Pierre Soulages : tout ce qu'il faut savoir sur le maître de l'outrenoir | Vogue Paris
Le 24 décembre 2019, Pierre Soulages aura cent ans. Une exposition au Louvre rend hommage au chantre obsessionnel des monochromes "outrenoir", blocs de ténèbres en plein jour que le marché de l’art s’arrache à prix d’or. Retour sur une carrière hors–norme.
Combien vaut Soulages ? Il y a un peu moins d’un an, l’une de ses toiles, Peinture 186 × 143 cm, 23 décembre 1959, était adjugée aux enchères chez Christie’s à New York pour onze millions de dollars. Ce chiffre est le plus élevé jamais atteint par un artiste français vivant. C’est beaucoup. Même endroit, le 11 mai 2010, un Flag de Jasper Johns partait à plus de vingt-huit millions de dollars. Plus du double. Pour revenir à la peinture européenne, encore à New York, mais chez Sotheby’s cette fois, en 2013, une toile du peintre allemand Gerhard Richter dépassait trente-sept millions de dollars. Trois fois plus que le peintre français.
Ces calculs ne visent pas à établir une hiérarchie des valeurs artistiques, ils reflètent un état du marché. Ils sont néanmoins révélateurs du statut – économique, social et aussi symbolique – de l’homme considéré comme le plus français des grands artistes. À quoi le doit-il ? Ou, en d’autres termes : quelle est la véritable valeur de Pierre Soulages ?
© Archives Soulages © ADAGP, Paris 2019
D’autres facteurs, moins voyants, plus subtils, contribuent à dresser son portrait officiel. À commencer par le récit des origines familiales. La tradition nationale affectionne les enfances provinciales qui fleurent le parfum des régions rurales. Allez donc à Rodez, au numéro 4 de la rue Combarel. Vous y verrez un petit immeuble à deux étages aux persiennes closes. C’et ici qu’est né l’enfant du pays le 24 décembre 1919.
En moins de cinq minutes, vous aurez rejoint à pied le musée Soulages. Voilà donc un homme qui a exposé un peu partout dans le monde, dont les œuvres se trouvent dans les plus grands musées, et qui, après tous ces voyages, revient, comme Ulysse, sur ses terres. Il y a là un petit air de retour au pays qui a toujours flatté le sentiment du terroir. Pierre Soulages est à Rodez ce que le philosophe Michel Serres était à Agen, tous deux célébrités d’une exceptionnelle longévité, à la fois internationales et "de proximité".
À cette composante géographique s’ajoutent des circonstances historiques. Le peintre aveyronnais monte à la capitale en 1938 puis, malgré son admission au concours d’entrée des Beaux-Arts, retourne au pays, dégoûté par l’académisme de l’école et néanmoins séduit par la découverte de Picasso et Cézanne exposés au Louvre. Après guerre, il fera une nouvelle tentative qui réussira puisqu’il commence à exposer à partir de 1947. Plusieurs éléments vont alors jouer en sa faveur. Jeune artiste, il débarque dans un milieu qui vit les derniers feux d’une École de Paris aux contours de plus en plus flous mais toujours vivace – et encore épargnée par la toute prochaine déferlante américaine. En choisissant de s’inscrire dans le courant de l’abstraction, il profite du vecteur le plus en pointe des mouvements artistiques. À la fin des années 1940, Jean-Michel Atlan, Georges Mathieu ou Hans Hartung, parfois rassemblés sous l’étiquette d’abstraction lyrique, ont le vent en poupe. Avec son exposition au Salon des Surindépendants, Soulages semble rejoindre ce courant. Toujours est-il que Hartung le remarque et va contribuer à lancer sa carrière en le présentant à sa galeriste Lydia Conti.
© Centre Pompidou © Archives Soulages © ADAGP, Paris 2019
Il ne faut pas sous-estimer la puissance de feu de certaines galeries. Elles ont permis et permettent à certains de leurs "poulains", non seulement d’être mis en relation avec d’importants collectionneurs, mais surtout d’accéder à un marché international. Il n’est pas anodin que les intérêts de Soulages soient aujourd’hui aux mains de la galerie Emmanuel Perrotin, qui établit ou pérennise la réputation des artistes les plus en vue.
Pareil faisceau de conjonctions éclaire le parcours d’un jeune peintre français qui, au lendemain de la guerre, va conquérir le monde de l’art malgré l’hégémonie croissante du marché américain. Car, en dépit de la défaveur d’une critique new-yorkaise ne jurant que par Clement Greenberg, maître de l’expressionnisme abstrait, Soulages prend très tôt pied outre-Atlantique. Le MoMA lui ouvre ses portes. Dès le début de sa carrière, la rapidité de sa reconnaissance au-delà des frontières nationales dessine d’abord une silhouette de franc-tireur. Pourtant, même si elle flirte avec l’esthétique de l’art informel, sa démarche va rapidement s’en distinguer. Il se trouve ainsi en phase avec l’ébullition des groupes constitués tout en adoptant déjà une trajectoire singulière.
© © RMN – Grand Palais – Raphaël Gaillarde
En premier lieu, l’usage du brou de noix inscrit son travail dans une pratique à la fois artisanale et modeste. Jusqu’en 1949, il affectionne ce medium qui requiert, non le pinceau noble de l’artiste, mais la brosse du peintre en bâtiment. Ce recours au métier avec sa connotation populaire se conjugue avec le récit familial pour ébaucher ce qui deviendra la statue du peintre français. On a voulu voir dans ses premières œuvres graphiques des signes ou des idéogrammes. Il s’agit en réalité déjà du jeu entre lumière et obscurité à travers une dialectique hasardeuse entre le blanc du papier en réserve et, non pas le noir qui n’est pas encore sa "chose", mais le brun sombre du brou de noix. Une technique sommaire comme le brossage et le coût modique d’une teinture d’ordinaire utilisée pour le bois ne diminuent en rien l’ambition d’un homme qui ignore encore précisément où il se dirige, mais pressent qu’il atteindra un au-delà qui ne s’appelle pas encore outrenoir.
