"Le yoga a changé ma vie"
Avec plus de trois millions de pratiquants en France, des femmes en très grande majorité, le yoga est devenu un marché très lucratif où les liens entre matériel et spirituel soulèvent de nombreuses questions. Notre enquête.
Sophie, commerçante de 48 ans, est catégorique : « Le yoga est devenu vital pour moi. Depuis un an, je le pratique au moins trois fois par semaine. Il fait partie de mon équilibre, et sans yoga je vais beaucoup moins bien. » Elle n’hésite pas à qualifier de « révélation » l’impact qu’a eu sur sa personne la rencontre avec une professeure qui enseigne en face de chez elle. Sophie s’inscrit dans une tendance, très lourde, qui a fait de cette discipline d’origine orientale un incontournable en Occident.
Une étude Kantar annonçait en juin dernier que le cap des trois millions de pratiquants a été franchi en France en 2018. Des femmes à 84 %. Parti d’Amérique et ayant d’abord gagné, en Europe, des pays comme l’Allemagne ou la Suisse, le phénomène s’est imposé dans l’Hexagone. « Quand j’annonçais il y a six ans que j’allais ouvrir un studio de yoga, on me regardait avec de grands yeux, se rappelle Élodie Garamond, qui a créé les studios Tigre, aujourd’hui au nombre de six. Désormais tout le monde connaît le yoga, pratique ou pense à le faire. C’est fascinant car c’est allé très vite, mais ça répond à un besoin de reconnexion à soi-même ».
Cela résulte aussi d’un enseignement, car comme l’assure Virginie, qui le pratique depuis une dizaine d’années : « Dans le yoga tout dépend du prof ». Initialement enseigné par des maîtres spirituels appelés guru, le yoga s’est développé aux États-Unis où plusieurs d’entre eux ont émigré au siècle dernier. Après la mort de ces pères fondateurs de différentes écoles adaptées à notre société de consommation, les sommités de la discipline sont maintenant plutôt américaines, comme Rusty Wells, Marc Holzman ou Shiva Rea, qui courent le monde pour transmettre leur savoir.
La France a aussi ses références, par exemple Patrick Frapeau en matière d’ashtanga, Anne Vandewalle pour le hatha ou Caroline Benezet pour le kundalini, le style qui a explosé ces dernières années. Ancienne journaliste, Anne Bianchi a également contribué à populariser ce yoga axé sur une respiration pouvant virer à l’hyperventilation, reconnaissable par les chants de mantra qui agrémentent certaines de ses postures. « J’ai adoré ces chants », confie Julie, rencontrée sur un tapis du Satnam Montmartre, le centre d’Anne Bianchi, où elle prenait son premier cours.
Âgée de 42 ans, cette fondatrice d’une société de cosmétique explique n’avoir « jamais ressenti un tel bien-être ». Après avoir testé différentes méthodes, la voilà conquise par le kundalini, et son enseignante. « Elle dégage un truc de dingue et j’ai été très touchée par ses paroles sur l’ego qui nous limite », s’enthousiasme Julie, pour qui l’effet bienfaisant de ce premier cours a perduré.
« L’impression d’être tombée amoureuse »
Dans La réconciliation, livre paru cet automne, Lili Barbery-Coulon, professeure de kundalini, raconte également avoir vécu un coup de foudre pour ce yoga. Une sensation renouvelée deux ans plus tard, en 2018, quand elle donna à des amies son premier cours. « J’ai adoré, et les filles autant que moi, se rappelle cette autre ex-journaliste. J’avais comme l’impression d’être tombée amoureuse. » Elle s’est vite mise à enseigner et les élèves ont rappliqué immédiatement, provenant de la communauté que cette blogueuse très présente sur Instagram s’était déjà constituée. L’attrait n’a depuis pas cessé.
« Lili est inspirante, déclare Céline, une de ses élèves qui travaille dans l’informatique. Elle réussit à expliquer comment une discipline spirituelle peut s’intégrer à notre quotidien. » À l’image de son blog, Lili Barbery-Coulon incarne un style de vie auquel le yoga donne du sens, entre expériences culinaires, conseils décoration, beauté ou psychologie, et appel à s’initier à la permaculture sur le toit des Galeries Lafayette. Très parisien.
