La charge mentale de la “génération sandwich”, cette tannée
Tout en travaillant, elles portent à la fois leurs grands enfants et leurs parents âgés. C’est la génération sandwich. Elles représentent plus de la moitié des femmes majeures, mais sont pourtant invisibles à l’image.
Bosser, tout en faisant tourner la baraque dans un coin de sa tête, (machine à lancer en rentrant à la maison, vacances à réserver etc) on sait ce que c’est : cette fameuse « charge mentale » que « Chéri » ne partage pas forcément spontanément. On n’a pas toutes une perle à la maison capable de lâcher ses clashes TV sur Youtube pour passer l’aspirateur. Mais les jeunes mères actives déjà au bout du rouleau n’ont encore rien vu. Dans quelques années, elles vont entrer dans la « génération sandwich ». Bienvenue au club !
C’est quoi, c’est qui ? C’est nous toutes, à partir de 50-55 ans. Les kids ont grandi. Les années collège-lycée sont derrière nous. Bye, les soirées et week-ends entiers à bachoter sur Rousseau, les fonctions exponentielles, et « la Chine et le monde depuis 1949 » avec Maxime qui n’a pas ouvert un livre de l’année ou Emma, qui est là, mais qui « en vrai », habite chez Snapchat. Fini de googler les meilleures filières post bac, de galérer sur Parcoursup, et d’éplucher les comptes pour payer leur école ou leur année à l’étranger. (Bisou en passant aux mères de trois enfants et plus. Vous avez fait comment ?) De l’air ! Enfin du temps pour vous.
Plus des deux tiers des Européens de 50 à 59 ans ont encore au moins un parent ou un beau-parent en vie.
Sauf qu’il va falloir reporter. Demandez à vos collègues « seniors » : à partir de 50-55 ans, d’innombrables femmes actives doivent aider voire porter deux générations, celle des jeunes adultes pas encore totalement indépendants, et celle des parents vieillissants, ou carrément handicapés (Alzheimer, séquelles d’AVC etc). Voyez les stats. Environ la moitié des quinqua sont pris en sandwich entre leurs grands enfants et leurs parents âgés. Plus des deux tiers des Européens de 50 à 59 ans ont encore au moins un parent ou un beau-parent en vie (1). Autant de temps libre consacré plus ou moins joyeusement à aider, dépanner, conseiller, accompagner les uns et les autres.
Scène type. Vous avez une réunion pro, le smartphone sur vibreur. Bzzzz…Tiens, un SMS de Maxime, avec plein de petits cœurs trop mignons : « Coucou Maman, tu me prêterais 200 euros ? Avec mon CDD à 1300 euros net, je ne m’en sors pas » ou, au choix : « Coucou maman, tu nous garderais Lola samedi ? T’es la meilleure des baby-sitters ! » Bzzzz… Tiens, l’auxiliaire de vie : « Bonjour Madame, il y a une fuite dans la salle de bain de votre mère » ou, au choix : « Votre mère m’a foutue dehors. Vous la connaissez… Venez vite. » Facile à dire. Tout le monde n’habite pas à côté de ses parents…
Plus des deux tiers des Européens de 50 à 59 ans ont encore au moins un parent ou un beau-parent en vie
Quand ils ne sont plus en mesure de faire leurs courses seuls, de conduire, de trottiner chez leur médecin, des sigles nouveaux s’invitent dans votre quotidien : « Son APA dépendra de son GIR » (comprendre : son allocation autonomie sera fonction de son degré de dépendance). Il faut aller à la pêche aux infos, appeler discrètement, aux heures de bureau évidemment, le CCAS (cherchez ce que ça veut dire, commencez votre entraînement), plonger dans une complexe paperasse. « Vous avez envoyé son dossier au Conseil général ? » Pas encore, ça tombe mal. Au boulot, on a la tête dans le guidon et le week-end on aide Maxime qui s’installe en coloc, à déménager. Du temps pour soi ? On n’a plus le temps.
Les reportages accablants sur les Ehpad montrent rarement les coulisses, les enfants des personnes âgées, écartelés en permanence entre leurs parents, leurs enfants et leur boulot. En première ligne du bien-être des personnes âgées : leurs filles. C’est presque toujours aux femmes de la génération sandwich qu’incombe le soin à la personne, le fameux « care ». Demandez à celles qui ont des frères si le partage des tâches est équitable dans la fratrie. Bisou en passant aux héroïnes anonymes, qui tout en travaillant, accueillent un parent dépendant à domicile. Et subissent en prime les sautes d’humeur et la rancœur de femmes qui furent indépendantes, et doivent désormais être aidées pour se savonner, s’habiller, couper leur viande, aller aux toilettes. L’inversement des rôles, une humiliation pour l’une, un enfer pour l’autre, devenue la nounou de sa propre mère.