D’ailleurs, la décennie suivante renoue avec la tradition en marquant une prédilection pour la peinture à l’huile. Le blanc du papier est délaissé au profit d’un fond de toile coloré. Les contrastes chromatiques sont recherchés, les couleurs confrontées les unes aux autres. L’étape suivante va bousculer ce chapitre un peu conventionnel par une double décision. Dans un premier temps, les couleurs déposées sont recouvertes de noir puis, dans un deuxième temps, celui-ci est raclé, laissant réapparaître une partie des couleurs occultées. Peindre puis dépeindre, enduire puis gratter, la création est un repentir. C’est alors que le noir va prendre peu à peu possession du territoire. À ce stade, ce n’est pourtant pas le noir comme couleur ni même comme lumière qui retient l’attention, mais un e et de densité. Ce noir-là, pas encore omnipotent, est avant tout une matière qui réclame un certain type de perception.
© Centre Pompidou © Archives Soulages © ADAGP, Paris 2019
Nul besoin de chercher du sens ou des signes, ni même un discours. Quand Soulages parle de son art, il ne théorise pas, il est toujours concret, ce qui est savoureux pour un maître de l’abstraction. Les histoires qu’il raconte entraînent quelquefois ce géant cordial et volubile vers des anecdotes de sa jeunesse qui ne l’éloignent qu’en apparence de ses préoccupations du jour. En novembre 1986, je l’avais invité à "noircir" de quatre grandes bandes noires horizontales une page du journal Libération. À cette occasion, je l’avais rencontré dans son atelier parisien. Son épouse Colette, elle aussi vêtue de noir ce jour-là, se tenait attentive, sans intervenir. Ce qui frappait était d’abord la relative nudité des murs. Le vide l’emportait largement sur la présence des toiles. Pas de tableaux accrochés comme des trophées, rien non plus de ce bric-à-brac qu’on associe d’ordinaire à l’intérieur d’un atelier d’artiste. Pierre Soulages avait alors soixante-six ans et une énergie tranquille impressionnante. Comme m’avait impressionné sa taille de géant – pas loin de deux mètres. Mais plus que tout, sa voix et son intarissable éloquence m’avaient transporté d’une réflexion sur sa peinture, élargie à une analyse toute en finesse de l’état de l’art à l’époque en passant par un éloge appuyé de l’équipe de rugby de Rodez. C’est ainsi que j’ai appris que je ne m’adressais pas seulement à un maître de la peinture, mais aussi à un ancien rugbyman, encore marqué d’un soupçon de nostalgie. Trente-trois ans plus tard, même si c’est plus souvent dans son atelier de Sète, il peint toujours avec la même infatigable ardeur.
Les tableaux de Soulages ne sont pas des fenêtres ouvertes sur le monde, mais vont devenir assez vite une surface de projection pour le spectateur. Comment résister à l’appel du plein, au monde des rêves nocturnes ? Sur un écran de cinéma est projeté un film, sur l’écran Soulages le regard projette son propre film. Pour autant, il ne faut pas croire que n’importe quel rectangle noir ferait l’a aire. Si tel était le cas, le peintre débiterait ses œuvres en série comme Dalí signait des feuilles vierges à la chaîne. Or, nombreux sont les ratés qu’il détruit lui–même et lente peut être la germination d’une nouvelle œuvre. Car, ce n’est pas seulement une question de matière, c’est aussi a aire de format.
Les grands polyptiques fixés par des filins entre plancher et plafond réclament ainsi une approche presque solennelle. La leçon de Matisse n’est pas oubliée : "Un centimètre carré de bleu n’est pas aussi bleu qu’un mètre carré du même bleu". Ça vaut aussi bien pour Yves Klein et son IKB (International Klein Blue) que pour Soulages. On a tôt fait de distribuer la gamme chromatique : bleu Klein, vert Véronèse, jaune Van Gogh. Ou encore rouge des mains négatives de la grotte du Pech Merle – la découverte de l’art pariétal avait laissé en effet une impression forte sur le lycéen qu’il était alors.
© Musée Fabre © Archives Soulages © ADAGP, Paris 2019
À proprement parler, le noir n’intéresse pas Soulages. Il n’est pour lui ni une couleur ni une invention ni une marque de fabrique. Franz Kline, Ad Reinhardt ou Richard Serra partageaient avec lui cette faveur pour l’usage du noir. Son ami Rothko a peint des Black Paintings et, bien avant lui, Goya orna les murs de sa Quinta del Sordo des célèbres Pinturas negras. Pas question non plus de traiter le noir comme un produit commercial, ainsi que l’a fait Anish Kapoor en achetant les droits exclusifs du Vantablack, substance noire dotée du plus important coefficient d’absorption. Soulages est au-delà de tout ça ; cela fait quarante ans qu’il est outrenoir, néologisme qu’il a forgé pour dire que le noir est purement et simplement de la lumière.
Puisqu’il s’agit avant tout de lumière, il n’y a aucune contradiction entre, d’une part, ses déclinaisons du tableau noir et, de l’autre, son assemblage de vitraux dans l’abbatiale Sainte-Foy de Conques. Là, les rayures – et non rayons – de soleil pénètrent dans la pénombre ecclésiastique comme les striures des peintures ouvrent sur la promesse d’un outre-monde.
Soulages au Louvre, jusqu'au 9 mars 2020, Musée du Louvre, Rue de Rivoli 75001 Paris
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