Nicolas Mathieu : "Le prix Goncourt a changé ma vie du tout au tout"

Il est là, dans un hôtel modeux un peu tristoune, entre la gare de l’Est et la gare du Nord à Paris. La gare de l’Est par laquelle il est arrivé en venant de chez lui, Nancy. La gare du Nord d’où il prend un autre train pour Calais, où il va rencontrer des lecteur·rices.

Fulgurant succès

Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018 pour Leurs enfants après eux (plus de 610 000 exemplaires toutes éditions confondues et les droits cédés dans vingt et un pays) triomphe à nouveau avec Connemara, son nouveau roman, également paru chez Actes Sud.

Publié en février dernier, le livre s’est déjà vendu à plus de 180 000 exemplaires. L’accueil médiatique a été exceptionnel. « Je n’ai jamais vu un lancement pareil », assure son éditeur, Manuel Tricoteaux. Le livre sera prochainement adapté au cinéma par Alex Lutz.

Cela semble incroyable, mais Connemara n’est que le troisième roman de Nicolas Mathieu. Le succès, la notoriété ont fondu sur lui avec la fureur d’une avalanche.

Pour l’ancienne ministre de la Culture Françoise Nyssen, présidente du directoire d’Actes Sud, il demeure pourtant « un gentleman, un écrivain du sensible avec une sensibilité qu’on pourrait qualifier presque de ‘féminine’. Il entend, il comprend, il est drôle et attentionné, il est humainement présent et attentif à l’autre, ce qui est très rare dans ce monde fou ». Une affaire d’éducation, de valeur, de construction.

Je lis Céline, Proust, Colette… Vous avez vu les œuvres, leur dimension ? Je sais que je ne ferai jamais quelque chose d’aussi grand.

« Je n’étais pas angoissé par l’obtention du Goncourt, le risque qu’il prenne la grosse tête, se souvient son éditeur. Un signe qui ne trompe pas : il était lui-même inquiet pour le livre d’après. » Un verre d’eau à la main, Nicolas Mathieu sourit : « Je lis Céline, Proust, Colette… Vous avez vu les œuvres, leur dimension ? Je sais que je ne ferai jamais quelque chose d’aussi grand. »

Il aime aussi Georges Perec, Jean-Philippe Manchette, Annie Ernaux… »Si j’écris six ou sept livres dans ma vie, ce sera déjà bien. »Précisons qu’il n’a que 44 ans. Le meilleur reste (peut-être) à venir.

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Nicolas Mathieu, transfuge de classe

Il le dit lui-même : « J’ai le cul entre deux chaises. » Il grandit à Golbey, commune limitrophe d’Épinal. Fils unique d’une mère comptable et d’un père électromécanicien. Les trois vivent modestement, pas pauvrement, juste normalement, comme la plupart des gens en réalité. « On n’est pas des Américains », répètent ses parents pour signifier qu’il ne faut pas vivre au-dessus de ses moyens ni se prendre pour ce qu’on n’est pas. « Ils ont fait du mieux qu’ils pouvaient avec ce qu’ils avaient, exactement comme moi. »

Aujourd’hui, le voici couvert de gloire, d’argent, de prix littéraires. Une consécration pour celui qui s’était fait offrir une machine à écrire à 8 ans et qui, depuis, se tue à la tâche pour devenir écrivain.

Il n’y a pas si longtemps, il vivait de la rédaction de procès-verbaux de réunions de comités d’entreprise. Était-ce une vie de renoncement ? « Non, car je n’ai jamais renoncé à écrire. C’était une vie de galérien. »

Le prix Goncourt est une jouissance et un poids, une inquiétude aussi, la crainte de se prendre au jeu, de se confondre avec sa fonction.

Mais le cul entre deux chaises le rattrape. D’un côté, la Lorraine natale, le lieu de ses livres, de sa jeunesse où ses parents vivent toujours, et lui à nouveau après Paris. Le milieu dans lequel il a grandi, qui l’a façonné, dont il nourrit ses romans. De l’autre, le monde de la littérature parisienne, les mondanités, les courtisan·es, les compliments…

« Le prix Goncourt a changé ma vie du tout au tout. Ce fut un tourbillon énorme dont je ne suis peut-être pas encore redescendu. J’ai été plongé dans un monde où je ne me sens pas de plain-pied, j’ai toujours un sentiment d’imposture et d’envie d’être ailleurs. Le passage d’un milieu à un autre, d’une famille où on ne devait déranger personne, où l’on répétait ces phrases structurantes, qui vous assignent à une place, à un système de valeurs éducatives, à celui dans lequel j’évolue aujourd’hui. »

Le Goncourt lui a grandement facilité le quotidien. Fini les inquiétudes sur comment boucler les fins de mois ; la maison a été rénovée, une voiture achetée.

Mais l’écrivain n’est pas dupe : « C’est une couronne de plumes que l’on pose sur votre tête. Tout ceci relève du cinéma, des symboles, de la fausse monnaie. C’est une jouissance et un poids, une inquiétude aussi, la crainte de se prendre au jeu, de se confondre avec sa fonction. Car du jour au lendemain, plus personne ne vous regarde pareillement. Tant que vous ne l’avez pas vécu, vous ne pouvez pas savoir. Ce fait que vous ne serez plus jamais considéré de la même manière. »

La nécessité d’écrire

Il n’a jamais écrit pour décrocher un prix mais bien par absolue nécessité, depuis l’enfance puis l’adolescence quand il découvre Céline et Albert Cohen, « ces auteurs qui regardent le soleil en face ».

