Loin du costume rouge du Petit Spirou, les récits noirs de Philippe Tome
- Avant sa disparition soudaine, début octobre, Philippe Tome avait achevé le dernier album du Petit Spirou avec son complice de toujours, Janry.
- Pour la sortie de « La vérité sur tout ! », le 18e album de la série, 20 Minutes revient sur les polars signés du scénariste belge.
- « Sur la route de Selma », « Berceuse assassine »… En marge de l’univers de Spirou, Tome tenait à y explorer des sujets particulièrement graves, comme le racontent ses collaborateurs.
Quel improbable point commun peut bien relier un prof de gym alcoolique, un flic new-yorkais déguisé en pasteur pour rassurer sa mère cardiaque, ou encore un chauffeur de taxi résolu à assassiner sa femme ? Tous ces personnages de BD partagent une même filiation, puisqu’ils sont nés de l’imagination d’un seul homme : Philippe Vandelvede, dit « Tome ». Sa disparition soudaine, le 5 octobre 2019 à Bruxelles, les a laissés orphelins, au même titre que les lecteurs tombés sous le charme de ses albums du
Petit Spirou, de Soda ou encore de Berceuse assassine, sa trilogie la plus sombre.
Car, bien que le grand public le connaisse avant tout pour les gags du gamin au calot rouge, dont le dix-huitième album (posthume) vient de paraître, Philippe Tome s’est aussi imposé, au fil des décennies, comme un scénariste de récits adultes, particulièrement noirs.
« Tome voulait vraiment sortir de sa carapace humoristique »
A la fin des années 1980, si Le Petit Spirou lui permet d’aborder des thèmes plus proches de sa personnalité sous couvert d’un humour irrévérencieux partagé par son complice Janry, et de s’émanciper des aventures du « grand » Spirou, Philippe Tome se lance aussi en parallèle dans une série encore plus personnelle.
Avec Soda, aux côtés de Luc Warnant, le voilà libre de mettre en scène les enquêtes d’un flic dont la tenue de pasteur contraste avec ses méthodes d’investigation particulièrement violentes. Sur fond de meurtres sanglants, de fusillades haletantes et de sujets propres à la société américaine de l’époque – peine de mort, terrorisme… -, le scénariste belge dépeint un New York mordant de réalisme. Bien aidé, en ce sens, par ses nombreux voyages de repérage dans cette ville qu’il affectionne particulièrement.
« Soda, on pouvait le lire enfant et quand même rentrer dans son univers, qui était beaucoup plus proche du polar américain hard-boiled que d’autre chose. Tome a prouvé qu’il était possible d’allier à la fois une forme d’aventure tout public avec une forme de dureté, plus proche d’un récit adulte mais pas complètement », confie Fabien Vehlmann, le scénariste actuel des aventures de Spirou & Fantasio.
Pour autant, l’humour omniprésent dans Soda – poursuivi aux côtés du dessinateur Bruno Gazzotti – ne tranche pas totalement avec le registre dans lequel Tome s’est fait connaître. De quoi accentuer, à l’approche des années 1990, son envie d’explorer un autre registre, comme le raconte le dessinateur Philippe Berthet : « Tome voulait vraiment sortir de sa carapace humoristique en se penchant sur un sujet grave, à travers un scénario entièrement réaliste. C’est comme ça qu’il a entrepris un voyage en Afrique du Sud, avec l’idée de parler de l’apartheid dans un album, qu’il m’a proposé de dessiner. »
« Il a hésité à signer de son nom »
Au fil de leurs discussions, les deux Philippe se décident toutefois, pour renforcer la portée de leur intrigue, à la transposer dans l’Amérique contemporaine. Elle deviendra le cadre central de Sur la route de Selma, un polar captivant sur le racisme, articulé autour du périple de Clement Brown, un auto-stoppeur afro-américain accusé du meurtre d’une femme blanche alors qu’il fait route vers l’Alabama.
