Maroc, l’amour hors-la-loi : "Une balade main dans la main… et un policier peut fouiller vos photos intimes"

  • Le Collectif 490 pour la liberté d’aimer

Sonia Terrab n’oubliera jamais le 31 août 2019, date de l’arrestation de la jeune journaliste Hajar Raissouni, accusée de « relations sexuelles hors mariage » et « avortement illégal », puis condamnée à un an de prison ferme au nom de l’article 490 du Code pénal marocain, qui punit « d’emprisonnement d’un mois à un an toutes personnes de sexe différent qui, n’étant pas unies par les liens du mariage, ont entre elles des relations sexuelles ».

« J’étais tétanisée, totalement choquée, comme tant d’autres autour de moi », se souvient la documentariste, autrice de la formidable série web Marokkiat, dans laquelle de jeunes Marocaines prennent la parole dans la rue.

Le Collectif 490 pour la liberté d’aimer

Dans la foulée de sa colère, Sonia Terrab appelle l’écrivaine franco-marocaine Leïla Slimani. Ensemble, elles créent le Collectif 490 et rédigent le manifeste « Hors-la-loi » pour ne plus « subir la loi du silence » en « refusant d’ignorer les tragédies individuelles auxquelles les lois pénalisant les relations sexuelles hors mariage, l’adultère et l’avortement aboutissent ».

En peu de temps, plus de 15 000 signatures – de femmes et d’hommes – sont recueillies. « Le retentissement de notre manifeste a mis en lumière le ras-le-bol des Marocaines face à ces lois rétrogrades et liberticides », souligne Sonia Terrab. Face à l’ampleur de la mobilisation, Hajar Raissouni sera d’ailleurs graciée par le roi Mohammed VI, après avoir passé un mois en prison.

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Cinq femmes en lutte

Trois ans plus tard, Sonia Terrab n’a pas baissé la garde. Au dixième étage d’un immeuble au design ultra-contemporain du quartier de la nouvelle gare de Casablanca, les Moroccan Outlaws – les « Marocaines hors-la-loi » – ont installé leur QG dans un appartement aux murs couverts de stickers de paroles de jeunes Marocaines écrites en blanc sur fond noir, recueillies via Instagram, et de portraits de féministes historiques du Maghreb, dont Gisèle Halimi.

L’association n’a toujours pas, malgré ses multiples demandes auprès de la préfecture, d’existence officielle. Il lui est donc impossible d’organiser des manifestations dans l’espace public. Les « Hors-la-loi » ont pourtant reçu le prestigieux Prix Simone de Beauvoir en 2020. Une reconnaissance due à l’énergie et à la détermination palpables de cinq autres femmes qui ont rejoint la jeune documentariste : Narjis Benazzou, médecin, Karima Rochdi, journaliste, Rim Akrache, psychologue, Fidae El Ismaili, une jeune avocate et son aînée, Me Fatima Zohra Chaoui, présidente de l’association marocaine de lutte contre les violences faite aux femmes. 

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Des campagnes pour sensibiliser la société marocaine

Ces lanceuses d’alerte réagissent à chaque injustice faite aux droits des femmes, organisant une journée de « deuil numérique » après le décès de Meriem, 14 ans, à la suite d’un avortement clandestin en 2019, ou encore un soutien à Hanaa, mère célibataire de deux enfants victime de revenge porn et condamnée à un mois de prison pour relations sexuelles hors mariage. L’homme qui l’a filmée en abusant d’elle à des fins de tournage pornographique et a mis les images en ligne n’a, lui, pas été inquiété.

Elles viennent de lancer une nouvelle campagne numérique qui a déjà généré trois millions de vues sous le hashtag #STOP490, dans le but de réunir les quatre mille signatures nécessaires (seul·es celles et ceux qui sont inscrit·es sur les listes électorales peuvent, selon la loi, la signer…) pour que leur demande puisse être présentée et discutée au Parlement.

Autant de campagnes qui tentent de mobiliser une société civile jusqu’ici peu encline à s’emparer des débats sur les libertés individuelles.

