Légitime défense dans les cas de violences conjugales : "On demande aux femmes d’attendre d’être mortes pour réagir"

La notion de la légitime défense est régulièrement questionnée dans les affaires de violences conjugales. En juin, Valérie Bacot, frappée, violée et exploitée sexuellement par son beau-père incestueux devenu son époux pendant plus de vingt ans, a été condamnée à quatre ans de prison, dont trois avec sursis, par la cour d’assises de la Saône-et-Loire pour l’assassinat de Daniel Polette, en mars 2016.

Ayant déjà effectué un an de détention provisoire, elle est ressortie libre du tribunal. La légitime défense n’a pas été caractérisée puisqu’en France, elle n’est pas reconnue dans le cadre des violences conjugales.

Pourtant, comme Jacqueline Sauvage ou Alexandra Lange, Valérie Bacot est devenue l’une des symboles des femmes n’ayant plus d’autre issue que de tuer leur conjoint violent pour ne pas mourir. Son procès très médiatique a permis de reposer la question d’une possible application de la légitime défense dans ce cadre. Alors, comment juger celles qui ont tué pour se défendre ? 

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À l’étranger, la légitime défense différée

En France, la légitime défense est encadrée par l’article 122-5 du Code pénal qui stipule : « N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte. »

Aux yeux de la loi, tuer un homme en train de vous battre, ou qui vous bat depuis des années, n’est pas de la légitime défense. Encore moins si une femme tue son compagnon violent à un moment où il ne s’en prend pas à elle. Avec en filigrane cet argument : même violentées régulièrement, depuis des années, les femmes ne doivent pas se rendre justice.

Mais à côté, il y a urgence : une femme meurt sous les coups de son (ex-) conjoint tous les trois jours en France, et dans la moitié des cas, elles avaient déjà porté plainte. Plaintes qui ont même parfois été refusées, ce qui est pourtant interdit. Autant d’éléments qui soulignent les manquements de la justice et des forces de l’ordre pour protéger les victimes de violences conjugales.

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Plusieurs associations féministes plaident pour un changement. En 2018, au moment de la sortie du téléfilm Jacqueline Sauvage : C’était lui ou moi, l’actrice principale, Muriel Robin, avait recueilli plus de 780.000 signatures pour une pétition réclamant la prise en compte de la légitime défense différée. 

Mise en place au Canada à la suite du procès d’Angélique Lavallée dans les années 1990, la légitime défense différée reconnaît juridiquement aux femmes victimes de violences conjugales la légitimité de se défendre face à « un emploi de force continu », stipule l’article 34 du code criminel canadien.

Le Canada a aussi reconnu le « syndrome de la femme battue », qui se manifeste par un état de stress post-traumatique. Il a été évoqué dans le cas de l’affaire Bacot, une première en France. Mais la loi française tarde à se mettre en conformité avec la réalité du vécu de ces survivantes.

Altération du discernement

Lors de sa plaidoirie, Maître Nathalie Tomasini, une des deux avocates de Valérie Bacot, n’a pas invoqué la légitime défense, mais a plaidé pour la reconnaissance de l’abolition du discernement : « Je vous demande de dire que Valérie était atteinte au moment des faits d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement. En conséquence, je vous demande l’acquittement de Valérie Bacot. »

L’altération du discernement a finalement été reconnue, et non l’abolition. Comme rarement, la présidente de la cour, Céline Therme, a adressé un mot à Valérie Bacot : « La cour dans son ensemble tient à vous souhaiter de retrouver paix et sérénité. »

Trois mois après la décision de la cour d’assises de Chalon-sur-Saône, qu’elle a qualifiée d' »historique », Maître Nathalie Tomasini, avocate spécialisée dans la défense des femmes victimes de violences conjugales, qui plaide depuis plusieurs années pour la création d’un état légitime défense différée, s’est entretenue avec Marie Claire

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Marie Claire : En 2016, vous avez publié la tribune « Créons un état de légitime défense différé » dans Le Monde. Cinq ans plus tard, la notion de légitime défense n’a pas changé en France. Pouvez-vous rappeler quand la légitime défense peut-elle être invoquée ?

