Maureen Kearney, véritable lanceuse d'alerte violée de "La Syndicaliste" : "J’avais peur dans chaque cellule de mon corps"

Un matin comme les précédents de cet hiver 2012. Maureen Kearney se prépare à son domicile de banlieue parisienne, coiffe son chignon parfait en écoutant les informations, avant de déployer son énergie à être entendue. Des dizaines de milliers d’emplois d’Areva, où elle est élue syndicale, sont menacés par un contrat nucléaire, et donc un risque de transfert de technologies entre la France et la Chine. Maureen détient des preuves, lance l’alerte jusqu’à l’Élysée, et dérange.

Ce 17 décembre, l’Irlandaise est retrouvée en état de sidération par sa femme de ménage, ligotée à une chaise. Un manche de couteau est enfoncé dans son vagin, et sur son ventre, un « A », en lettre capitale, a été gravé à l’aide d’une lame.

Presque une décennie après les traumatisants faits, l’ancienne déléguée CFDT âgée de 67 ans observe Isabelle Huppert jouer cette scène. À la fois thriller politique et drame, La Syndicaliste de Jean-Paul Salomé, en salle le 1er mars 2023, retrace ses luttes pour la justice et la vérité : la première, face à l’ancien géant du nucléaire, avant la violente agression, puis celle d’après, contre un système politico-juridique qui la soupçonne durant plusieurs éprouvantes années d’avoir inventé cette attaque, dans la visée d’être enfin écoutée. Une double peine pour celle qui a subi et dénoncé un viol.

La victime est traitée en coupable. Le public, indigné dans son fauteuil rouge. Plus encore chaque fois qu’il se souvient que ce personnage de lanceuse d’alerte, pour lequel la célèbre actrice a adopté une frange blonde et des lunettes aux montures sombres, n’a rien d’imaginaire. 

Installée avec son époux à Bressuire, dans les Deux-Sèvres, Maureen Kearney séjourne quelques jours à la capitale pour la promotion de ce long-métrage. Lors de notre rencontre à son hôtel lundi 20 février, elle rembobine calmement une succession d’évènements injustes, effrayants, douloureux. À certains instants, s’y replonger fait surgir un lourd soupir, installe un silence, vitre son regard. Mais une quelconque colère, envers les hauts-placés « qui [l’]ont tous lâchés après l’agression » ou les enquêteurs qui l’ont secouée, ne se ressent pas chez celle qui s’est reconstruite grâce à un travail thérapeutique. Et s’engage aujourd’hui bénévolement dans l’accompagnement d’autres victimes. Interview.

Un douloureux visionnage 

Marie Claire Quand et comment avez-vous visionné le film pour la première fois ? Qu’avez-vous ressenti après avoir découvert votre histoire sur grand écran ?

Maureen Kearney : Le premier ou le deuxième jour de septembre, je me suis rendue chez le producteur du film, Bertrand Fèvre, pour le découvrir, avec la journaliste Caroline Michel-Aguirre, autrice d’un livre-enquête [Stock, ndlr] sur mon histoire, duquel le scénario est adapté. Caroline a fait le travail de plusieurs enquêteurs qui affirmaient n’avoir jamais rien trouvé. C’est elle – et non une jeune policière, comme il est montré dans le film – qui a retrouvé la trace d’une femme qui avait subi un viol similaire au mien, avec le même mode opératoire : un signe gravé sur nos ventres.

Six ans de ma vie compactée en deux heures. Je me suis rendue compte de la violence des épreuves traversées.

Visionner ce film fut difficile. Vraiment très, très, difficile. Au cours de la projection, j’ai eu besoin de quitter la salle. J’ai essayé de respirer profondément. Je me répétais : « C’est un film, ce n’est pas toi ».

Les quinze jours qui suivirent, j’étais secouée, affectée psychologiquement par ce que j’avais vu. Six ans de ma vie compactée en deux heures. Je me suis rendue compte de la violence des épreuves traversées. J’ai pensé : « Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai vécu ? Et mes proches ? » Car quand on vit quelque chose de si dur, de l’intérieur, on essaie d’avancer, comme on peut.

Durant ces deux semaines de choc, je n’ai cessé de penser aux ressentis de mon époux [incarné par Grégory Gadebois, ndlr] et de mes enfants. Mon mari ne parle pas beaucoup, comme beaucoup d’hommes français de sa génération. Je crois qu’ils n’ont jamais appris (Elle rit). Mais il était là, toujours, même dans ces moments où j’avais tellement peur, où j’avais envie d’être seule par crainte de le mettre en danger par ma simple présence à ses côtés. En 2013 et 2014, j’ai songé au suicide, pensant que si je n’étais plus là, ma famille ne risquait plus rien.

Après ce premier visionnage, j’ai eu peur revoir le film. Quatre mois plus tard, je suis retournée le voir, plusieurs fois avec mon mari, également très secoué en sortant des séances. Au bout de la quatrième fois, la distance était enfin installée. Le passé n’était plus présent. Enfin à sa place, là où il doit rester ranger.

Avez-vous rencontré Isabelle Huppert ?

