Le conte de Noël inédit de l'écrivaine Aude Walker : "Nager dans les huiles"
La romancière et journaliste Aude Walker offre à Marie Claire une nouvelle inédite, en forme de conte de Noël. Un texte poétiquement doux, sublimé par les pinceaux colorés de Lili Wood.
La lune cogne si fort, elle y croit à peine. Il fait presque jour en pleine nuit.
Du haut de son promontoire de granit ocre incrusté à la naissance de la montagne, derrière la petite église du village, sous ses yeux, dans les arbres, de la lumière laiteuse déversée à grosses louches. Envoyée par en dessous, comme si tous les flics de la ville étaient venus faire une ronde monumentale et définitive dans le maquis, avant de coffrer tout le monde. Leur île entre la mer et la montagne, si proches l’une de l’autre, ce bijou placé sous leur protection ainsi que celle de la Vierge Marie, une fois pour toutes, débarrassée de ses hyènes parasites qui salissent tout.
Dans la poche de son micro-bomber rose, ses doigts jouent avec le film plastique de son paquet de longues mentholées piqué à sa cousine l’autre nuit. Ça envoie vraiment ce cadre, elle s’en fumerait bien une.
Et puis, faut dire que ça ne lui arrive jamais d’être seule, tous ces gens présents en permanence, leurs drames et leurs vacarmes assis sur elle, la petite, la silencieuse, la souriante. Elle renonce. Si ses frères sortent plus vite que prévu de l’église et qu’ils la voient tirer sur une cigarette, même fine, ça va les achever.
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L’attente
La messe était interminable. Le père Octave, ensuqué par la fatigue ou la crise de foie de l’année, avait marmonné un sermon sans gloire. Sa mère avait cru bon de chanter l’Ave Maria, soutenue par oncle Mario à l’orgue, défoncé au point de te demander comment ça peut produire une ligne mélodique audible.
Pendant tout l’office, elle s’était sentie regardée, moquée, jugée par les frères et les cousins derrière elle. Ils savaient et ça ne leur plaisait pas.
Il avait fallu faire une demande officielle pour cette histoire de cérémonie. Ici, si ton existence ne se déroule pas sous des dizaines de paires d’yeux, le souffle chaud de tout ce petit monde dans ta nuque, tu n’existes pas. Sûr que dans son dos, ils se sont dit, elle se la pète maintenant, la petite Paule. Plus à sa place.
Ce matin, le bleu était encore foncé, presque noir, en dégradé, la forme d’un Dieu-Nuage furieux.
Elle n’arrive pas à savoir si elle a choisi le bon endroit pour attendre l’Ancienne. Ce n’était pas clair. Quand elle était passée la voir à la boulangerie, elle avait juste dit, on fera ça après la messe de minuit, attends-moi, je serai là vers et quart.
Une fois de plus, elle ne sait rien. Ni où attendre ni si le truc se fait à l’intérieur ou à l’extérieur. Elle n’est pas bien sûre que ce soit total autorisé cette affaire et se demande si le pape est OK avec le délire. Personne ne lui a dit comment s’habiller non plus.
La cérémonie
Elle avoue, elle pensait qu’il y aurait des costumes. Dans ses souvenirs de petite fille, datant de la cérémonie d’intronisation de sa grande cousine, il y avait des tuniques blanches.
Après, comme il y avait aussi deux cercles de feu dessinés autour des silhouettes de l’Ancienne et de l’Initiée, alimentés par des enfants nus et avec des masques immaculés, elle n’était pas sûre de pouvoir se faire confiance.
Dans le doute, elle a choisi la grande chemise blanche qu’elle met l’été sur ses maillots de bain, un pantalon noir et ses Doc noires avec les lacets pailletés. Et dessous, parce qu’après le dîner, elle doit peut-être retrouver Vico sur la plage, un crop top à sequins avec une coupe bizarre, le col beaucoup trop haut, ça l’étrangle.
La messe est terminée. Elle les entend se lever, les chaises en bois et leur son de mikado géant, les chuchotements qui s’élèvent crescendo pour bientôt redevenir, dans quelques minutes à peine, leur grand et symptomatique beuglement, parce que ces gens ne savent pas juste parler. Ils sont sortis, ça y est. Ils allument leurs clopes et geignent.