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Des couples traumatisés par la police

« C’est clairement le but de notre activisme numérique, revendique Narjis Benazzou, présidente des ‘Hors-la-loi’. Nos détracteurs nous accusent d’encourager les relations sexuelles débridées  ; au contraire, nous demandons de la prévention et de l’éducation à la place de la répression, ainsi qu’une discussion autour de la notion de consentement. Grâce aux réseaux sociaux, nous touchons toutes les couches de la société, notamment les jeunes, et recueillons énormément de témoignages, comme lors de notre action #MeTooUniv pour alerter sur les nombreux cas de harcèlement d’étudiantes. La loi est censée protéger les victimes, pas les culpabiliser, alors que tant de femmes n’osent pas, dans ce contexte, dénoncer les agressions sexuelles dont elles sont victimes. »

L’article 490 ouvre la voie à tous les abus d’interprétation.

Ainsi, chaque semaine, Fidae, la jeune avocate du collectif, peut aiguiller vers des consœurs et confrères des jeunes femmes victimes de violences sexuelles et des couples traumatisés après avoir été contrôlés par la police dans la rue ou dans un hôtel, voire dénoncés par des voisins, un mari ou une épouse trompé·es, puis arrêtés par la police parce qu’ils n’étaient pas unis officiellement.

« Cet article 490 ouvre la voie à tous les abus d’interprétation, explique la jeune juriste. Une balade main dans la main dans la rue, un baiser échangé dans un parc… et un policier peut venir vous demander quels sont vos liens, même fouiller votre téléphone portable et découvrir des photos intimes  ! Cela est arrivé récemment à deux jeunes étudiants contrôlés dans la rue, qui ont dû subir une garde à vue humiliante tandis que leurs familles étaient mises au courant par la police. Leur vie a été brutalement étalée, leur intimité bafouée. Ils sont restés traumatisés. Sans compter les multiples exemples de corruption que l’on nous raconte où, de peur d’une garde à vue, de jeunes (et moins jeunes) couples n’ont d’autre choix que de glisser un billet de 500 dirhams (environ 50 euros) à un policier trop zélé pour qu’il ferme les yeux. »

Les conséquences de lois bafouant les libertés individuelles

Dans sa patientèle féminine âgée de 16 à 50 ans, la psychologue Rim Akrache, autre pilier des « Hors-la-loi », voit chaque jour les ravages de cette intimité « sous contrôle » légal  : « Lors de mes consultations, je constate de nombreux symptômes post-traumatiques, parmi les femmes mais aussi chez de jeunes couples non mariés qui ont été arrêtés en vertu de l’article 490. C’est aussi le cas chez des jeunes femmes violées qui n’osent porter plainte dans un commissariat de peur d’être considérées d’emblée comme coupables ou traitées de ‘putes’. Nombre d’entre elles sont dans de profondes souffrances. »

Karima Rochdi, la journaliste qui fait le lien entre le collectif et les médias, dit qu’elle a longtemps attendu un « mouvement comme celui-ci » : « Je fais partie d’une génération, les 50-60 ans, qui n’osait même pas évoquer les lois anti-libertés individuelles, souligne-t-elle. Avec ce collectif, je sens enfin qu’on peut faire avancer les choses, en finir avec la culpabilisation des femmes, à commencer par celles des classes sociales modestes. Quelque chose est en train de bouger. »

« Oui, c’est énorme ce qu’a fait ce collectif, renchérit l’avocate Fatima Zohra Chaoui, figure féministe emblématique. Oser parler sans détour et publiquement de l’article 490, qui était un véritable tabou dans notre société, c’est déjà une victoire, une véritable avancée ! ».

Mentir ou partir, le dilemme des femmes marocaines

Sortir du mensonge, surtout, qui régit la vie de tant de jeunes Marocaines, appuie Sonia Terrab, cofondatrice de ce mouvement. « Comme toutes les filles, j’ai dû mentir à propos de qui je voyais, de ce que je faisais, sinon je n’aurais jamais pu mener la vie que je voulais. Beaucoup de jeunes n’en peuvent plus de ces mensonges imposés et préfèrent quitter le pays, pour aimer ailleurs en liberté, vivre leur intimité et leurs choix sans risquer la prison. Loin du regard de la société et de leur famille, dans un pays où il est interdit de louer un appartement en tant que célibataire et où l’on doit montrer un certificat de mariage en bonne et due forme au réceptionniste si l’on veut rencontrer son petit ami ou sa petite amie dans l’anonymat d’un hôtel, pour passer un week-end ou des vacances ensemble. »

On doit ruser sans cesse et espérer ne pas être contrôlés par la police.

