été un pays de femmes fortes ». Et poursuit : « Pour justifier l’invasion de l’Ukraine, Poutine argue qu’il se bat pour défendre les valeurs traditionnelles. En utilisant cet argument, il sait qu’il a l’aval du peuple. La société russe est profondément conservatrice et patriarcale », souligne l’ancienne porte-voix de la propagande de Moscou.

Dans cette logique, selon laquelle Vladimir Poutine entend lutter contre « l’Occident décadent », la communauté LGBTQIA+ et les féministes sont dans le viseur du maître du Kremlin.

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Les féministes considérées comme des agents de l’Occident

Voilà 10 ans que le leader russe prône ce retour aux valeurs « traditionnelles », opposées à ce qui serait selon lui une dégénérescence des mœurs du Vieux Continent. Depuis la prière punk des Pussy Riot en 2012, – ces féministes qui dénonçaient la réélection pour un troisième mandat de Vladimir Poutine – la Russie a pris un tournant ultra-conservateur. « Pas seulement conservateur, rectifie Alena Popova, l’une des figures féministes russes, mais fondamentaliste », assure-t-elle.

Cette avocate, militante des droits humains, avait, à l’été 2019, lancé le mouvement #Jenevoulaispasmourir, pour protester contre la dépénalisation des violences faites aux femmes. « Ces dernières années, tout a changé tragiquement en Russie, se désole-t-elle. C’est le retour de l’époque médiévale ».

Ils veulent nous éradiquer, mais ils provoquent le contraire.

La Douma, le Parlement russe, a également voté l’interdiction du mariage pour tous, inscrite dans la Constitution, l’interdiction de la « propagande LGBTQIA+ » renforcée en novembre 2022, et tente de restreindre l’accès au divorce et à l’avortement.

En avril 2023, un député de Russie Unie (le parti politique de Vladimir Poutine) déposait quant à lui une proposition de loi qualifiant le féminisme d' »idéologie extrémiste ». Ainsi selon Oleg Matveïtchev, les féministes russes sont des « agents de l’Occident » qui « sapent les valeurs traditionnelles de la société (…), sont pour le divorce, choisissent de ne pas avoir d’enfants et sont pour l’avortement ».

Ce qui à de quoi faire sourire Alena Popova : « Cette proposition de loi veut renforcer l’idée que nous serions des folles, des hystériques. Mais cela provoque le contraire. Dès le lendemain, un grand nombre de femmes qui n’osaient pas dire ‘je suis féministe, je suis pour les droits des femmes’, l’a revendiqué. Ils veulent nous éradiquer, mais ils provoquent le contraire. »

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Des actes de bravoure contre la guerre en Ukraine

À l’instar de Marina Ovsiannikova, l’ancienne présentatrice du JT, les féministes russes sont en première ligne pour s’opposer à l’ancien agent du KGB, à la tête du pays depuis le début des années 2000. Pour tâcher d’éveiller les consciences, elles redoublent d’inventivité : distribution de Genska Pravda (« La vérité des femmes »), un journal clandestin diffusé sous le manteau, opérations commandos comme celle ayant consisté à installer, de nuit, 2 000 mémoriaux en Russie en hommage aux morts de la ville ukrainienne Marioupol. Elles arborent aussi des slogans anti-guerre sur leurs vêtements, collent des affiches dans le métro, remplacent les étiquettes de prix dans les magasins par des slogans dénonçant la guerre en Ukraine.

Ça a été le cas d’Alexandra Skotchilenko. Cette artiste russe a, début avril 2022, pris part au mouvement de résistance féministe. À Saint-Pétersbourg, dans un supermarché, elle a remplacé une étiquette par cette phrase : « L’armée russe a bombardé une école d’art à Marioupol où environ 400 personnes se cachaient pour se protéger des bombardements ». Elle est détenue depuis plus d’un an, inculpée de « diffusion publique de fausses informations sur l’utilisation des forces armées russes », selon la loi adoptée par le Parlement russe au début de la guerre en Ukraine. Elle encourt dix ans de prison.

En avril 2023, Daria Trepova était quant à elle placée en détention provisoire, accusée de « terrorisme » pour sa responsabilité dans l’attentat à la bombe dans un café de Saint-Pétersbourg ayant tué un blogueur militaire, Vladlen Tatarsky. C’est elle qui lui avait remis la statuette contenant les explosifs. Tout comme Alexandra Skotchilenko, elle est accusée de faire partie d’un « groupe féministe radical ».

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La résistance se fait aussi à distance

Comme elles, des centaines de militantes féministes font l’objet de poursuites. Raison pour laquelle le combat, pour une grande partie de ces « traîtres à la nation », comme elles se sont vues entendre, se fait depuis l’étranger. Une majorité a dû s’exiler. C’est le cas de Vika1, l’une des fondatrices du mouvement Résistance féministe anti-guerre. Au lendemain du 24 février 2022, date de l’invasion russe en Ukraine, elle a, comme l’activiste et poétesse Daria Serenko, lancé ce mouvement, rappelant dans une tribune son « opposition à la guerre, au patriarcat, à l’autoritarisme et au militarisme ». Un manifeste qui invitait également « nos sœurs féministes du monde entier à rejoindre notre réseau ».

Nous sommes le visage de la révolution à venir.

Par ses prises de positions, elle a dû s’exiler en mars 2022 : « J’avais reçu des menaces sur les réseaux sociaux. Depuis février 2022 et même depuis l’annexion de la Crimée, je partageais ouvertement ma position anti-guerre. J’avais reçu des menaces à mon domicile, ce qui signifiait que mes détracteurs savaient où j’étais. Par ailleurs, toutes les institutions culturelles où je travaillais rompaient leurs contrats avec moi. » Depuis la France, elle anime ce réseau de résistance au régime de Vladimir Poutine.

Tout comme Vika, Marina Ovsiannikova est réfugiée dans l’Hexagone après être parvenue à fuir Moscou, en octobre 2022. Alena Popova, quant à elle, n’a pas souhaité indiquer où elle se trouvait pour des raisons de sécurité. Elle en est convaincue : « Nous sommes le visage de la révolution à venir. C’est bien ce qui fait peur à Poutine et sa clique. Il tâche de nous punir, de détruire notre réputation, de faire de nous des sorcières. Mais en réalité, il a peur des femmes. On représente une menace pour lui ».

L’activiste des droits humains, optimiste, l’assure : « Nous sommes en train de constituer de nouvelles actions. Les femmes de plus de 65 ans sont devenues nos meilleurs soutiens depuis le 24 février et la mobilisation [ordonnée par Poutine pour appeler les hommes russes au front, ndlr]. » À travers ces courageuses, la résistance se poursuit.

1. Elle n’a pas souhaité donner son nom de famille 

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