Lillah Halla, réalisatrice de "Levante", présenté à Cannes : "Les penchants patriarcaux du cinéma, je les trouve ringards"

Dans Levante, l’engrenage de terreur qui broie, au Brésil, celles qui souhaitent avorter, est minutieusement décortiqué : toute la monstruosité des extrémistes religieux, celles et ceux qui inventent de fausses cliniques abortives pour piéger les candidates à l’IVG, celles et ceux qui stigmatisent et harcèlent ces femmes et leur entourage, tout l’éventail des pressions sociales « pro-vies » qui s’exercent, voilà ce que la réalisatrice Lillah Halla, qui signe ici son premier long-métrage, nous montre frontalement.

Mais c’est de manière pop, queer, badass, flamboyante, que celle-ci raconte l’innommable. Au cœur du film, il y a une équipe de volleyball inclusive qui concourt en championnat féminin mais dont les membres ne sont pas tout.es des femmes cisgenre, pas tout.es binaires, loin d’être tout.es hétéros.

Crâne rasé, mèches roses, aisselles non-épilées, poitrines pas dans les clous, looks mirobolants, voilà des sportif.ve.s qui shootent joyeusement dans les normes. Pilier du crew, Sofia, incarnée par la merveilleuse Ayomi Domenica Dias, découvre qu’elle est enceinte et décide d’y mettre un terme. Entourée de ses coéquipier.es, c’est son combat pour disposer librement de son corps, sur fond de hip hop et d’électro pétaradants, qui va nous tenir tendu.es tout le long du film avec enthousiasme et effroi mêlés.

Raconter au monde la réalité pour les femmes au Brésil

En deçà de la Croisette, sur la plage que privatise la Semaine de la critique, nous avons rencontré la réalisatrice et l’actrice. La première parle un anglais fluide, la deuxième un peu moins, s’exprime plus lentement, mais toutes les deux, avec la même vigueur, défendent une vision neuve, collective, du cinéma et rêvent d’un Brésil moins sclérosé, moins infernal pour les minorités.

Marie Claire : Que signifie Levante, le titre de votre premier long-métrage ?

Lillah Halla : Plein de choses. Il signifie d’abord « soulèvement », comme quand un collectif se soulève contre quelque chose. « Levantar », c’est aussi un geste, au volleyball, qui consiste à propulser le ballon vers la partie adverse. Le levante, c’est encore une plante aux propriétés énergisantes. 

Les avortements clandestins sont la quatrième cause de mortalité pour les femmes au Brésil.

Il est question dans votre film d’une femme qui souhaite avorter. Au Brésil, c’est interdit par la loi, sauf en cas de viol, de malformation grave du fœtus ou de risque pour la mère. Qu’en est-il dans les faits ?

Lillah Halla : Même dans le cadre des exceptions que vous citez là, très peu des femmes concernées accèdent effectivement à ce que la loi est supposée leur accorder. Car comme le montre le film, toutes les structures sociales se mettent en travers de vous, même quand vous remplissez les conditions pour lesquelles l’IVG est autorisée. Avec un processus très bureaucratique, très misogyne, très policier, très culpabilisant. Alors les femmes qui veulent avorter prennent beaucoup de risques, celles et ceux qui les aident aussi, si bien que les avortements clandestins sont la quatrième cause de mortalité pour les femmes au Brésil.

Jair Bolsonaro n’étant plus au pouvoir, est-ce que le droit des femmes pourrait s’améliorer ? Quelle est la position de Lula ?

Lillah Halla : Lula a essayé d’en parler durant la campagne, mais il a été fortement réprimandé, au motif que ce n’était encore pas le bon moment pour aborder la question. Alors il a reculé. Bolsonaro est parti, oui, mais le fascisme au Brésil est toujours là sous le tapis.

Mais en face des anti-IVG, il y a aussi un mouvement fort, de plus en plus organisé, qui reprend son souffle, se reconstruit, après les 4 années horribles que nous avons passées. Les temps qui viennent ne sont pas idylliques mais je ne perds pas espoir non plus.

La fiction, c’est plutôt pour moi un médium qui sert à transmettre notre rage.

Pourquoi, selon vous, les Évangélistes fondamentalistes, qui harcèlent les femmes désirant avorter, prospèrent tant au Brésil ?

Lillah Halla : Je ne suis pas la mieux placée pour répondre à cela avec précision, mais tout de même je peux dire qu’il y a un sens de la communauté et un sens du care qui, au Brésil, ont été perdus alors là-dessus prospèrent des groupes fondamentalistes qui créent des sentiments d’appartenance.

En parallèle, les évangélistes extrémistes mènent une véritable guerre et ont des relais jusqu’au Sénat. Attention, toutefois, je n’ai aucun problème avec les croyances en elles-mêmes : je connais des évangélistes pro-choix qui militent contre ces évangélistes extrémistes qui veulent l’hégémonie et qui emploient la violence. Une violence au nom de Dieu. Au nom aussi, souvent, d’un certain suprématisme blanc. 

