Les enfants doivent-ils être sages ?
- Faire des enfants pratiques et opérationnels
- Un vocabulaire de dresseur canin
« Être sage » : une injonction, de l’utérus à l’entrée dans l’âge adulte… Cela commence dès la grossesse. Marie, enceinte de 8 mois, nous le confirme : « On me demande sans arrêt si le bébé est sage, s’il ne m’empêche pas de dormir. Cela part évidemment d’un bon sentiment, mais qu’est-ce que cela dit de notre société ? Ce n’est pas le bébé qui m’oblige à dormir semi-assise, c’est la grossesse, c’est mon corps, ce sont les remontées acides dans mon œsophage ! Quand mon mari ronfle, personne ne pense à me demander s’ils sont ‘sages’, lui et son nez ! »
Céline, qui a aujourd’hui 40 ans, se souvient de la petite fille silencieuse qu’elle était : « ‘Elle est sage’, disait la voisine quand elle venait boire un café, et je sentais bien que c’était un compliment adressé à mes parents. Effectivement, j’étais sage, trop sage, apeurée par un père autoritaire, horriblement timide, affreusement complexée… J’ai été tellement sage qu’à 20 ans, j’ai fait une dépression dont j’ai mis des années à sortir. Je pense qu’à ce moment-là, mes parents ont compris qu’un enfant qui ne fait pas de bruit est un enfant qui ne va pas très bien… »
Faire des enfants pratiques et opérationnels
Coralie a 4 enfants et, elle aussi, a eu droit, à chacune des naissances, à la fameuse question sur la sagesse du bébé. « Mon enfant n’avait que 2 ou 3 jours de vie et on me demandait s’il était ‘sage’. Comment expliquer aux gens que ce petit bout de vie n’a que les pleurs comme moyen d’expression ? Cela me donnait envie de répondre : ‘Non, il a pincé les fesses de la sage-femme et cassé la vitre de la chambre en faisant un foot avec les triplés d’à côté…' » Ou quand les réflexions sur nos enfants réveillent notre propre côté « sale gosse »…
Pour Axelle, c’est la fameuse petite phrase « Il est propre ? » qui lui donne envie de rétorquer : « Bien plus que vous, à mon avis… » Mélanie, elle, s’interroge sur l’expression « faire ses nuits ». « C’est l’adulte qui doit s’adapter au rythme du bébé et non l’inverse. On nous demande de faire des enfants ‘pratiques’, opérationnels le plus vite possible. »
Céline se souvient d’une expression de sa belle-mère, évoquant le fils d’une de ses amies : « Elle affirmait qu’il ‘marchait bien’. » J’étais surprise, dans la mesure où le gamin en question avait plus de 10 ans. Je demandais donc s’il avait eu un problème de santé, ou un accident. Après un petit moment de quiproquo, elle m’a précisé : ‘Mais non, il marche bien À L’ÉCOLE.’ J’ai compris qu’en fait, il était bon élève ! Plus tard, quand j’ai eu mon premier bébé, elle m’a reproché qu’il ne soit pas ‘bien réglé’ parce qu’il ne mangeait pas à heure fixe. Je lui ai répondu, avec toute la délicatesse qu’elle m’inspirait, que mon fils n’était pas une horloge… »
Un vocabulaire de dresseur canin
Il est surprenant de constater que, pour toute une génération, l’enfant, ou en tout cas le bébé, est en effet davantage perçu comme objet que sujet. En Angleterre, les choses sont même très claires à ce propos puisqu’on y a toujours recours au pronom impersonnel « it » pour parler des bébés, alors qu’on peut employer « she » ou « he » pour évoquer un animal domestique. Voilà qui nous amène à évoquer l’inévitable et omniprésent « il est obéissant ? » ou « elle obéit bien ? », parfaitement résumé par Emmanuelle : « Quand le vocabulaire de la parentalité rejoint celui d’un dresseur canin. »
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