Elles sont nombreuses, les Marocaines anonymes, à ressentir « une épée de Damoclès » sur leurs têtes en permanence, comme en témoigne Ines (le prénom a été modifié), cadre supérieure quadra célibataire. Elle se souvient d’avoir « paniqué » à Marrakech, alors qu’elle était en week-end avec un amoureux. « Nous avions les moyens de nous offrir un grand hôtel moins regardant sur les couples non mariés, raconte-t-elle. Pourtant, quand j’ai entendu frapper à la porte de la chambre, je me suis immédiatement échappée en sautant du balcon du premier étage dans le jardin. J’étais convaincue que c’était la police qui venait m’arrêter parce qu’elle avait découvert que nous n’étions pas un couple marié. C’était la femme de chambre… Mais ‘conditionnée’ par le 490, j’étais persuadée que j’allais être arrêtée. »

Dans un resto-bar branché bondé en fin de semaine à Rabat, une pinte de bière ou un cocktail à la main, et souvent une cigarette, les couples, pourtant, ne se cachent pas. Comme Rita, consultante en marketing, et son petit ami, avec qui elle vit depuis plus de cinq ans. Leurs parents, restés en province, n’en savent rien. Leurs voisins les pensent mariés. « Dans une grande ville, cela passe, on peut espérer plus d’anonymat, explique-t-elle. Mais reste qu’on doit quand même ruser sans cesse et espérer ne pas être contrôlés par la police, ni dénoncés. »

Un conservatisme bien "ancré"

Au-delà des textes de lois liberticides, c’est aussi le conservatisme ambiant que dénoncent les « Hors-la-loi » et qui ne vient pas forcément du camp qu’on imagine, assurent-elles. Sonia, par exemple, ne « croit plus autant à la pression islamiste » : « On a énormément de filles voilées, comme des filles de Casablanca ou Rabat qui ne le sont pas, qui nous soutiennent, explique-t-elle. Et souvent nous constatons que les branchées des grandes villes sont plus conservatrices que des filles voilées dans des milieux ruraux… »

C’est aussi ce que note le sociologue marocain Mehdi Alioua, signataire du manifeste. « La pression sociale normative est très forte sur les jeunes au Maroc, et la religion n’est qu’un des aspects. C’est paradoxalement parmi les gens de la classe moyenne et supérieure urbaine, qui ont participé à changer et à moderniser le pays, que l’on rencontre un conservatisme ancré et une ‘panique morale’ basée sur le fantasme que tout changement de mœurs équivaudrait à la dissolution de la famille, analyse-t-il. Dans ce conformisme ambiant, aucun parti marocain n’a d’ailleurs jamais osé se risquer à s’emparer de la question des mœurs, or c’est par ce prisme, justement, que le corps des femmes reste sous contrôle. »

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« Betty » dénonce une vive hypocrisie

Pour lui, la société marocaine, tissée de contradictions et d’interdits, est enfermée dans une forme de schizophrénie sociétale. Un climat toxique et liberticide qu’Ibtissame « Betty » Lachgar, militante laïque et féministe, cofondatrice du Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (Mali), combat en revendiquant une radicalité à toute épreuve, elle qui a été plusieurs fois arrêtée pour avoir manifesté dans l’espace public, avec courage. « Il faut aller au-delà de l’abrogation de l’article 490, estime-t-elle. Et s’attaquer aussi à la fin de l’article 489, qui criminalise l’homosexualité, et à celle de l’article 491, qui pénalise « l’adultère », ce mythe patriarco-religieux  ! L’hypocrisie sur les relations sexuelles hétéro et homo, comme sur l’IVG, est un sport national ici. »

Dans l’espoir que le Parlement se saisisse enfin de la question des libertés individuelles, « Betty » ne lâche rien et continue de taguer les murs de Rabat pour revendiquer les libertés, « toutes les libertés » individuelles. Tout comme le collectif des « Hors-la-loi », qui continue de recueillir tant de souffrances indicibles. En attendant que « l’amour ne soit plus un crime  ».

Ce reportage a été initialement publié dans le Marie Claire numéro 848, daté mai 2023.

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