Sur Instagram, cela tourne au yoga cirque. (…) Il faut que ça impressionne.
Aux États-Unis, guru Bajat, figure du kundalini initiée par son défunt maître yogi Bhajan, se pose également en influenceuse ultra-entreprenante. Mais plus rigoriste dans sa pratique de ce yoga qui préconise d’être vêtu en blanc et coiffé d’un turban, elle se montre aussi plus militante, plus encline à se servir des médias comme vitrine, oubliant peut-être au passage toute notion d’humilité souvent préconisée par le yoga. Résolument féministe et engagée politiquement, elle soutient une candidate démocrate pour la prochaine présidentielle américaine, et n’exclut pas de se présenter à des élections, convaincue que le yoga peut changer le monde.
Un sport comme thérapie
Le monde attendra sans doute un peu, mais pour quantité de femmes, l’effet yoga est déjà là. « Cela m’a transformée, constate Virginie. En m’incitant à écouter mon corps, il a été une porte d’entrée vers les huiles essentielles, la médecine naturelle et la méditation. Si on m’avait dit que je méditerais il y a quelques années, j’aurais bien rigolé. Mais le yoga m’a conduit à le faire quotidiennement et à en avoir besoin. »
Nombreuses sont aussi celles pour qui cette pratique a fait office de thérapie, comme Lili Barbery-Coulon, qui vivait dans une haine de son corps. « J’avais passé des années en analyse, et trouvais enfin un truc qui marchait vite et bien », souligne-t-elle. Stéphanie, qui a quitté le monde du luxe où elle s’occupait de relations publiques, reconnaît pour sa part avoir essayé « toutes les thérapies pour trouver un équilibre. On me demandait ce que j’avais vécu enfant et si j’en voulais à ma mère. J’ai compris des choses, mais ça ne changeait rien à ma vie. Alors qu’en en me connectant avec moi-même, le yoga m’a aidé à trouver les réponses à mes interrogations existentielles, et à prendre les bonnes décisions ».
Assez perplexe face à cette alternative corporelle et introspective, le psychiatre et psychanalyste Gérard Tixier reconnaît qu’un « déblocage est envisageable si l’on accède à un état de confiance. Je ne sais pas si le yoga peut remplacer une thérapie, mais il est possible qu’il favorise un développement psychique et émotionnel. Se recentrer dans le présent avec la méditation yogique peut aussi être utile pour la question de la temporalité, cruciale dans les thérapies ».
Des récentes études ont par ailleurs démontré les bienfaits en matière cognitive des exercices respiratoires du yoga ou de la méditation. Mais entre les aspirations au développement personnel, à la forme et au bien-être voire à l’illumination, « on peut percevoir le yoga comme une boîte à outils pour aller mieux et résoudre tous les maux contemporains, remarque Marie Kock, auteure de la passionnante enquête Yoga, une histoire-monde*. Une espérance trop forte car c’est surtout un chemin difficile qui n’est pas censé avoir de but. »
« À l’abri d’éventuels comportements de type sectaire »
Dans un marché devenu important donc concurrentiel, côté professeur, l’objectif pourra toutefois être de se faire remarquer. Avec comme principal vitrine Instagram. « Cela tourne au yoga cirque, déplore Samuel Ganes, enseignant depuis plus de dix ans et auteur de livres sur la méditation et la médecine ayurvédique. Certains prennent des postures invraisemblables, ce qui va attirer des gens alors que ça ne dit rien de la valeur pédagogique. Mais on est à l’ère de l’image et il faut montrer quelque chose qui impressionne. »
Reste que si une vaste communauté virtuelle facilite l’afflux vers ses cours, « les profs les plus suivis sur les réseaux sociaux ne sont pas forcément ceux qui remplissent le mieux les salles de yoga, car on ne peut pas tricher sur le tapis », souligne Hélène Duval, créatrice de Yuj, entreprise qui combine studios et marque de vêtement.
