Les femmes ont-elles encore le droit de ne pas être fortes ?
- Génération ‘Girl Power’
- Femmes fortes : entre libération et injonction
- Un storytelling d’ascendance sexiste et capitaliste
- La femme forte, une figure excluante
Comme tous les ans, en mars, ça n’a pas loupé. Ma boîte mail a été envahie de promos et de newsletters pour une nouvelle festivité hautement marketée : la journée du droit des femmes. Ou la journée de la Femme, pour certains.
Et plus que jamais – en ce jour de gloire qui nous est dédié – les marques m’invitaient cordialement à célébrer le courage, l’audace, et surtout la force, dont font preuve les femmes au quotidien malgré les petites turpitudes et grands obstacles existentiels auxquels elles sont confrontées.
Génération ‘Girl Power’
« Les femmes fortes à l’honneur ! » ; « Ôde à ces femmes qui nous inspirent » ; « Vive le Girl Power » : toutes ces newsletters pseudo-opportunistes n’ont cessé de louer notre courage et notre cran inné sans pour autant mentionner – patriarcat oblige – les violences sexuelles, les inégalités salariales ou encore les diktats de beauté et la charge mentale qui exige en effet le-dit courage ou la dite-force au quotidien.
In real life, on y échappe pas non plus : les librairies inondant leur vitrines d’ouvrages tout aussi triomphants, des Trois femmes puissantes de Marie NDiaye (Goncourt 2009) aux Femmes Puissantes issues des entretiens de Léa Salamé sur France Inter en passant par le fameux Sorcières, la Puissance invaincue des femmes de Mona ‘Queen’ Chollet et d’autres récentes sorties littéraires qui ne manquent pas de surfer sur la tendance.
Sur les plateformes de streaming, on me suggère de revoir des long métrages aux héroïnes badass façon Erin Brockovich et Wonder Woman tandis que Spotify me suggère des playlists pour me sentir « forte comme Beyoncé ».
Bref, malgré le patriarcat – et ma prof de Dynamo – qui me mettent chaque jour un peu plus K.O, je n’ai de toute évidence pas d’autres choix que de relever les manches et de montrer mes biscoteaux. Et ce, le 8 mars, mais aussi tous les autres jours du calendrier.
Femmes fortes : entre libération et injonction
« Faut-il être une femme puissante pour être une vraie féministe ? », s’interroge alors Télérama qui pointe subtilement l’inflation un brin indigeste du concept dans le zeitgest ambiant.
« Elle correspond à une reconnaissance de formes de pouvoir féminin », répond alors au média Lila Braunschweig, jeune chercheuse en théorie politique à Sciences Po qui observe que cette tendance lexicale s’inscrit dans des revendications féministes en faveur d’une certaine réappropriation de sa propre existence.
Autonomie, marge de manœuvre, capacité à faire des choix pour soi et par soi, faire entendre sa voix : l’éloge de la force au féminin viserait à galvaniser la légitimité de leur libre arbitre voire de leur vie toute entière.
Problème ? Passée à la moulinette capitaliste, cette glorification tend à se muer en nouvelle injonction aux relents patriarcaux, invitant insidieusement les femmes à serrer les dents face aux multiples maux et travers sociétaux.
« Cette formule glorifie la self-made woman néolibérale et divise les femmes en leur faisant croire que s’extirper du patriarcat serait un choix individuel : quand on veut, on peut », commente Margaux Collet sur Cheek en 2019, estimant que cette terminologie contribue à façonner un nouvel idéal inatteignable servant avant tout les intérêts socio-économiques des hommes.
Un storytelling d’ascendance sexiste et capitaliste
Et si les plus sceptiques rétorqueront que les féministes voient encore le mal partout, d’autres se rappelleront – au contraire – que cette dialectique de la femme forte comme outil de communicaiton du capitalisme slash du patriarcat ne date pas d’hier.
D’ailleurs ce n’est pas un hasard si ce nouveau paradigme de perfection féminine est exprimé en lieu et place de qualité et vertus traditionnellement associées par les esprits conservateurs à l’univers masculin.