Obligés d’attendre, c’est bien la première fois que c’est elle qu’on attend. Elle les entend dire qu’ils se la pèlent ; fais chier, ça va être long cette connerie ?
Madeleine, l’Ancienne, finit par surgir de nulle part, comme téléportée, avec son brushing centripète, pointes vers l’extérieur bien assises sur les épaules, sa rousseur ammoniaque, son khôl mouillé, ses créoles noircies par l’eau de mer, ses lèvres crayonnées tout en contrastes et ses mains énormes de paysan manucuré que tout le village connaît à force de les avoir vues empoigner le pain qu’elle vend chaque jour à la boulangerie.
Leurs silhouettes ont la fébrilité du secret.
Père Octave est avec elle. Ils chuchotent. Il lui file les clés à contrecœur, ça se voit. Lui précisant à mi-voix étranglée qu’elles ne sont pas censées faire ça à l’intérieur, tu te rends compte, la chance que vous avez, les trois-quarts de mes collègues auraient refusé, on ne peut pas s’autoproclamer ministre de Dieu, Madeleine. Moitié souffle exaspéré, moitié gloussement, l’Ancienne attrape les joues du prêtre et l’embrasse pas loin de la bouche, lui léguant, c’est sûr, une bonne couche de rouge fond de teint.
À l’intérieur de l’église, il fait froid et sombre. On n’allume ni bougie ni lumière. Sa cuisse continue de la faire souffrir.
Ce matin, le bleu était encore foncé, presque noir, en dégradé, la forme d’un Dieu-Nuage furieux. Un souvenir du dernier cours de plongeon de son père à ses deux filles. Cinq mètres, elle lui avait dit que c’était trop, il ne l’a pas entendue. Et bien sûr, un plat de l’enfer. Alors que le plongeon de sa sœur, droit, propre, comme dans du beurre. Elle ne supporte plus ces après-midi à la piscine, à avoir peur au bout du plongeoir, alors que la mer et les rochers existent mieux que ça, si près.
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Le repas
Paule commence à se demander pourquoi elle a souhaité un truc pareil, et puis, comment elle a réussi à faire croire qu’elle était une bonne catholique, suffisamment bonne pour pouvoir se transformer cette nuit, après la messe de Noël, une fois la prière secrète apprise, en jeune Signadora, capable de conjurer le mauvais œil. Chez tout le monde, n’importe qui, des femmes, des hommes, des animaux, des nouveau-nés, des anciens. Dans dix minutes, elle détiendra ce pouvoir. Et sur cette terre, ce n’est pas rien.
Tout va très vite, une cérémonie braquée à la grosse barbe de Dieu. Sans prendre le mal d’enlever leurs blousons, elles se placent devant l’autel, au beau milieu de l’obscurité. Leurs silhouettes ont la fébrilité du secret. Il faut rester dans le noir. Le noir et les murmures, dit l’Ancienne, pressée ou apeurée, Paule n’est pas très sûre.
L’Ancienne invite l’Initiée à se placer en face d’elle puis à s’agenouiller. Elle égrène plusieurs Salve Regina, à voix haute, trois fois, en la signant plusieurs fois, elle, ainsi qu’une petite fiole d’huile en plastique. Quasi sûr qu’il s’agit d’un flacon de dissolvant reconverti pour l’occasion. Elle l’invite à se relever, lui annonce qu’elle va maintenant lui livrer la prière secrète.
La petite se risque à lui redemander, t’es sûre, j’ai vraiment pas le droit de l’écrire, vite fait, allez, juste sur ma main ? Pour ne pas oublier, avec la mémoire à trous que j’ai, comment veux-tu que je la retienne ?
L’Ancienne place un de ses gros doigts sur ses lèvres, s’approche et lui glisse l’antienne codée dans l’oreille. Les sept phrases de la prière secrète capables d’éloigner le Mal et de renverser l’ordre du monde se mélangent au parfum hardcore de Madeleine.
Elle articule le plus possible, laissant chaque syllabe résonner, s’agripper et s’incruster dans le disque dur de Paule, qui se laisse décontenancer par la simplicité apparente de la prière, mais son esprit bute sur une syntaxe inhabituelle et carambolée.
