Lucie Borleteau, réalisatrice d'"À mon seul désir" : "King Kong Théorie de Virginie Despentes coule dans mes veines"

Sur la façade d’un club érotique parisien, »À mon seul désir » se lit en néons scintillants. Aurore, une étudiante incarnée par Louise Chevillotte (repérée dans L’Amant d’un jour de Philippe Garrel), ose un soir franchir la porte de ce monde qui l’intrigue et va lui plaire, tout de suite. À son seul désir, la jeune femme postule pour devenir effeuilleuse. 

En salle depuis le 5 avril, le troisième long-métrage de Lucie Borleteau, à qui l’on doit Fidelio, l’odyssée d’Alice (2014), et l’adaptation sur Toile de Chanson douce (2019) de Leïla Slimani, parvient à être « profond dans la légèreté », comme le formule joliment sa réalisatrice lors de notre rencontre. À mon seul désir nous convie dans les coulisses de cet univers fantasmé, mal connu, jugé… Mais pour une rare fois, du point de vue de celles qui se dévêtissent. Interview.

Le female gaze de Lucie Borleteau

Marie Claire : On ressent puissamment votre regard féminin derrière la caméra comme dans l’écriture, un « female gaze ». Quelle fut votre réflexion sur la manière de filmer vos personnages, ces strip-teaseuses ?

Lucie Borleteau : Je me suis questionnée : « Comment montrer les corps nus des femmes, qui occupent l’Histoire de l’art depuis la Préhistoire ? Comment sortir de ces représentations que l’on voit partout – dans les allégories, les musées… -, afin que ces femmes ne soient plus objets mais sujettes ? C’était tout le projet du film : se placer du point de vue de ces danseuses. Ce qui n’a pas été fait si souvent que ça au cinéma.

Je ne souhaitais pas faire un film choc, glauque, libidineux. Dès mes premières notes d’intention [de scénario], il était clair qu’il y aurait beaucoup de hors-champ [d’éléments qui n’apparaissent pas dans le cadre d’une image, ndlr], pour suggérer les choses trash. Celles-ci sont présentes dès le début du film, car il fallait poser le cadre : je ne voulais pas non plus faire croire qu’un club de strip-tease, c’est le monde des bisounours, sans incident lié au non-respect du consentement par certains clients.

Plus on avance dans le film, moins on voit des corps, mais des personnages. Mon regard est intéressé et respectueux des personnages.

J’ai été attentive au bien être des actrices. J’ai pris le temps de leur expliquer ce que je filmais, et pourquoi.

La question du regard sur les personnages en est une, sur les actrices en est une autre. Comment avez-vous appréhendé ce tournage ?

J’ai été jeune actrice, et comme je n’avais pas peur d’être nue, j’ai fait de la figuration dévêtues dans des films. Je sais à quel point on peut se sentir très seule dans ces moments-là.

J’ai été attentive au bien être des actrices. J’ai pris le temps de leur expliquer ce que je filmais, et pourquoi. L’équipe technique présente en plateau était aussi majoritairement féminine. C’était aussi une manière de prendre soin des actrices sur un tel tournage. Le chef opérateur, masculin, avait parfois peur de ne pas avoir le bon regard. Alors, il me passait la caméra pour une prise. 

« Déconstruire les idées reçues »

Quels sont les sentiments ou réflexions que vous souhaitez créer chez le public ? 

J’espère que ce film leur apportera non pas des réponses, mais des questions. Il n’oblige pas le public à penser que dans une direction, puisqu’il présente une diversité de parcours de danseuses [Certaines aiment ce métier, d’autres le font pour des raisons financières, ndlr]. Elles sont d’ailleurs elles-mêmes en désaccord sur la question des limites et de la prostitution. Je trouvais important que l’on puisse entendre différents points de vue, que le film n’assène pas une leçon, mais qu’il soit plutôt une porte ouverte à des remises en question. Ça ne m’intéresserait pas en tant que spectatrice d’aller voir un film qui me dise, « C’est ainsi, pas autrement ».

Mais je souhaite qu’À mon seul désir permette de déconstruire les idées reçues que l’on peut avoir sur les choix des travailleuses du sexe en particulier, et des femmes en général. Quand on représente un microcosme au cinéma, c’est pour toujours pour mieux parler de l’universel.

En discutant avec des spectateurs et des spectatrices à l’issue d’une projection, je me suis rappelée avoir lu King Kong Théorie de Virginie Despentes des dizaines de fois, et l’avoir tant de fois conseillé. Ce fut pour moi un livre fondateur, il coule dans mes veines, et m’a sûrement irriguée pour cette réalisation, sans même que je n’y pense. Avec ce film, je m’inscris dans son féminisme pro-choix. Aussi, dans cette même critique d’une société patriarcale et capitaliste.

Quels sont les principaux préjugés sur les strip-teaseuses et leur lieu de travail que votre film tord ?

Pour mes personnages, le club de strip-tease est un espace safe. Cela était important pour moi, afin de pouvoir développer ce discours lumineux sur ces questions, renouer avec l’érotisme, la sensualité, la joie, la liberté. Nous avons des préjugés sur ces lieux, car pèse cette injonction à se méfier de la vilaine fille que l’on pourrait devenir. De nombreux films ont exploité cette fausse idée. Je me suis inspirée d’un club réel, très éloigné de ces représentations de la fiction. 

J’ai constaté une grande sororité entre elles, à mille lieux de ce que les films peuvent raconter du cliché de la rivalité féminine.

Lors de mon travail d’enquête en préparation du tournage, de mes rencontres avec des danseuses et travailleuses du sexe, j’ai également constaté une grande sororité entre elles. À mille lieux de ce que les films peuvent raconter du cliché de la rivalité féminine, de ces « les femmes entre elles, ce sont les pires ». Bref, de ce point de vue hérité d’une domination masculine, qui a tendance à nous opposer les unes aux autres, et à nous faire penser qu’un groupe de femmes, ça ne peut pas faire les choses bien. Ces chamailleries, voire ces rivalités, je ne les ai pas vu, ni entre danseuses, ni entre actrices.

Une histoire d’amour entre deux strip-teaseuses

Il est difficile de parler de votre film sans évoquer la romance lesbienne entre deux danseuses dans lequel il bascule joliment en seconde partie. Quel est votre regard sur cette histoire d’amour ?

Cette histoire est belle, parce qu’elle leur tombe dessus : elles ne la voient pas venir. Leur relation n’est pas très conventionnelle, puisqu’elle est adultérine, et que, surtout, par leur travail, il y eut un contact intime entre elles avant même de la débuter.

Leur histoire propose une vision de l’amour contemporaine, simple, joyeuse, entre deux personnes qui s’aiment d’égal à égal, sans volonté de dominer ou d’admirer l’autre excessivement. Cette représentation de l’amour « passionnel », que l’on voit tellement au cinéma, est très liée au système patriarcal.

À mon seul désir, le titre du film, résume à fois leur choix d’être strip-teaseuses, comme celui de vivre cette histoire d’amour, qui n’a pas de place au soleil mais qui est tout de même sublime. L’amour peut se jouer sur d’autres partitions, il n’en sera pas moins grandiose.

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À mon seul désir, de Lucie Borleteau, avec Louise Chevillotte, Zita Hanrot, Laure Giappiconi, Pedro Casablanc, Melvil Poupaud… En salle le 5 avril 2023. Interdit au moins de 12 ans.

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