Oui, durant le tournage. Elle n’a pas souhaité me rencontrer avant, afin de s’approprier le rôle. Cela ne me dérangeait pas.

Le premier film français que j’ai vu, c’était Violette Nozière de Claude Chabrol. Isabelle Huppert était toute jeune. Je me souviens avoir pensé qu’elle pourrait être irlandaise. Plus de 40 ans plus tard, elle joue une Irlandaise… La vie et ses hasards. Je suis très honorée. Je crois qu’elle a réussi à transmettre à travers l’écran ma persévérance.

Une victime en garde à vue

Quel fut le moment le plus compliqué à vivre lors de l’enquête ?

Ce moment où je suis devenue coupable aux yeux des enquêteurs. Un matin, ils m’ont convoquée, m’annonçant : « On ne croit pas un mot de votre témoignage et on voudrait que vous disiez que vous avez tout inventé ». Je ne comprenais rien. J’étais hors de moi.

L’interrogatoire a duré dix heures, peut être onze. Sans arrêt, les mêmes questions, les mêmes réponses, les mêmes questions, les mêmes réponses… Je souffrais de douleur à l’épaule, avec ma rupture de la coiffe des rotateur, donc j’ai demandé un Doliprane. Ils ont refusé. Je n’ai pas mangé de la journée. On ne m’a pas non plus donné à boire.

En repensant au traitement que j’ai subi, je n’ai pas de mot.

Après de longues heures au cours desquelles je réaffirmais que je n’avais pas inventé mon viol, ils m’ont laissée, seule, dans le bureau. Puis un homme est entré. Plus brusque. Là, j’ai eu vraiment peur. Il a commencé par me dire qu’il n’aimait pas « les gens comme moi ». Que « le rouleau compresseur de la justice et D’Areva » feraient en sorte que ni moi, ni ma famille, ne se relèvent.

Immédiatement, j’ai pensé à ma fille et à ma petite-fille. Je me suis souvenue que juste avant l’agression, j’avais été menacée, prévenue qu’il s’agissait du « dernier avertissement ». Je comprenais que c’était elles les prochaines cibles. Alors, quand les policiers sont revenus dans la pièce pour recommencer l’interrogatoire, je leur ai lâché : « Je dirais ce que vous voudrez ». À ce moment-là, s’il fallait que je dise que j’étais Jack l’Éventreur, j’étais prête à le faire.

Ils m’ont placée en garde à vue. C’était atroce. J’avais peur dans chaque cellule de mon corps. J’étais désespérée. Lors de cette garde à vue, un policier, persuadé que j’avais tout inventé, m’a dit : « Pour qui vous vous prenez ? Votre PDG est un homme respectable ». En repensant au traitement que j’ai subi, je n’ai pas de mot.

Mais « mes aveux » soudains ne tenaient pas la route. On n’invente pas comme ça une histoire qui n’est pas vraie. Alors, le procureur s’est déplacé en garde à vue – fait extrêmement rare, m’a indiqué mon avocat – et m’a donné huit jours pour en écrire des détaillés, précis. Deux amis ont tenté de m’aider à les rédiger. Même à trois, on n’arrivait pas. J’ai réalisé que je ne pouvais simplement pas. Que je ne pourrais plus jamais vivre avec moi-même si je tentais d’inventer cette histoire. J’ai donc décidé de ne pas confirmer mes soi-disant aveux.

Pendant que les enquêteurs me forçaient à avouer une mise en scène que je n’avais pas faite, d’autres annonçaient à mon mari que j’avais pété les plombs et que je m’étais attachée toute seule. Il leur a répondu, avec son second degré : « C’est une option, comme il y a plein d’autres options. Mais elle mérite trop Oscar et dix César si elle fait semblant ». Les enquêteurs ont résumé ses propos à « Il ne la croit pas, il dit lui-même que c’est possible ».

Moi, je suis détruite. Ça fait six ans que je dis que j’ai été sauvagement agressée, et vous sautez de joie parce que je suis crue, enfin ?

Ma femme de ménage a elle aussi subi trois interrogatoires terribles. Celle qui m’a découverte ligotée fut accusée d’être ma complice, de m’avoir attachée et aidée à mettre cette agression en scène contre de l’argent. Elle a fini par dire aux enquêteurs qu’ils pouvaient consulter ses comptes bancaires, ce à quoi ils ont rétorqué que j’aurais pu la payer en liquide. Chaque élément était retourné contre moi, leur coupable. Je me dis, heureusement que je n’avais pas tiré une grosse somme d’argent avant l’agression, ce que j’aurais pu faire quelques jours avant Noël, pour mes enfants.

Perçue comme une « mauvaise victime » : la double peine

Qu’est-ce que ce traitement que vous avez subi dit du cliché de la « bonne victime » ou de la « victime parfaite » ?

Selon certains enquêteurs et magistrats, une « bonne victime » de violences sexuelle se débat. Ils me l’ont demandé, répété : « Pourquoi ne vous-êtes vous pas débattue ? » Je leur répondais que je pensais que l’agresseur avec un revolver, car, lorsqu’il m’a couvert les yeux, j’ai senti quelque chose dans mon dos. Mais pour eux, quand une femme ne se débat pas, cela signifie, que quelque part, elle veut bien.