Elle se concentre, tout son corps tendu vers l’assimilation de ces phrases douloureusement simples, chuchotées et enviées partout sur l’Île depuis la nuit des temps. Elle ferme les yeux et sent Madeleine lui glisser au creux de ses mains gelées le flacon de dissolvant rempli d’huile bénite, puis la serrer dans ses bras.
Paule sent son cœur cogner sévère. Elle sort sa fiole d’huile et enchaîne les gestes tout juste enseignés par Madeleine.
Il est bientôt trois heures du matin et ces gens continuent de se gaver d’animaux morts dans la salle à manger de sa mère.
Le feu de cheminée et les verres sont nourris en permanence par une force invisible. Est-ce que c’est le même esprit pousse-au-vice qui se charge des deux ? Ils mangent comme si demain n’existait pas, du gibier quasi cru plein la panse.
Paule regarde les bouches s’ouvrir pour avaler, les doigts arracher le pain et baigner dans la sauce, les mâchoires à peine mastiquer ; le dégoût lui soulève le cœur et la place à côté, en coulisses de sa propre famille. Ce n’est pas un dîner, c’est un repas pour départager les Hommes et les Dieux.
Assise sur un tabouret près de la cheminée, cassée en deux par la cérémonie et la vision douloureuse des siens, Paule fait tourner les sept phrases occultes qu’il est interdit d’oublier.
C’est difficile, car on lui parle. Car quelque chose se passe, elle ne peut pas ne pas le voir. Quelque chose de nouveau et de choquant. De l’attention. On ne lui a jamais autant parlé, on ne l’a jamais autant regardée, elle n’a jamais autant existé.
La puissance du statut de Signadora l’a rendue visible. Sa prière souterraine calée en auréole tout autour de ses cheveux, Paule en profite.
C’est agréable, l’attention. Cette bande de barbares inconscients dont elle est issue, d’affreux chasseurs-pêcheurs se repaissant de viande et de blagues racistes la voit, lui propose des assiettes et des verres pleins. Elle refuse tout ce qu’on lui offre, occupée à mastiquer son invocation capable de chasser les démons.
Le premier qui a demandé, c’est le vieux Jacques. Pour des punaises de lit. Elle n’a pas saisi tout de suite. Jusqu’ici, l’ancien ne lui avait jamais adressé la parole. Il s’est approché, lent, vraiment très lent, empêché par l’âge, la nuit, le temps, une assiette creuse entre les mains.
Une femme, qu’elle n’avait jamais vue auparavant et qui a compris avant elle, s’est pointée avec une carafe blanche en forme de poisson et a déversé de l’eau dans l’assiette.
Paule sent son cœur cogner sévère. Elle sort sa fiole d’huile et enchaîne les gestes tout juste enseignés par Madeleine. D’abord hasardeux puis maîtrisés.
Jacques-Atteint-Du-Mauvais-Œil tient l’assiette pleine d’eau les paumes tournées vers le ciel. Après, trois prières à la Vierge, signe de croix au-dessus de l’assiette, puis réciter l’incantation à voix basse, un murmure inaudible, réservé aux mourants, déverser de l’huile dans un récipient, ici, c’est un coquetier, c’est tout ce qu’il reste, désolée, ensuite prélever de l’huile au petit doigt et la jeter trois fois dans l’assiette, observer les gouttes d’huile amorcer leur ballet dans l’eau, selon les formes, tu vas voir quelque chose, lui avait dit Madeleine, l’huile, si elle se fragmente en micro-bulles, t’es dans la merde, si elle reste dense, on est bien. Et si tu ne sais pas, tu dis n’importe quoi, à force, tu finiras par savoir.
Elle semble s’en être bien sortie. Les affligés font la queue. Ils attendent en silence devant la cheminée, pour qu’elle, l’ancien fantôme de l’île, les signe et conjure leurs souffrances.
En deux heures, elle a chassé des rhumatismes, des sangliers casseurs de potager, des plaques eczématiques, une dépression, des métastases dans les méninges, des verrues et une embrouille de voisinage. Madeleine lui avait dit, tu seras souvent très fatiguée car tu vas prendre la souffrance des gens, mais Paule ne s’est jamais sentie aussi tonique. Grande forme.
Paule est de loin la plus jeune parmi les souffrants, 15 ans, c’est peu, mais ils l’écoutent comme si elle en accusait 100. Elle est considérée.