En quoi la fiction est-elle un bon moyen pour combattre les idéologies réactionnaires ?

Lillah Halla : Je ne sais pas si c’est un bon moyen. L’action politique, elle, est un bon moyen. La fiction, c’est plutôt pour moi un médium qui sert à transmettre notre rage.

Ayomi Domenica Dias : Pour moi, la fiction est un bon moyen. Mettre en lumière ces combats, les projeter sur grand écran, montrer toute la souffrance qu’éprouve mon personnage, cela peut faire appel à l’humanité, à l’empathie, que les spectateurs ont en eux. C’est un peu romantique, comme vision de l’art, mais je l’assume. Et puis, quand les gens sortiront du cinéma, ils discuteront entre eux de ce qu’ils ont vu, ils en parleront à leurs familles, à leurs amis. Cela crée de la visibilité. Or rendre visible ce qui est intolérable fait partie des moyens pour combattre l’intolérable.

De multiples représentations

Ayomi, vous êtes actrice mais aussi dramaturge. Quel genre de théâtre écrivez-vous ?

Ayomi Domenica Dias : J’ai écrit et mis en scène une pièce de théâtre d’un genre que j’appellerais « science-fiction raciale ». Cela parle d’un voyage hors de la Terre dans lequel s’embarqueraient deux personnages noirs. La Terre n’est pas un lieu sûr, pour nous les Noir.e.s, alors j’imagine à travers ce texte une autre planète utopique sur laquelle nous retrouverions une dignité, sur laquelle nous pourrions recréer notre histoire, inventer nos propres références, tout en gardant le souvenir de nos ancêtres. 

L’équipe de volleyball enthousiasmante autour de laquelle tourne Levante est inclusive. Il y a dedans des femmes noires, asiatiques, blanches. Des femmes aussi qui ne sont pas toutes cis-genres. Une telle équipe pourrait-elle exister dans le Brésil d’aujourd’hui ?

Lillah Halla : Il y a aussi dans l’équipe une personne non-binaire, une qui se définit comme gender fluid…Bien sûr, le sport est un domaine très binaire, mais de la même manière que dans mon cinéma, je tente de créer des espaces d’inclusivité, la coach de cette équipe crée un safe space où tout le monde, quelque que soit les vulnérabilités des un.es et des autres, se soutient. Oui, j’espère que l’existence d’une telle équipe serait possible !

C’est difficile quand votre pays vous dit en permanence que vous ne faites pas partie de lui.

Comment avez-vous senti, quand vous vous êtes rencontrées, que vous votre rapport de réalisatrice à actrice et vice versa allait bien fonctionner ?

Ayomi Domenica Dias : En fait, nous ne l’avons pas senti tout de suite, nous l’avons découvert. Ce fut un long procédé de construction et de déconstruction. J’ai mis longtemps à comprendre ce que l’on attendait de moi pour le personnage de Sofia, à comprendre aussi ce que moi je ne voulais pas pour elle. Et puis, en plus des discussions que j’ai eues avec Lillah, les longs échanges avec la maquilleuse, la costumière, le chef op, ont été tout aussi fondamentaux pour que le film marche bien.

Lillah Halla : Je suis d’accord avec Ayomi, c’est un procédé progressif. En fait, le côté patriarcal du cinéma, qui voudrait que le réalisateur soit quelqu’un d’omniscient, qui sache tout et tout de suite, avant même de bosser avec les autres, je trouve ça vraiment ringard et pas marrant. Il faut que les réalisateur.trice.s n’aient pas peur de dire « je n’ai pas la moindre idée de ce que nous allons faire, construisons notre film ensemble ! »

Quel effet cela vous fait de présenter votre film à Cannes à la Semaine de la critique ?

Lillah Halla : C’est un moment de vulnérabilité de montrer ainsi au monde cet objet pour lequel nous avons tant travaillé collectivement. Mais je suis extrêmement contente de le dévoiler ici, à La Semaine qui a tant contribué, depuis mon court-métrage Menarca, à ma carrière. C’est formidable qu’il y ait un espace comme celui-ci qui reconnaît notre cinéma collectif en tant que tel.

Ayomi Domenica Dias : Parfois, au Brésil, je me dis qu’il est difficile, si l’on n’est pas dans la norme, d’être qui l’on est. C’est difficile quand votre pays vous dit en permanence que vous ne faites pas partie de lui, que vous n’avez pas le droit d’exprimer des désirs qui sont les vôtres. Alors constater, comme ici à Cannes, qu’il y a des gens qui tout cela intéresse et qui nous écoutent, j’en suis très heureuse.

Levante de Lillah Halla. Avec Ayomi Domenica Dias, Grace Passô, Loro Bardot…

  • Ces réalisatrices qui ont marqué le Festival de Cannes 
  • Avortement aux États-Unis : comment la robe rouge de « La Servante écarlate » est-elle devenue un symbole de lutte ?

Source: Lire L’Article Complet