Revendiquant avoir œuvré pour une « démocratisation » qui se traduit par un vrai business, Hélène Duval se montre sceptique face au succès du kundalini : « À l’opposé de ce que j’ai créé pour le commun des mortels, il émane d’une approche sectaire et est imprégné de dogmes, avec ses tenues blanches, ses chants et sa dévotion pour yogi Bhajan. »
La pratique dans des centres chics et la marchandisation, que beaucoup regrettent, mettent aussi à l’abri d’éventuels comportements de type sectaire
L’attirance pour son côté mystique révèle néanmoins que la quête de bien-être ne suffit plus. « Le kundalini répond à un besoin spirituel aujourd’hui très présent », observe Marie Kock. Consacrant tout un chapitre de son livre à notre entrée dans l’ère nouvelle dite du Verseau, Lili Barbery-Coulon en témoigne. Mais si son yoga assume sans complexe sa dimension ésotérique, « la pratique dans des centres chics et la marchandisation, que beaucoup regrettent, mettent aussi à l’abri d’éventuels comportements de type sectaire », ajoute Marie Kock. L’apparat qui peut accompagner le kundalini n’a en tout cas conduit nulle part en France à une emprise malsaine. Aucune dérive n’a été signalée. L’effet rapide des techniques de respiration exige certes de prendre garde à ne pas se laisser déborder par ce yoga qui peut vite faire tourner la tête, comme vous en préviendra un enseignant vigilant, soucieux de la santé de ses élèves, dans le kundalini comme ailleurs.
Se multipliant comme des petits pains et laissant penser que chacun ou presque peut en être, parfois en seulement quelques mois, les nouveaux gourous du yoga ne sont finalement plus que des professeurs, ce qui n’enlève rien à leur valeur ni à leur importance. Certains vous emporteront à toute allure, d’autres vous entraîneront à prendre le temps nécessaire pour un trajet sans fin. En utilisant un vocabulaire susceptible d’inquiéter un matérialiste redoutant l’endoctrinement.
La conscience, l’éveil ou la retraite reconnectante deviennent pourtant des mots familiers et forts en signification pour des millions de femmes qui les ressentent tout naturellement en leur for intérieur. Surtout quand elles ont été bien accompagnées.
- Le chamanisme, ou les nouveaux gourous du bien-être
- « J’ai été manipulée par mon prof de yoga »
Des clichés aux mantras, comment entendre les mots du yoga
La sémiologue Mariette Darrigrand, fondatrice du blog l’Observatoire des mots, décrypte le vocabulaire qu’inspire ou suscite le yoga.
- Lâcher-prise
Un des mots les plus clichés des dix dernières années. Il est issu du discours anti-stress et porteur d’un malentendu avec le yoga, vu qu’il signifie en général une invitation à profiter de la vie, avec une connotation sexuelle.
Il serait plus juste de parler d’abandon au souffle, ce qui demande de la concentration plutôt que du lâcher-prise.
- Gratitude
Delphine de Vigan a bien montré combien il est important pour l’être humain de dire merci. Dans le cadre du yoga, cela renvoie à une forme de prière à l’harmonie. Se mettre en posture de gratitude revient surtout à être dans la réception de la vie.
- Reconnexion
On est dans la langue du bien-être, avec un ancrage à la fois dans le macrocosme – la nature – et dans le microcosme du moi.
Reconnectée, ces deux dimensions permettent de répondre au besoin fondamental de reprendre contact avec la terre et le tangible alors que la modernité et l’hyper-technicité nous en ont déraciné.
- Éveil
C’est la bonne surprise de l’Occidental, et la dimension philosophique du yoga, l’éveil de la conscience intérieure par le souffle. Ce rapport nouveau au corps et au monde qui se distingue de notre manière habituelle de faire du sport ou d’envisager la vie. Détaché de l’axe du temps, il peut s’expérimenter dès la première séance dans un lien immédiat, sans idée de progression.
Source: Lire L’Article Complet