Plus elle signe, plus elle trempe ses doigts dans l’huile bénite, plus elle fait parler les visages d’huile dans l’assiette, plus sa cage thoracique s’emplit d’une merveilleuse eau chaude, plus son corps entier s’électrise.
Paule est de loin la plus jeune parmi les souffrants, 15 ans, c’est peu, mais ils l’écoutent comme si elle en accusait 100. Elle est considérée.
Même son père, fumant ses clopes dans la cuisine, lui offre un regard débarrassé du mépris habituel, de ce truc noir qu’il métabolise quand elle saute du plongeoir et que son corps cassé par le poids de l’air se tord misérablement avant de claquer sur l’eau devenue béton armé.
Par contre, dans les yeux de sa sœur, elle devine un incendie inédit, du jamais-vu, qui semble tout détruire à l’intérieur d’elle : la confiance, la certitude de l’amour exclusif paternel, sa conviction d’être.
La plage
En un rien de temps, après avoir enjambé chez elle quelques corps de mammifères marins échoués imbibés de viande et de vin, un trajet en scooter dans l’air glacé et la voilà jetée sur la plage de la crique de la pointe de l’Aiguille à attendre Vico.
La décharge vitale offerte par sa force nouvelle de guérison a muté en grosse poussée libidinale. Elle a très envie de mettre sa langue dans sa bouche ombrée par la genèse d’une moustache.
Encore hier pourtant, elle pestait sur ces heures passées à se rouler des pelles dans le froid, à faire des ronds sur place, sans qu’il ne se passe jamais rien de plus. Vico appelle ça de la fougue, elle opterait plus pour de l’ennui.
Il est cinq heures et quelques. Elle sait qu’il fait froid mais, jeune Signadora nourrie à la douleur des Hommes, elle ne le sent pas. Elle fume plusieurs fines d’un coup et essaie de deviner les contours mouvants de la mer devant elle, coulée d’encre, hantée, chargée de cris, grande disparue de son cœur depuis qu’elle ramène aussi sur ses plages la mort et la cruauté.
Le jour se lève. Elle déteste ça, elle a toujours détesté ça. Vico ne vient pas.
Alors qu’elle va récupérer son sac à dos sur les rochers, un son la fait sursauter. Ce qui fait surgir une tête de derrière le granit qui commence à rosir. Un homme. Qui a pleuré. Le front taché sur lequel des cheveux qui ne sécheront peut-être jamais viennent dessiner une fresque.
Il est allongé dans un sac de couchage bleu humide et tout son corps grelotte. De son sac, elle sort la couverture censée accueillir des étreintes merdiques d’adolescents qui ne savent rien. Avec les yeux, elle demande si elle peut et le couvre. De ses mains étrangement chaudes, il attrape les siennes pour les serrer.
Sans réfléchir et sans jamais quitter son regard, Paule modèle ses mains en forme de bol, y jette de l’eau de mer et les quelques gouttes d’huile qui persistent au fond de son flacon. Et au creux de ses longues mains aux ongles infinis, la Signadora voit autre chose que ce qu’elle a vu cette nuit chez sa mère auprès de la meute familiale souffreteuse.
Le soleil surgissant là-bas de la ligne d’horizon vient taper pile dans les gouttelettes d’huile qui restent non seulement ramassées en une densité de bon présage mais forment aussi une sphère parfaitement ronde, jaune, sans accident. Et qui parle. Puisque Paule entend distinctement ce petit soleil d’huile lui dire d’une voix haut perchée qu’elle a été choisie pour prendre soin de cet homme et le décharger de son mal.
Elle l’invite à la suivre, roule son sac de couchage, replace la couverture sur ses épaules, enroule son écharpe autour de son cou.
Elle va leur ramener ce nouveau frère à tous ces bons catholiques, ils vont s’occuper de lui. S’ils ne veulent pas, les frères et les pères, elle les forcera.
Ils sont obligés d’obéir, asservis qu’ils sont maintenant à une Signadora de 15 ans. On va prendre soin de l’homme, sécher ses cheveux, bercer son âme. Il est temps maintenant d’écouter l’huile de la Vierge et tenir la promesse d’une destinée nouvelle offerte à l’homme blessé.
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