« Les Bordes », une famille au bord du gouffre
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- Aujourd’hui, « Les Bordes » d’Aurélie Jeannin, paru le 13 janvier 2021 aux Éditions HarperCollins France.
Marceline Bodier, contributrice du groupe de lecture
20 Minutes Livres, vous recommande Les Bordes d’Aurélie Jeannin, paru le 13 janvier 2021 aux Éditions HarperCollins France.
Sa citation préférée :
Ainsi s’est inscrite en Brune, engrammée au plus profond de son être, une trace mémorielle si finement tissée qu’elle lui semblait maillée à ses tendons, à sa chair : les drames peuvent survenir à tout moment. Nul n’est à l’abri, jamais. Nul ne peut compter sur le fait que les tragédies se construisent tranquillement, ont des fondements qui les nourrissent jusqu’à leur éclosion. Il est impossible de se préparer. Le pire n’a besoin de rien d’autre que d’advenir.
Pourquoi ce livre ?
- Parce que c’est l’histoire de Brune, qui se rend avec ses enfants aux Bordes pour un pèlerinage annuel éprouvant, dans une belle-famille qui la déteste… Heure après heure, elle consacre toute son énergie à éviter de provoquer un drame, ce qui, on le redoute à chaque page, ne peut que produire un effet atrocement paradoxal. « Les Bordes » n’est pas un thriller, mais il pourrait mille fois l’être, parce que tout ce qui suffoque dans un thriller y est, au point de faire vivre au lecteur de simples scènes de la vie quotidienne comme des sommets d’angoisse.
- Parce que Brune est mère, et juge. Laquelle de ses deux facettes mérite qu’on dise qu’elle l’était devenue « parce qu’elle avait besoin de coupables et que ces coupables soient jugés » ? Juge, bien sûr. Mais malheureusement, mère, aussi, dans le sens où elle ne supporte pas l’idée qu’un destin aveugle peut guetter ses enfants et frapper. Un drame, ça devrait toujours avoir une raison, un coupable… et quand on n’en trouve pas, comment faire pour éviter de remettre le doigt dans un engrenage resté invisible ? Le simple fait de se poser la question, hélas, active le compte à rebours.
- Parce que Brune souffre de prosopagnosie : elle ne reconnaît pas les visages, même ceux de ses propres enfants, et doit se fier à d’autres caractéristiques (vêtements, signes distinctifs, comportement, gémellité…) pour identifier les autres. Dans son métier de juge, cela l’aide car elle a appris à décrypter des signes que les autres ne voient pas. Mais en fait… et si, ne pouvant reconnaître aucun visage, alors elle ne pouvait même pas reconnaître celui du destin ? Peut-être frappera-t-il, mais à quoi le reconnaîtra-t-elle ?
- Parce que le roman fait bouger le curseur entre la vie et la mort. Quand Brune était enfant, se sentir vivante, c’était être auprès de son amie Thelma. Il lui a donc été impossible de se sentir vivante après la mort de celle-ci, au point d’avoir passé 60 jours dans une grotte sous terre, l’année de ses 24 ans, car « sous terre, elle se sentait à sa place, plus vivante que jamais dans ces tombes ouvertes ». Comme si la seule façon de survivre à une amie qui était plus vivante qu’elle, était soit de la rejoindre sous terre, soit, au grand jour, de faire en sorte que sa vie soit plus morte…
- Parce que j’ai retrouvé l’écriture extraordinaire qui m’avait déjà conquise dans Préférer l’hiver, le roman qui a précédé celui-ci. Les Bordes est aussi un texte qui ose tout, formule les pensées les plus indicibles, affronte les émotions les plus effroyables, dévoile nos ambivalences les plus secrètes et les plus scandaleuses, débusque nos terreurs les plus cachées. Aurélie Jeannin excelle à nous embarquer là où nous ne voulions pas aller, en nous montrant pourquoi y aller quand même : parce que mettre des mots sur l’indicible, c’est ce que la littérature peut nous offrir de meilleur.
- Parce que le livre repose finalement sur un très curieux paradoxe : plus Aurélie Jeannin trouve les mots pour nous faire entrer dans les replis de la pensée de Brune, nous coller au texte et nous empêcher de le quitter, en nous obligeant à nous identifier à elle, et plus Brune, elle, voit monter son angoisse de n’avoir jamais trouvé le moyen de prononcer ces mots. C’est peut-être ce qui fait le plus souffrir : que nous, nous comprenions et voyions venir le drame, tandis qu’elle n’arrive pas à faire autre chose que le laisser venir. Du très, très grand art.
L’essentiel en 2 minutes
L’intrigue. Les Bordes, ce sont vingt heures de la vie d’une femme qui « s’acharnait à défendre l’idée que les histoires passées portent en elles, en leur sein, ce qui a mené au moment. » Autant dire que quand on apprend cela dans les premières pages, on sait qu’on ne pourra plus lâcher les suivantes…
Les personnages. « Brune était une enfant, une femme et une mère mêlées » : elle cumule enfance marquée par un drame, vie adulte passée à démêler les origines du drame des autres, maternité qui cherche à éviter le drame à ses deux enfants. Vous avez dit drame ? Bien trop pour une seule personne…
Les lieux. Les Bordes sont à la fois le lieu et le personnage principal. Pas parce que c’est à la fois le nom du lieu et celui de la famille : mais aussi parce que le domaine incarne la tragédie qui s’y est déroulée. Et l’obligation d’y revenir tous les ans incarne, elle, l’impossibilité d’y échapper.
L’époque. Vingt heures qui rythment les vingt chapitres comme un compte à rebours mortel. Jeux d’enfants, préparation d’un pique-nique, détente : il ne se passe presque rien, et pourtant, chaque page fait monter une étouffante tension qui suffoque le lecteur. C’est contemporain, ça pourrait être universel.
L’auteur. Les Bordes, deuxième roman d’Aurélie Jeannin après Préférer l’hiver,
que 20 Minutes a beaucoup défendu, confirme son talent insensé pour trouver les mots qui nous entraînent là où nous ne savions pas qu’il était possible d’aller. Elle est présentée comme « la nouvelle voix de la littérature française » ? C’est la moindre des choses.
Ce livre a été lu avec le désir insensé d’entrer dans le livre pour stopper le drame dont Brune est l’artisan sous nos yeux, refermé avec l’intense soulagement que ce ne soit qu’une fiction, et exorcisé à l’aide d’une phrase qui devrait nous obliger à profiter de chaque jour : « la vie ne donne jamais de garantie ».
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