Le Covid-19 aura-t-il la peau du pogo ?

  • Depuis près d’un an, la pandémie du Covid-19 limite les grands rassemblements culturels.
  • Le 18 février dernier, le ministère de la Culture a annoncé que les festivals pourraient se tenir cet été, avec des jauges de 5.000 personnes, assises et distanciées.
  • Véritable institution pour certains, lâcher prise nécessaire pour d’autres, le pogo et ses variants sont difficilement conciliables avec les concepts de distanciation sociale.

Imaginez. Le temps est bon, le ciel est bleu, vos fringues sont maculées de poussière, vos cheveux sentent la bière, et vos amis, radieux (à une exception près), vous accompagnent de scènes en scènes. Vous y êtes enfin à ce foutu festival, celui pour qui vous avez cassé votre PEL et qui vous a aidé à tenir l’hiver. Et depuis près de 30 minutes, c’est au tour du groupe que vous aimez tant, d’enchaîner les morceaux et de faire monter en pression les spectateurs aux tympans incandescents.

Et là tout s’emballe. En transe totale votre voisin se jette contre vous, vous lui rendez la pareille, suivi pas tous vos petits camarades autour de vous. Comme dirait la môme Piaf – dans un autre registre, certes –, « emportés par la foule qui vous traîne et vous entraîne, écrasés les uns contre les autres, vous ne formez qu’un seul corps. Le flot sans effort vous pousse, enchaînés les uns les autres, et vous laisse épanouis, enivrés, et heureux ». Bienvenue dans le monde du pogo. Mais surtout, bienvenue dans le monde d’avant.

Car depuis un peu plus d’un an, le coronavirus rebat les cartes et nous prive de concerts. La seule perspective nous projette à l’été 2021, avec des festivals à 5.000 personnes max, cramponnées à leurs sièges et à un mètre les unes des autres. Après ces annonces du ministère de la Culture le 18 février, de grands rassemblements ont déjà dit non à ce cadre sanitaire. « C’est l’antithèse d’un festival, car dans festival il y a « fête » avant tout », a expliqué Ben Barbaud à l’AFP, directeur du Hellfest (180.000 spectateurs en 2019). Garorock, 162.000 spectateurs en 2019, a lui aussi jeté l’éponge. Mais privé de chair fraîche et vigoureuse depuis de longs mois, et sans espoir de reprise à court terme, le pogo survivra-t-il au
Covid-19 ?

« Anarchy in the UK »

Ce serait assister à la disparition d’un mouvement qui existe depuis plus de 40 ans. Né dans des caves et des petites salles exiguës du Londres underground de la fin des années 1970, le pogo est un enfant de la culture punk. Et de l’un de ses plus célèbres représentants : Sid Vicious. L’histoire se passe en 1976, lors d’un concert des Sex Pistols, avant même qu’il ne devienne le visage emblématique du groupe. « Il arrive à l’un de leur concert et il est en retard, raconte Géant-Vert, journaliste chez Rock & Folk, rédac-chef de son minimag graphique Rock Critic et fondateur du groupe punk Parabellum (entre autres). Il est au fond de la salle et c’est tellement compacté que ce n’est pas possible de voir le groupe. Alors il commence à sauter en l’air pour voir, comme il s’énerve il pousse les gens, et un gars lui aurait dit d’arrêter de faire son « pogo stick ». » Une expression faisant référence à un jouet pour enfants, le bâton sauteur. La naissance officielle du pogo ?

« C’est la légende, il faut s’accrocher à cette croyance. Sid aurait créé le pogo parce qu’il était arrivé à la bourre, s’amuse Géant-Vert. Au fil de son importance dans l’histoire des Sex Pistols, il modifie son histoire sur l’origine du pogo. Il décrit l’initiative comme une sorte d’agression envers les personnes qu’il juge non punks dans les concerts. »

Toujours est-il que cette « danse de contact » séduit la jeunesse révoltée londonienne, qui y trouve une façon de se défouler et de contester l’ordre établi. Elle se diffuse comme une traînée de poudre de concerts en concerts, traverse les frontières, les océans, et la Manche. En France, le pogo s’épanouit dans les années 1980 dans des squats parisiens punks. « J’ai au moins un nez cassé à mon actif lors d’un concert des Porte-Mentaux et des BXN à Pali-Kao [une ancienne friche parisienne], se souvient Géant-Vert. Le dernier lieu squatté vraiment coolos pour le pogo était le garage ouvert par Mickey à Chevaleret. Là, on faisait à peu près n’importe quoi. Le pogo était une mêlée ouverte où tous les coups étaient permis grâce aux amphétamines et à la bière chaude. »

Une histoire de transe et de communion

Synonyme d’une jeunesse rebelle et indomptable, le pogo s’est un peu assagi et a largement survécu au mouvement punk. On le retrouve désormais du côté de la musique prédominante auprès de la jeunesse actuelle, le rap, où des artistes comme Roméo Elvis, Vald ou encore Georgio se font un plaisir de déchaîner leur public. « Nous c’est toujours le feu !, assure ce dernier. Sur scène avec mes gars on essaye de mettre le plus d’énergie. Il y a un truc d’échange hyper fort entre nous et le public. Et on adore jouer avec les codes du rock, on a cette culture, donc c’est sûr que ça part tout le temps en pogo. » Si le rap s’y frotte de plus en plus, c’est surtout du côté de la scène metal qu’il s’épanouit depuis de nombreuses années. Comme le coronavirus, il a d’ailleurs lui aussi ses nombreux variants : le Wall of death, le Circle pit, le Mosh pit… Des chorégraphies monumentales très attendues lors des grands festivals, et des moments de partage jubilatoire.