Une « bonne victime » devrait également se souvenir de tout, être tout à faire claire dans sa façon de raconter les faits. Ils ne savent pas ce qu’est la sidération. Le soir-même de l’agression, un psychiatre a déclaré que j’étais dans un état de dissociation, qui correspondait au choc vécu. Deux autres psychiatres encore, rencontrés lors d’expertises réalisées à la demande du procureur, ont formulé les même conclusions. Mais ce même procureur ne les a jamais relevées.

 Vous êtes condamnée en 2017 pour « dénonciations mensongères », avant d’être acquittée, totalement blanchie, l’année suivante. Qu’éprouvez-vous lors de ce verdict en appel ?

Lors de ce procès en appel, je me suis trouvée face à des juges respectueux, qui poser leurs questions sans préjugé ni intimidation. Enfin. Après six ans d’enquête. J’en étais étonnée.

Je me souviens, il ont répété plusieurs fois que je ne portais pas de culotte sous mon collant, car cela était écrit dans les conclusions des gendarmes et des juges. À un moment, le juge qui m’interrogeait s’est excusé de devoir le faire.

Je pensais que j’allais être condamnée à nouveau et être obligée d’aller à la Cour européenne des droits de l’Homme. Mais mon nouvel avocat, Me Temime, était assez confiant, car il avait relevé des manquements énormes dans le dossier.

Il n’y avait jamais eu de reconstitution par exemple, à la différence de ce qui est montré dans le film. J’ignorais qu’il en fallait une. Personne ne m’a jamais demandé d’essayer de me ligoter toute seule autour d’une chaise pour voir si j’avais vraiment inventé une agression, comme ils le pensaient. Il a aussi réalisé que le dossier ADN n’existait pas ou avait été égaré. La plaidoirie d’Hervé Temime était puissante. Elle a été reprise mot à mot dans le film.

Le soir du verdict, mon mari et des amis ont ouvert une bouteille de champagne à la maison. Tout le monde exultait. J’ai dit : « Moi, je suis détruite. Ça fait six ans que je dis que j’ai été sauvagement agressée, et vous sautez de joie parce que je suis crue, enfin ? » Cela me semblait décalé.

Maureen Kearney, à l’écoute d’autres victimes

Seriez-vous soulagée de savoir l’agresseur arrêté, jugé ? Pensez-vous souvent au fait qu’il demeure impuni ?

Soulagée, oui, je le serais. Mais je ne pense pas souvent à lui.

J’ai fait un immense travail thérapeutique, sur le pardon et l’acceptation. Un psychiatre militaire, spécialiste du syndrome post-traumatique, m’a conduite vers le chemin de la résilience en me permettant de poser des mots sur ce que j’avais vécu. Grâce à lui, j’ai pu parler au tribunal. Lui aussi s’est exprimé à la barre, assurant qu’il n’avait aucun doute sur le fait que j’avais été agressée et violée. Son témoignage fut primordial.

Trouver et juger l’agresseur ne me rendra pas ces six années de vie perdues.

Le pardon, comme dit Boris Cyrulnik, n’est pas pour les autres, mais pour soi-même. Et l’acceptation ne veut pas dire que je suis d’accord. Je refuse simplement que l’évènement m’empêche d’avancer. De plus, trouver et juger l’agresseur ne me rendra pas ces six années de vie perdues. J’avance. Je n’ai plus peur. Je sais qui je suis, j’ai toujours su ce qui s’était passé. « Mais tu n’as jamais douté ? », me demandaient parfois des amis. Je n’ai jamais douté. Je n’ai jamais « pété les plombs », comme ils disaient.

Et puis, sincèrement, je ne me sens pas d’affronter de nouveau la violence judiciaire. Je n’ai pas le courage. Je me préserve.

Auriez-vous un message à transmettre aux victimes de violences qui craignent de ne pas être crues, comme vous ne l’avez pas été ?

Allez voir les associations qui accompagnent les femmes victimes de violences. Là-bas, « Je vous crois » est la première chose que l’on vous dira. Je tiens à le dire tout de suite quand que je rencontre une femme ou un enfant dans l’association où je travaille bénévolement, justement dans la section écoute et accompagnement des victimes. J’ai vu dans leurs yeux le soulagement d’être cru·es, immédiatement.

Je voudrais également adresser un message à la jeune génération. Entre mes premiers engagements féministes, qui remontent à mon passage à la faculté d’Aix-en-Provence dans les années 70, et ceux d’aujourd’hui, je ne vois pas tellement le chemin parcouru. Les choses n’ont pas suffisamment évolué. Et cela me désole au plus profond de moi. Je compte sur cette jeunesse. Nous avons besoin de votre dynamisme, votre envie de renverser ces injustices… Pour que l’impunité cesse, enfin.

La Syndicaliste, de Jean-Paul Salomé, avec Isabelle Huppert, Marina Foïs, Grégory Gadebois, Pierre Deladonchamps, Yvan Attal, François-Xavier Demaison… 1er mars 2023 en salle.

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