L’Etat condamné dans une affaire de féminicide : "La guerre se gagne avec le droit. Avec des symboles aussi."

C’est une décision de justice rarissime. Le tribunal de Paris a condamné l’Etat à payer 100 000 euros d’indemnités pour "faute lourde" à la soeur d’Isabelle Thomas, assassinée ainsi que ses deux parents en 2014, par son ex compagnon. Un long combat que nous raconte son avocate Isabelle Steyer.

Le 27 juin 2014, Isabelle Thomas, professeure de mathématiques de 49 ans déposait plainte contre son ex compagnon, Patrick Lemoine qui avait tenté de l’étrangler. En garde à vue puis libéré sous contrôle judiciaire avec interdiction d’entrer en contact avec elle, il devait être jugé le 13 août.

Non seulement il n’a pas respecté le contrôle judiciaire mais n’a cessé de la harceler. Malgré une nouvelle plainte déposée le 10 juillet, puis une main courante le 23 juillet, Patrick Lemoine ne s’est jamais présenté au commissariat. Le 4 août, il assassinait Isabelle Thomas ainsi que ses parents après une course-poursuite en voiture dans les rues de Grande-Synthe alors qu’elle était au téléphone avec police secours. Le procès n’aura jamais lieu, il s’est pendu dans la cellule le 8 octobre 2014.

L’Etat reconnu coupable, un signe fort pour les familles de victimes de féminicides

Cathy Thomas, sœur d’Isabelle, a porté plainte en 2014 contre l’Etat français pour « défaillances ». La justice n’ayant pas pris en compte la dangerosité du meurtrier qui aurait dû être incarcéré. Cela aurait évité un féminicide et un double assassinat. La décision de justice, rarissime, vient de tomber : l’Etat est condamné à verser 100 000 euros de dommages et intérêts pour « faute lourde ».

Une belle victoire après des années de combat judiciaire mené avec Me Isabelle Steyer qui depuis 25 ans défend les femmes victimes de violences, et un signe fort pour les familles de victimes de féminicide. Me Isabelle Steyer a répondu à nos questions.

Marie Claire : Pourquoi l’État a-t-il été condamné dans cette affaire ?

Isabelle Steyer : L’Etat a été condamné dans la mesure où il n’a pas assuré la sécurité d’une victime. Isabelle Thomas était signalée comme étant situation de danger, et son agresseur était placé sous contrôle judiciaire avec interdiction de la rencontrer. En dépit de cette interdiction judicaire, il n’a eu de cesse de la harceler par téléphone, par texto, par courrier et même de la poursuivre jusque chez son avocate. Cette dernière a appelé le procureur de la République qui a donné l’ordre à la victime de déposer une nouvelle plainte, ce qu’elle a fait mais sans résultat.

Il manque aux services de police et de l’État, une grille d’évaluation pour connaître et repérer les critères de dangerosité.

Professeure de mathématiques, Isabelle Thomas a été obligée de déménager à 130 kilomètres de son domicile alors que son ex compagnon était déjà sous contrôle judiciaire. Il l’a suivie et découvert sa nouvelle adresse. Ses textos disaient, « tu es toujours à moi, ne l’oublie pas. Je te laisse du temps mais je reviendrai vers toi, je ne te lâcherai pas ». Quand un homme est dans ce sentiment de toute puissance, le risque de passage à l’acte est extrêmement fort. Il manque aux services de police et de l’État, une grille d’évaluation pour connaître et repérer les critères de dangerosité.

Il ne suffit pas de dire « on va convoquer l’agresseur dans un mois, et il va répondre de ses violences ». L’agresseur estime exercer sa propre justice donc si face à lui, il n’y a pas une réponse en temps réel, un placement en garde à vue, en détention ou la pose d’un bracelet anti rapprochement – qui n’existait à l’époque – , il vit cela comme un blanc seing, comme une autorisation de continuer.

L’ex compagnon d’Isabelle Thomas s’étant suicide en prison, le procès n’a pas eu lieu…

C’est la raison pour laquelle Cathy Thomas a souhaité aller plus loin, et je l’ai suivie. Depuis le début de cette procédure, il y a eu une série de fautes, d’erreurs, d’approximations, d’inexactitudes. Cathy n’ayant pas eu de réponse judiciaire et n’ayant plus de famille, elle a souhaité, et on l’a souhaité toutes les deux, envoyer un signal fort. Un signal constructif, pas de destruction. Toute sa famille a été détruite, et moi, tous les jours, depuis 25 ans, je vois des familles détruites dans mon cabinet.

On sait que quand une femme pousse la porte du commissariat, elle est moins entendue qu’un homme.

Je voulais faire entendre à l’État que quand une femme vient voir ses services, on doit analyser sa parole et sur sa simple parole, évaluer les dangers. Or, on sait que quand une femme pousse la porte du commissariat, elle est moins entendue qu’un homme. Le deuxième problème est l’application de notre législation. Ces hommes dangereux et déterminés s’immiscent dans toutes les failles judiciaires. Le droit doit être plus fort que la violence, c’est pour cela que nous avons lancé cette action en responsabilité de l’Etat. 

Cette victoire est une première ?

La responsabilité de l’Etat pour « faute lourde » a été très rarement engagée. C’est un signe d’indépendance de la justice, c’est à saluer. Cela prouve aussi que le droit n’est pas statique, on doit l’interpréter pour protéger ces femmes. Un droit finalement partiellement appliqué, c’est ma grande interrogation.

Ce droit est partiellement appliqué parce que notre justice est patriarcale…

Oui mais on pourrait dire à cette justice patriarcale qu’il est en son pouvoir de protéger ses filles. Ou ses soeurs. Il faudrait inscrire dans la Constitution la protection de la victime à égalité avec le principe de présomption d’innocence, par exemple.

Il faudrait inscrire dans la Constitution la protection de la victime à égalité avec le principe de présomption d’innocence

A partir du moment où l’État sait qu’un ou une de ses concitoyen-nes est en danger de mort, c’était le cas dans l’affaire Thomas, il doit le ou la protéger. Ces citoyennes sont en outre menacées de mort par une personne identifiée puisque l’agresseur est toujours le ou l’ex mari, conjoint, compagnon, on sait donc où aller le chercher pour l’interpeller.

Cette victoire est-elle une victoire personnelle ?

Oui, je voulais engager une action comme celle-ci depuis longtemps.

J’avais envie d’aller plus loin et la guerre se gagne avec le droit. Avec des symboles aussi. Ce sont des années de travail et d’argumentaire pour y parvenir. C’est rendre justice aux femmes que j’ai défendues et pour lesquelles la justice n’est pas passée. Des femmes dont les dossiers ont été classés sans suite, ou qui se sont terminés par des relaxes ou des acquittements. On ne peut pas porter un combat si on le ne vit pas.

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