Pour Stéphane Buriez, fondateur et chanteur du groupe de death metal Loudblast, « quand tu vois que ça part un peu en vrille tu sais que tu as mis le doigt là où ça fait du bien ! Dans les festivals ça peut prendre des proportions très importantes et c’est assez impressionnant à voir de la scène. Ce n’est pas non plus gage que tu as réussi ton concert, mais ça veut dire que tu as tapé là où il fallait. » Du côté de la fosse, ou du pit pour reprendre le jargon, les sensations sont aussi démentielles. « Quand tu regardes de l’extérieur tu as juste l’impression que c’est une bande de tarés qui se mettent des patates mais tu as une vraie sensation de communion, tout le monde fait la même chose en même temps », explique Julien Ménielle, fan de metal et youtubeur spécialisé santé avec la chaîne Dans ton corps. Tu as un peu un côté transe, au sens mystique du terme, tu tournes dans tous les sens, tu te prends des mandales mais tu oublies un peu la souffrance physique. »

Un moyen d’oublier un peu les problèmes du quotidien, et un super moment de partage entre fans. En 2019 on aurait appelé ça un défouloir ou une soupape de décompression. En 2021, on pourrait y voir surtout un cluster en puissance.

Un pogo avec distanciation sociale ?

Car s’il peut avoir un effet bénéfique sur la santé mentale, du côté physique le pogo n’est pas vraiment « Covid friendly ». Foule compacte, proximité, effort physique… On coche toutes les cases. « Avec l’effort tu respires et souffles plus fort, donc tu libères potentiellement des aérosols pleins de virus beaucoup plus facilement, reconnaît Julien Ménielle. En temps normal il n’y a pas de problème de santé public, mais là… » Un problème difficilement solvable en effet, d’où les jauges et les contraintes sanitaires strictes. Mais est-ce vraiment envisageable d’assister à un concert de metal, de rock ou de rap, assis sagement sur sa chaise ?

Pour le chanteur de Loudblast, qui a refusé lui-même de se produire devant un public assis, la réponse est catégorique. « Non. C’est un public en mouvement, il n’est pas figé. La dernière fois que je suis allé voir Rammstein, j’étais assis et je me suis fait chier, je me suis barré avant la fin du concert… Il y a aussi ce côté convivial. » Julien Ménielle abonde dans ce sens : « Moi je ne pogote plus trop, mais ça me ferait chier de faire un festival où je suis obligé d’être assis. Même si tu ne participes pas tu es quand même dans cette ambiance et cette grande communion. Et faire un festival assis et où il n’y a pas un pogo qui se lance, c’est comme aller à l’opéra avec un bandeau sur les yeux, il te manque une dimension. »

C’est également pour cet aspect de partage festif que Ludovic Labordie a décidé d’annuler Garorock cette année. « On est sur un public très jeune, c’est une expérience, une teuf, il n’y a pas de distanciation sociale et physique possible. Ce n’était pas possible que ça ait lieu », explique-t-il. Il ne désespère pas d’une reprise en 2022, ou 2023. « A partir du moment où tout le monde est vacciné et si c’est efficace, je ne vois pas pourquoi ce serait différent des années avant le Covid », espère-t-il.

Pogo is not dead

Certains s’accrochent toutefois et essayent de trouver des solutions. Lors de la sortie de son album à l’automne dernier, Médine avait confié à 20 Minutes, réfléchir à des alternatives. « Ce sont des choses qui ne seront plus possibles, en tout cas avec cette nouvelle tournée, alors ce qui m’intéresse c’est le pogo des dieux ! C’est trouver une mise en scène suffisamment forte visuellement, moderne et actuelle et qui en mettent plein la vue que tu n’as même pas besoin d’aller pogoter dans la fosse ». De son côté, Georgio songe lui aussi à de nouvelles formes de concerts, plus compatibles avec la situation, « une formule différente qui se prête plus à ces conditions ». Et puis il y a aussi les rêveurs, ceux pour qui rien n’est impossible.

« Si ça continue comme ça je fais un truc de location de grosses boules gonflables. Tu loues ça dans les salles de concert et ça te permet de pogoter et te rentrer dedans sans avoir de contact physique », lance Julien Ménielle. Une idée proposée par Géant-Vert également. « Ça pourrait être drôle de voir le Hellfest avec des mecs dans des bulles, ça pourrait faire des flippers géants ! Ou alors des grosses bouées pour espacer les gens d’un mètre, ou pourquoi pas une fraise comme François 1er ? », s’amuse-t-il. C’est vrai que ça aurait une sacrée tronche. Et puis visiblement le pogo à la peau dure, s’il a résisté au passage à l’an 2000 et à la disparition de Lemmy Kilmister…

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