Les femmes d’Etat gèrent-elles mieux que les hommes la crise du Covid-19 ?
- La Nouvelle-Zélande, Taiwan, l’Allemagne, l’Islande, la Finlande, la Norvège et le Danemark, des pays dirigés par des femmes, ont un faible nombre de morts, grâce aux qualités « féminines » de leurs dirigeantes, suggère un article du magazine Forbes.
- Parmi trois chercheuses que nous avons interviewées, l’une, la sociologue Christine Castelain Meunier, est d’accord avec cette hypothèse.
- Deux autres universitaires, la politiste Réjane Sénac et l’économiste Hélène Périvier, sont beaucoup plus circonspectes, estimant qu’une corrélation ne fait pas une causalité.
« Qu’ont en commun les pays qui gèrent le mieux la crise du coronavirus ? Des femmes cheffes d’Etat. » Le titre est séduisant, l’affirmation polémique. L’article est écrit par Avivah Wittenberg-Cox, entrepreneuse qui a créé un cabinet de conseil en égalité, et contributrice du magazine Forbes. Elle affirme que les pays qui ont, selon elle, le mieux géré la crise sanitaire (Nouvelle-Zélande, Taïwan, Allemagne, Islande, Finlande, Norvège, Danemark) sont dirigés par des femmes, et qu’il faut donc en conclure que les femmes ont de meilleures qualités pour gérer ce type de crise. Mais ce raisonnement est-il suffisamment étayé ? Pour le savoir, nous avons demandé à trois chercheuses spécialistes de questions de genre : une politiste, une sociologue et une économiste.
Pour appuyer son propos, Avivah Wittenberg-Cox fournit un tableau, tiré du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies. On y voit un faible nombre de morts pour les sept pays cités plus haut, sauf pour l’Allemagne, mais qui reste faible rapporté à sa population : 2.673 morts pour un pays de plus de 80 millions d’habitants, c’est un bien meilleur score par exemple que nos plus de 18.000 victimes comparées aux 67 millions de Français et Françaises. Elle relate aussi les politiques réactives mises en place dans ces pays :
la Nouvelle-Zélande par exemple a très tôt (28 février) mis en quarantaine les visiteurs internationaux ;
Taiwan a très vite mis en place 124 mesures pour stopper la propagation ; comme l’Islande,
l’Allemagne a commencé dès le départ à tester massivement sa population, et sa chancelière lui a intimé fermement « C’est sérieux ». Et en Norvège, la Première ministre, Erna Solberg, s’est même adressée directement aux enfants de son pays.
Ces pays ont obtenu de bons résultats, selon Forbes, parce que les femmes à la tête de ces pays ont fait preuve d’empathie, d’honnêteté, de détermination et de capacités de communication. « Il y a des années de recherche qui ont timidement suggéré que la façon de gouverner des femmes pourrait être différente, et être un atout. (…) Il est temps de le reconnaître, et de les mettre plus au pouvoir », en conclut l’article.
Des femmes plus éduquées et plus sensibles à la santé
Sur certains points, les femmes « performent » en général mieux que les hommes. C’est le cas par exemple depuis quelques années (à peu près depuis les années 1970) à l’école et à l’université. Si l’on regarde les diplômés et diplômées de l’enseignement supérieur en 2018, les femmes sont par exemple majoritaires dans les activités à haut niveau de savoir. Elles sont plus nombreuses à être titulaires d’un baccalauréat, ou d’un bac +2.
On sait aussi que les femmes (et les femmes politiques) sont plus nombreuses à exercer dans les métiers dits du soin, et que les hommes politiques leur cèdent aisément la place (ou leur imposent cette place), nombreux étant ceux qui considèrent ces domaines comme « périphériques », selon les témoignages des principales intéressées. Dans les mairies, 85 % des adjoints à l’enfance, la petite enfance, la famille, les affaires scolaires sont des femmes, tandis que 80 % des adjoints aux finances sont des hommes. Les femmes sont très majoritaires dans les amphis de médecine ou les métiers dits de service à la personne, et font partie des métiers les plus exposés dans cette crise sanitaire. Elles prennent plus soin des autres, et aussi d’elles-mêmes. Les femmes vont ainsi plus souvent chez le médecin, pratiquent plus l’automédication et le yoga, tandis que les hommes qui mettent l’accent sur la virilité sont ceux qui vont le moins chez le médecin. Toute cette démonstration pour aboutir à cette question : des chefs d’Etats de sexe masculin auraient-ils pu réagir plus tardivement à la crise, parce qu’ils ne considéraient pas la santé avec suffisamment d’attention ?
Un révélateur
Pour Christine Castelain-Meunier, spécialiste des questions de genre et autrice d’un récent L’instinct paternel – Plaidoyer en faveur des nouveaux pères, la réponse est affirmative : « Chez les hommes, il y a l’idée sous-jacente que se préoccuper du soin, c’est un ralentissement de la croissance. Il y a une hiérarchie des priorités qui est différente. Les femmes sont beaucoup plus sensibles au soin, aux relations humaines, à la qualité de vie, ce que j’appellerai « la charge morale » : le contenu, le savoir. Elles ont été obligées de développer des qualités et cela est en train de profiter à la société. Elles ont par exemple acquis une certaine humilité qui leur permet d’affronter des problèmes concrets qui ont du mal à être affrontés par le politique traditionnel. »
« Ce qui était attribué à la culture féminine est en train de diffuser dans le sens d’une culture générale. Ce sont les femmes qui portent ces valeurs plus adaptées à la société de demain. Ceci [les bonnes performances des pays dirigées par ces cheffes d’Etat] est un révélateur qu’on est dans un tournant à l’échelle de l’histoire de la société », poursuit la sociologue au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), qui se défend de vouloir « enfermer les femmes dans des valeurs traditionnelles », et préfère parler d’« humanisation » de la société plutôt que de féminisation, ces qualités ayant été développées selon elle par les femmes pour des raisons « historiques », et pas biologiques.