Chacun sa mère
Les grands Alzheimer, les hémiplégiques que la fille la plus aimante et dévouée ne peut pas gérer ni soulever seule, ni même héberger dans son deux-pièces de divorcée, sont accueillis en Ehpad. Il faut évidemment en visiter plusieurs, si possible « bientraitants », pas trop loin et pas trop chers. Compter 2000 euros par mois dans le public, (mais c’est long d’avoir une place), 3000 euros en moyenne dans le privé. On est là dans le sport national secret de la génération sandwich : où trouver de telles sommes sachant que les veuves âgées (majoritaires en Ehpad), qui vivent de plus en plus longtemps, perçoivent en moyenne 650 euros de pension de réversion seulement, même si elles ont trimé toute leur vie, au foyer ou avec leur mari. Car beaucoup n’ont pas cotisé pour leur propre retraite.
Au menu de votre nouvelle charge mentale, donc : prévoir des conf call forcément houleux avec la fratrie pour savoir qui va payer quoi en fonction des revenus de chacun. Si la mère est propriétaire, prévoir aussi des heures de prises de tête hystériques ou larmoyantes en famille pour savoir s’il vaut mieux louer la maison de famille (à l’année ? sur Airbnb ?) ou carrément la vendre, après l’avoir vidée, (par agence ? en solo ?).
À nous désormais de gérer les affaires de nos parents : « Tu viens regarder la saison 7 de Suits avec moi ? » J’peux pas mon coeur, je relis le compromis de vente. Le notaire n’a pas été clair sur les conditions suspensives ». Il faut aussi coudre des étiquettes tissées pour marquer le linge de l’Ehpad. Les thermocollantes ne tiennent pas sur la laine. Tiens, ça nous rappelle quand on préparait le trousseau pour la colo des enfants.
Toute une multitude de tâches nouvelles qui alourdissent la barque des 50 et plus (vous allez la regretter, la charge mentale de vos 35 ans). Et contrairement à l’aspirateur, ça ne se partage pas beaucoup : chacun sa mère. Bisou en passant aux fils qui gèrent leurs parents âgés sans demander à leur compagne de le faire à leur place. Et bisou aussi aux millenials qui mettent la main à la pâte, qui rendent visite à Papy ou Mamy à l’Ehpad. Même quand Papy ou Mamy ne les reconnaît plus… C’est le minimum de solidarité intergénérationnelle.
Mais alors, comment les filles de la génération sandwich, en couple ou solo, concilient-elles tous leurs rôles sans s’épuiser à la tâche ? On se le demande, car personne n’en parle. Et pour cause : elles ont un gros défaut évident : elles ont plus de 50 ans. Comme plus de 51 % de la population féminine majeure ! Donc immontrables. Les comédiennes Blandine Metayer, Marina Tomé et Catherine Piffaretti ont mis en lumière ce black out de masse dans un stand up à trois sur les femmes de plus de 50 ans, à l’Université du féminisme en septembre dernier.
Marina : Et pourquoi on ne nous montre pas ? On existe dans la vie, pourquoi pas dans les fictions ?
Cath : 51 % d’Invisibles ! Et si nous, comédiennes de plus de 50 ans, on n’est pas visibles à l’image, ça veut dire que dans l’imaginaire collectif, les femmes de plus de 50 ans n’existent pas…
Blandine : Et donc la société ne donne pas de place aux femmes de plus de 50 ans dans la réalité, puisqu’elles n’existent pas dans les représentations !
Marina : C’est comme se regarder dans un miroir sans voir son reflet, ça fait peur, non ?
Allez allez, on signe leur manifeste sur le tunnel des 50 ans !
Eh oui. Invisibles, immontrables, vues comme périmées, ringardes, alors qu’elles portent, financent souvent de leur poche plusieurs générations, enfants, parents, et parfois petits enfants. Et tout ça, souvent en bossant. Elles continuent pourtant sans rancune, de consommer des crèmes ultrariches chères pour peaux matures, et du prêt-à-porter haut de gamme, quand leur salaire de fin de carrière le leur permet. Des marques qui ne les montrent jamais, mais qui sont ravies de les voir dégainer leur carte de crédit. Bisou en passant à Brigitte Macron, 65 ans, qu’on ne peut pas escamoter des photos officielles. La police de l’âge ne peut pas toujours nous gommer toutes.
Toi qui m’as lue en ayant l’impression que je parlais de toi, raconte tout ce que tu fais et #BalanceTonAge. Toutes les idées pour qu’on nous voit et qu’on nous entende sont les bienvenues.
[1] Enquête SHARE (Survey of Health Ageing and Retirement in Europe)
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