Même quand il bavarde, Nicolas Mathieu prononce des phrases qu’on n’aurait jamais songé écrire. Il dit aussi : « Le monde est trop pour moi seul. » Ajoute qu’écrire rend le monde « praticable » ; qu’il se considère, homme profondément de gauche, comme « une machine à sentir et à produire du texte, une puissance pour affecter des lecteurs. Parce que j’aime accéder à des vérités, fixer des sensations que j’éprouve, qui deviennent partageables ».

Quand j’ai reçu son premier manuscrit, (…) je l’ai appelé, je lui ai dit : « Vous êtes un écrivain. » J’ai été frappé par cette écriture à la fois complexe et si maîtrisée.

L’universalisme des sentiments, des interrogations, des angoisses, des espoirs qui peuplent ses livres, leur profonde humanité expliquent sans doute la fulgurance du succès et la popularité d’un auteur qui, chose rare, déplace les foules lors des signatures. Les gens veulent le voir, lui parler, parfois le toucher. Mais chez Actes Sud, Manuel Tricoteaux loue aussi la qualité de l’écriture.

« Quand j’ai reçu son premier manuscrit, je l’ai lu immédiatement, ce que je ne fais pratiquement jamais. Je l’ai appelé, je lui ai dit : ‘Vous êtes un écrivain.’ Je n’avais jamais entendu parler de lui et j’ai été frappé par cette écriture à la fois complexe et si maîtrisée. »

Lors du salon littéraire de Genève au printemps dernier, un autre Goncourt Actes Sud, Laurent Gaudé, expliquait comment Nicolas Mathieu excelle à décrire les vies de ses personnages, à dire son époque de façon « chirurgicale et puissante ». Pour Françoise Nyssen, « il possède aussi un talent fou pour évoquer le désir au féminin ».

Nicolas Mathieu parle aussi souvent des corps, ceux de ses personnages, les nôtres aussi. Les corps qui font l’amour, qui changent, transpirent, disent tout de nous, évoluent, frappés par le temps qui passe. Quand il parle, comme ce matin avant de prendre son train, il semble tout maîtriser du sien : il sort ses épaules, cale l’arrière de sa tête contre un mur de façon à la garder haute, droite, le menton en avant, comme s’il prenait la pose pour une séance photo. Il plisse souvent les yeux, le regard est droit, franc, presque défiant, la voix posée, rieuse, suave, légère comme un nuage.

À une journaliste qui lui demandait de quel trait de caractère il est le moins fier, il a répondu : « Le narcissisme. »Il le confirme, assure faire ce qu’il peut. « Il a surtout un grand besoin d’être aimé », assure son éditeur. Lui-même ne s’aime pas beaucoup, ne s’en cache pas, ne se montre pas avare de reproches à l’égard de lui-même, y compris sur son statut d’écrivain : « Je ne sais rien faire d’autre, c’est toute ma vie. C’est peut-être un peu pathétique. »

Un homme pétri de contradictions

Intrinsèquement politiques, ses romans interrogent souvent cette question essentielle : au fond, qu’est-ce qu’une vie réussie ? La sienne l’est-elle à 44 ans, trois romans, un prix Goncourt et des centaines de milliers de livres vendus ? Sa voix se brise. « J’ai peut-être éprouvé à un moment un sentiment de réussite mais ça n’a pas suffi. Il y a des choses plus enracinées, plus intimes, plus profondes. »

Pendant trente ans, on rêve de devenir écrivain, de Venise ou des filles qu’on n’aura pas. On en est un peu con en somme. Et puis un beau jour, on comprend que c’était tout simple. Il suffisait d’être « un papa de l’école ».

Accro à Instagram (il le reconnaît aisément), père d’un petit garçon, il poste ce texte bouleversant mi-juin : « Pendant trente ans, on rêve de devenir écrivain, de Venise ou des filles qu’on n’aura pas. On en est un peu con en somme. Et puis un beau jour, on comprend que c’était tout simple. Il suffisait d’être ‘un papa de l’école’. (…) C’est ce qu’on devrait. Être là. Mais toi tu habites trop loin désormais, et j’ai perdu le chemin de l’école. » Manuel Tricoteaux n’est pas convaincu par la pertinence de ces publications : « C’est sa liberté mais j’ai peur que cela desserve son travail littéraire. »

On interroge alors Nicolas Mathieu : pourquoi avoir posé comme condition préalable à cet entretien de ne pas le questionner sur sa vie personnelle mais publier un texte aussi intime sur un réseau social où il approche les 67 000 abonné·es ? « Parce que j’écris sur ce qui m’ébranle et que c’est peut-être la seule chose qui rend la vie tolérable. Il ajoute : « J’ai peut-être trouvé une place pour moi en littérature. Maintenant j’aimerais en trouver une en amour, ne pas être seul. »

On lui propose de ne pas écrire cette dernière phrase pour ne pas entrer de force dans son intimité, comme il l’avait demandé. Mais il insiste : « Non, écrivez-le, parce que c’est important et que c’est aussi une réalité. » On comprend alors à quel point Nicolas Mathieu, homme pétri de contradictions, fait preuve d’une bien plus grande indulgence à l’égard de ses personnages qu’envers lui-même. Ce qui contribue, aussi, sans doute, à faire de lui un grand écrivain.

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Ce portrait a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 841, daté octobre 2022.

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