La bascule de Philippe Tome dans ce registre adulte aura toutefois été particulièrement laborieuse, de l’aveu de Philippe Berthet : « Comme c’était son premier récit réaliste, il a beaucoup douté au début, il tenait absolument à écrire quelque chose d’original. On passait des soirées entières chez moi, jusqu’à 3 heures du matin, vautrés dans le canapé du salon, et il écrivait des pages et des pages. Il voulait tellement s’effacer, à cause de sa grande notoriété d’auteur humoristique, qu’il a même hésité à signer de son nom ».
Pour les proches de Philippe Tome, comme Janry, ce virage n’avait pourtant rien de surprenant : « Il s’est très vite inspiré d’un certain cinéma qu’il aimait beaucoup : les frères Coen, Jim Jarmusch… Quand on lit Sur la route de Selma, on ne peut pas s’empêcher de penser à Blood Simple. Ou encore à Taxi Driver à la lecture de Berceuse assassine ».
« Il ne reculait devant rien pour faire de bonnes histoires »
Dans ce second thriller conçu sous la forme d’une trilogie, Philippe Tome pousse l’ambition encore plus loin en racontant la même histoire à chaque album… mais à travers les points de vue successifs de différents personnages. Une forme de narration atypique qui lui permet de mieux faire comprendre aux lecteurs comment Joe Telenko, chauffeur de taxi new-yorkais, entend assassiner sa femme – et surtout pourquoi leur relation est devenue si toxique au fil des années.
« Philippe se donnait les moyens de faire de bonnes histoires, et pour ça il ne reculait devant rien : il m’a même offert le voyage de repérage de Berceuse assassine à New York ! On a pu discuter avec des flics dans le plus gros commissariat de Manhattan, les accompagner en intervention… », raconte son ami Gérard Goffaux, qui a toutefois dû abandonner cette collaboration assez vite pour des raisons pratiques.
Persévérant, Tome garde toutefois le projet dans un tiroir pendant une dizaine d’années. Ce qui lui permettra de le concrétiser une dizaine d’années plus tard, à la faveur d’une rencontre avec un jeune dessinateur encore inconnu, un certain Ralph Meyer, venu lui présenter ses planches d’essai en 1996 : « Les découpages et les storyboards qu’il me donnait étaient excessivement précis, c’était vraiment du travail de dessinateur. A ce niveau-là, pour moi, c’est l’un des plus grands scénaristes des dernières décennies, ce qu’il faisait en terme de mise en scène était incroyable. »
Un sentiment partagé par Dan Verlinden, qui a travaillé aux côtés de Tome (et Janry) sur Le Petit Spirou pendant des années avant de succéder à Bruno Gazzotti sur Soda, en 2014 : « L’extraordinaire cadrage qui fait la force de la série, c’est Philippe Tome. Comme il venait du dessin, son scénario était pensé en image, il m’a habitué à oeuvrer sur de la dentelle, tout était prémâché, tout était quasiment déjà en place dès le storyboard. »
« Un appel à l’intelligence du lecteur »
Si elle représentait un avantage indéniable pour ses collaborateurs, cette mise en scène préliminaire très aboutie restait toutefois pour Tome le fruit d’un très long travail de réflexion, que Dan Verlinden a pu observer de près : « L’idée de se répéter le déprimait, c’est pour ça qu’il préférait ne rien faire ou ne sortir aucun album plutôt que de sortir du réchauffé ou de se laisser aller à la facilité. Il se torturait vraiment là-dessus, c’était un processus assez douloureux. »
Fidèle à cette exigence, Tome travaillait ainsi depuis huit ans, en secret, sur un récit réaliste de 62 pages avec Gérard Goffaux. A défaut de pouvoir en dire plus sur son intrigue, le dessinateur se félicite d’avoir pu, cette fois-ci, mener leur collaboration jusqu’au bout : « C’est un thriller avec différents niveaux de lecture, à la narration très particulière : tout se passe entre deux cases, Tome fait vraiment appel à l’intelligence du lecteur. »
« Il était persuadé que c’était son chef-d’oeuvre, c’était une œuvre terriblement personnelle pour lui, et je pense que tout le monde sera étonné en la découvrant », poursuit Gérard Goffaux, à qui Tome avait remis la conclusion de son intrigue quelques jours seulement avant son décès.
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