Comme le souligne Marion de Lencquesaing, docteure en littérature française1, cette sémantique de la force et de la puissance au féminin trouve d’ailleurs son origine dans la littérature moderne avec l’émergence des premiers « portraits de femmes exceptionnelles » faisant l’apologie de profils exceptionnels, forts, héroïques.
S’ils interviennent à un moment où les femmes accèdent à une relative autonomie, ils contribuent activement à renforcer la hiérarchie sexuée entre hommes et femmes en s’appuyant notamment sur le genre des biographies d’hommes dominants. Autrement dit, en propulsant les femmes dans des formes de narrations « power friendly » pensées initialement par et pour des hommes, ces derniers contribueraient moins à leur empowerment qu’à leur domestication.
C’est, autre exemple, le mythe de Rosie The Riveter qui sous ses atours pop-féministes récemment consacrés est avant tout créé pour inciter les femmes à participer à l’effort de guerre dans les années 40 aux États-Unis. Combative, volontaire, le portrait de cette ouvrière aujourd’hui largement détournée caricature les traits d’une féminité alors stéréotypée convoquant cils longs, bouche carmin, mise en plis et une tenue d’ouvrière qui exclut d’office sueur et saleté. Enfin et surtout, à sa création, ce personnage de propagande ne porte même pas de nom : il faudra attendre les années 80 et l’apogée de la publicité à l’américaine pour qu’elle soit baptisée, puis élevée en mascotte pop-féministe adoubée.
Et aujourd’hui ? À l’heure où le monde s’engouffre dans une crise aussi bien sanitaire qu’économique, sociale et écologique sur fond de révolution féministe, la galvanisation de la femme puissante semble arriver à point nommé.
Il faut dire que, dans les années 1980, le rôle modèle de la femme puissante a de quoi séduire, à une époque les femmes tendent désespérément de percer le plafond de verre et de s’extirper d’un quotidien domestique qui leur a été jusqu’à présent assigné. Quitte à bousculer l’ordre genré établi, à concurrencer les hommes sur les terrains qu’ils dominent ou encore à se réapproprier leur vestiaire, pourquoi ne pas revendiquer nous aussi force, puissance ou courage dans l’énoncé de nos qualités.
La femme forte, une figure excluante
Comme le démontre Marie-Hélène Bacqué, co-autrice de L’Empowerment, une pratique émancipatrice ? (éd. La Découverte), sous couvert d’empowerment et de revendication d’une société égalitaire, cette figure de la femme forte contribue plus à sa culpabilisation qu’à son émancipation, en détournant son attention des pendants systémiques de sa propre oppression au profit de lectures de développement personnel un brin individualiste et ego-centré.
Mais surtout, comme l’ont rappelé certaines féministes, elle exclut aussi par essence toutes les potentielles autres figures féminines, ou du moins celles qui ne font pas de la force et de la puissance l’alpha et l’oméga de leur parcours de vie : les femmes vulnérables, les femmes sensibles, les femmes fragiles ou encore, les femmes victimes, les femmes détruites qui – dans ce climat de gloire à la toute-puissance aimerait parfois juste avoir le droit de s’effondrer sans qu’on ne les pointe du doigt.
« Tu es forte, ne l’oublie jamais », me répétait une amie bienveillante lors d’une période difficile. Mais je lui répondais que j’étais fatiguée de l’être.
Les femmes sont fortes, puissantes, courageuses, vaillantes, téméraires, résiliantes… Cela ne fait aucun doute. Mais peut-être en ont-elles tout simplement marre de devoir l’être. Car n’en déplaise aux tenants d’un éternel féminin quasi-guerrier, on ne naît pas forte, on y est contraint.
1 – De Lencquesaing, Marion – « Confisquer l’exceptionnel féminin : Jeanne de Chantal et la femme forte », Littératures classiques, vol. 90, no. 2, 2016, pp. 133-148.
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