Nathalie Tomasini : Dans le Code pénal français, la légitime défense a une définition classique : il faut qu’il y a ait un acte d’agression et un acte de défense en même temps, c’est-à-dire que cet acte de défense soit concomitant à l’acte de riposte. Il faut que ces deux actions soient proportionnelles. Donc il y a trois éléments : une agression, une riposte et la proportionnalité des deux actions. 

Mais la légitime défense ne s’applique pas aux violences conjugales…

Cette légitime défense n’est pas adaptée au cas très particulier des femmes victimes de violences conjugales, qui tuent pour ne pas mourir. On leur demande d’attendre qu’elles soient mortes pour pouvoir réagir. Cette définition de la légitime défense a été rédigée et réfléchie dans le cas de rapports entre deux hommes de taille, de corpulence et de force identique. Là, on pouvait parler de proportionnalité.

Cette définition de la légitime défense a été rédigée et réfléchie dans le cas de rapports entre deux hommes.

Dans le cas des femmes victimes de violences conjugales, on sait que ces femmes sont sous emprise, sous domination. Elles voient leur bourreau comme un monstre et un géant. Le rapport de force ne devient proportionnel qu’à partir du moment où elles se saisissent d’une arme. Et évidemment cela s’applique à à fortiori à des femmes qui ont été violentées pendant des années.

Cette réflexion devait être menée en France. Au Canada, la légitime défense était définie dans le droit avant 1990, exactement de la même manière que nous. L’arrêt Lavallée a ensuite fait jurisprudence. La légitime défense a été retenue dans le cadre d’une affaire où Angélique Lavallée a tué son compagnon de deux balles de fusil dans le dos, au moment d’une énième dispute violente, après des années de violences conjugales. 

À partir de là, le Canada s’est engagé dans une réflexion sur la légitime défense, en partant de qu’on appelle le syndrome de la femme battue. À l’issue de cette jurisprudence, le code pénal canadien a été modifié.

Le rapport de force ne devient proportionnel qu’à partir du moment où elles se saisissent d’une arme.

Quels changements ont été opérés au Canada ?

La légitime défense n’est plus définie avec les critères de proportionnalité et de compétence. Lorsque les magistrats et les avocats plaident la légitime défense, ils doivent prendre en considération les rapports de violence qui existaient avant le passage à l’acte. Ils doivent aussi personnaliser les choses, à savoir le sexe, la taille etc.

Au Canada, on voit bien que tout ça est tout à fait possible : la loi évolue aussi en fonction du contexte sociétal et politique. Pour revenir à ma tribune publiée dans Le Monde il y a quelques années, mon idée était d’expliquer qu’on pouvait parler d’une légitime défense différée parce que ces femmes sont en état de légitime défense permanente puisqu’elles sont en état de danger de mort permanent.

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Vous avez évoqué le syndrome de la femme battue jusqu’ici peu connu en France, contrairement au Canada. Ici, il a été pour la première fois utilisé par un expert pour le cas de Valérie Bacot. Comment le définir ? 

C’est la première fois qu’un expert judiciaire psychiatre écrit dans son rapport d’expertise que Valérie Bacot est atteinte du syndrome de la femme battue. C’est très important. Cela veut dire qu’elle présente des signes cliniques qui ne lui permettent plus de prendre une autre décision raisonnable que de tuer pour ne pas mourir. Il y a une telle altération du discernement qui fait qu’elle ne peut pas raisonner comme vous et moi.

Nous n’avons pas plaidé la légitime défense pour Valérie Bacot parce qu’il n’y avait pas eu d’acte d’agression physique. Une des conditions majeures de la légitime défense n’était pas réunie parce que son conjoint ne l’avait pas agressée juste avant qu’elle tire.

Le syndrome de la femme battue montre que la définition classique de la légitime défense ne peut pas être appliquée. Ces femmes-là ne peuvent plus être considérées comme pouvant avoir un acte concomitant et surtout pas proportionnel.

Ces femmes sont en état de légitime défense permanente puisqu’elles sont en état de danger de mort permanent.

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Donc la légitime défense différée doit exclusivement s’appliquer aux cas de victimes de violences conjugales ?