« Corrélation ne veut pas dire causalité »
A l’opposé, deux autres chercheuses que nous avons contactées refusent de voir quoi que ce soit de significatif dans ce qu’elles estiment être une simple « corrélation », et pas une causalité. « Les femmes ne sont pas un groupe homogène. C’est un manque de rigueur scientifique et journalistique », affirme la politiste Réjane Sénac, directrice de recherche au CNRS et à Sciences-Po (Cevipof), qui se souvient d’une comparaison similaire à propos de la crise économique de 2008, comparaison largement critiquée. Des recherches sur la performance des traders et leur taux de testostérone suggéraient alors que les hommes étaient plus prompts à prendre des risques, ce qui avait conduit notamment l’ancienne dirigeante du FMI Christine Lagarde à affirmer que « si Lehman Brothers s’était appelée « Lehman Sisters », la situation des banques en 2008 aurait été bien différente ».
Pas si simple, nuance Réjane Sénac, car comme le démontrent d’autres recherches, le fait que les femmes prennent moins de risque est lié non pas à leur « nature », mais à leur éducation qui, en moyenne, leur apprend plus qu’aux garçons l’humilité et moins qu’à eux l’assurance d’être légitime dans la prise de décision… « Un tel raisonnement met dans l’ombre les autres variables liées, et ne voit que ce qui valide des stéréotypes », juge-t-elle.
Hypothèse inverse
Méfions-nous des conclusions hâtives tirées sur un petit nombre de femmes « complètement atypiques », prévient aussi Hélène Périvier, économiste à l’OFCE Sciences-Po et directrice du programme Presage (programme de recherche et d’enseignement des savoirs sur le genre). L’économiste avance comme contre-exemple l’Angleterre de Margaret Thatcher, « qui n’était pas une nation soucieuse du bien public ». Et se dit gênée par cette façon de « personnifier le pouvoir » qui occulte la réalité de la prise de décision politique, qui s’effectue en collaboration avec un conseil des ministres, un conseil scientifique, des administrations…
Au lieu de considérer que ce sont des femmes cheffes d’Etat qui permettent aux sociétés de mieux fonctionner, on ferait mieux de se demander si ce ne sont pas plutôt des sociétés plus égalitaires, soucieuses du bien commun, et où les femmes accèdent plus facilement au pouvoir, qui ne permettent pas tout simplement de mieux gérer ces crises. Autrement dit, le fait que des femmes sont au pouvoir dans ces sociétés où les crises sont bien gérées n’est qu’un symptôme, et non une cause. « La présence de femmes n’est peut-être que le révélateur de sociétés plus à même de gérer des crises comme celle que l’on traverse », résume Hélène Périvier.
« Tentation d’inclure sous condition de performance »
Au final, le discours de l’article de Forbes relève pour l’économiste d’une forme « de paresse intellectuelle », qui fait prendre le risque qu’un jour où des pays seront mal dirigés par des femmes, on pourrait tout aussi bien imputer cet état à leur sexe de femme. Il traduit aussi pour la politiste Réjane Sénac un néo-essentialisme, aux conséquences délétères.
« Cela renvoie à la tentation d’inclure les femmes sous condition de performance, de leur prétendue complémentarité, de leur différence. Cela modernise le recours à des qualités dites féminines qui sont toujours associées à la maternité. On en est encore en 2020 à porter un récit dans lequel les femmes sont valorisées, dans la sphère privée et publique, parce qu’elles se comportent comme de bonnes mères dans le soin et l’altruisme. On ne voit que le haut de l’iceberg, car si les comportements de prévention et de soin attendus des femmes sont perçus comme vertueux à la tête des Etats, ces attentes sont vectrices d’inégalités et de domination pour les autres femmes. Les qualités dites féminines n’existent que si les femmes continuent à être éduquées de manière stéréotypée, ce qui participe de la reproduction des inégalités », explique la politiste.
Les femmes par exemple meurent moins du Covid-19, entre autres raisons c’est peut-être parce qu’elles prennent plus soin d’elles, et sont donc moins touchées par les maladies cardio-vasculaires et autres facteurs de risque, même si cela reste à déterminer par des études plus précises. Ce qui est une contrainte la plupart du temps devient un atout. « Il y a une forme d’injonction esthétique et sanitaire au fait de prendre soin de soi et des autres qui est plus forte pour les femmes. Une hypothèse à tester est alors de savoir si cette inégalité constitue une forme de protection en temps de crise. Il est indiscutable qu’elle constitue une charge, mentale mais pas seulement, supplémentaire pour les femmes, que cela soit en temps de crise ou pas. Nous ne pouvons pas transformer de la domination et de l’oppression en conte de fée en ne voyant que ce qui nous arrange et nous rassure. Il faut aborder les enjeux posés par cette crise de manière systémique et politique », juge la politiste. Et de conclure : « Si on veut une société plus juste, il faut dégenrer, et là c’est plus dérangeant. »
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