Oui, pour les affaires où il y a des violences conjugales répétées pendant de longues années. Mais aujourd’hui, j’ai un peu changé mon fusil d’épaule à propos de la légitime défense. Il y a des groupes de pression assez forts. Après analyse, j’ai envisagé une proposition de loi avec Valérie Boyer, la sénatrice LR des Bouches-du-Rhône. Elle ne se base plus sur l’article 122-5 qui définit la légitime défense, mais l’article 122-6, qui évoque des exceptions aux principes de légitime défense.

Il y a des exceptions dans le premier alinéa. Par exemple, si quelqu’un entre de nuit dans votre domicile et que vous tirez sur cette personne, vous êtes supposé être en état de légitime défense. Et ça sera à l’accusation de démontrer que vous ne l’étiez pas. Dans ce cadre-là, on parle de présomption de légitime défense.

J’ai donc voulu ajouter un alinéa supplémentaire pour dire que les femmes victimes de violences conjugales pendant des années, qui sont atteintes du syndrome de la femme battue, devraient être considérées comme une exception au principe de légitime défense. Par définition, ces femmes sont en état de légitime défense au moment du passage à l’acte. 

Vous avez été l’avocate de Jacqueline Sauvage puis de Valérie Bacot. Même si la loi n’a pas changé, avez-vous vu une évolution concernant l’acceptation de ces notions ?

Absolument. Notamment pour l’affaire Valérie Bacot. Entre les deux affaires, on voit bien l’évolution des expertises judiciaires. Le discours des spécialistes psychiatres évolue dans la prise en compte de ce syndrome de la femme battue.

On voit aussi qu’il y a une tentative confirmée de faire évoluer la loi sur ce sujet, avec l’amendement de Valérie Boyer sur l’abolition du discernement. Une autre proposition de loi va aussi être déposée, toujours par Valérie Boyer à propos du nouvel alinéa sur 122-6 comme exception au principe de la légitime défense, que j’ai mentionné juste avant.

Et puis, lors du procès de Valérie Bacot, la présidente de la cour d’assises a véritablement été à l’écoute de nos arguments. Tout cela s’inscrit dans une évolution globale des mentalités de la société française qui prend davantage en considération l’existence des violences intrafamiliales et se rend compte de l’inacceptable augmentation continue des féminicides.

Je salue cette évolution, mais on est encore très très loin de ce qu’il s’est passé au Canada.

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Pensez-vous que la justice française est capable de se remettre en question sur ce sujet ?

L’avancée est très lente. On peut s’étonner de voir qu’en Espagne, dès 2004, il y a eu un plan contre les violences familiales extrêmement fort, avec des mesures phares tels que la création de tribunaux spécialisés, de brigades spécialisées pour lutter contre les violences conjugales, de référents qui accompagnent les victimes et avec qui elles sont en contact permanent. Les Espagnols ont mis les moyens financiers nécessaires. Ce n’est pas le cas de la France malgré la communication du gouvernement.

Estimez-vous tout de même que l’affaire Valérie Bacot puisse créer une nouvelle jurisprudence, ou servir de modèle ?

Tout à fait. Il faut garder en tête les derniers mots de la la présidente de la cour d’assises : « Je garde précieusement vos pièces et vos arguments de plaidoirie, et j’espère qu’un jour le droit positif va évoluer ».

Début septembre, Valérie Bacot a été reçue par Marlène Schiappa pour « une conférence inversée » où des victimes de violences conjugales ont été invitées à témoigner au ministère de l’Intérieur. Que pensez-vous de ce type d’événement ? 

C’est de la pure récupération. Je n’ai pas empêché Valérie Bacot d’y aller, je l’ai même encouragée parce qu’elle avait des choses à dire à l’encontre des forces de l’ordre. La responsabilité de l’État a d’ailleurs été engagée par mes soins, compte-tenu de l’ensemble des dysfonctionnements existants dans le dossier.

Il faut quand même être très clair. Ce gouvernement est un gouvernement de communication. Marlène Schiappa avait été contactée par le comité de soutien de Valérie Bacot, mais elle a attendu qu’on gagne ce procès avec toute la publicité qu’il y a eu autour pour inviter ma cliente.

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