« Je ne me voyais pas faire ça toute ma vie », résume une journaliste déçue

  • En septembre, le sociologue Jean-Marie Charon a publié Jeunes journalistes, l’heure du doute, une enquête sur les jeunes journalistes et sur les raisons qui poussent un grand nombre d’entre eux à quitter rapidement la profession.
  • Mathilde Brugnière fait partie de celles qui ont arrêté ce métier, après seulement trois ans. « Je ne me voyais pas faire ça toute ma vie », explique-t-elle.
  • Avec leurs deux regards, ils relèvent le décalage idéologique et la précarité économique que beaucoup ressentent dans ce milieu.

Jeunes journalistes, l’heure du doute s’ouvre sur un chiffre qui veut tout dire : au bout de sept ans, 40 % des journalistes ont abandonné ce métier. Dans ce livre enquête paru en septembre, le chercheur Jean-Marie Charon dresse le bilan de 103 entretiens avec des journalistes de moins de trente ans. Pour confronter ces constats, nous lui avons proposé une interview croisée avec Mathilde Brugnière, 27 ans. Après trois ans, elle a décidé de raccrocher le micro et de se réorienter en 2021.

Mathilde, est-ce que vous pouvez préciser un peu ton parcours et l’élément déclencheur qui t’a fait arrêter le métier ?

Mathilde Brugnière : J’ai travaillé en tant que journaliste reporter d’images (JRI) et un peu rédactrice pour France 3, dans plusieurs régions. J’ai fait deux ans d’alternance, puis un an de CDD pendant la période Covid-19, où j’ai beaucoup travaillé. Ce qui m’a motivé à partir, c’est surtout un manque d’intérêt pour les sujets que je traitais, j’avais l’impression que c’était tout le temps la même chose. J’ai eu la chance de me voir proposer un CDI, j’ai failli accepter et finalement j’ai refusé, parce que je ne me voyais pas faire ça toute ma vie. Je me suis dit que si je ne faisais pas une reconversion maintenant, ça allait être beaucoup plus compliqué à l’avenir.

Y avait-il aussi un décalage entre l’idée que vous vous faisiez du journalisme et la pratique du métier ?

MB : L’idée que je m’en faisais, c’était un reportage par jour, ce qui était plutôt vrai au début. Mais avec le Covid-19 ça a été de pire en pire, il y a eu de plus en plus de ce qu’on appelle des sujets en kit, c’est-à-dire qu’on vous appelle pour faire seulement une interview sur un sujet que quelqu’un d’autre a déjà à moitié traité. Vous ne savez absolument rien du sujet, face à un interlocuteur vous risquez de paraître un peu bête. Ce n’est pas très satisfaisant pour le journaliste comme position. C’est très frustrant quand on fait ce métier justement pour comprendre et faire comprendre.

Jean-Marie Charon : Ce qui avait provoqué l’idée du livre, c’était le fait qu’on avait à la fois ces départs, mais en même temps, on ne peut pas dire qu’il y a une crise des vocations. Au contraire, il n’y a jamais eu autant de jeunes qui veulent se tourner vers cette profession. La notion de temps revient beaucoup : le temps de faire du terrain, de collecter des témoignages. Or, ce qui va être demandé aux jeunes journalistes, c’est plutôt de traiter l’information rapidement et sous une forme « compacte », très cadrée. En plus, ils se retrouvent dans une profession très décriée. Ils partagent un certain nombre de ces critiques, ils ne sont pas non plus très satisfaits de l’information que l’on produit aujourd’hui.

Est-ce que la précarité économique constitue aussi un facteur ?

MB : Je n’ai jamais eu de problèmes d’argent quand j’étais journaliste, mais j’avais peur d’en avoir. Il n’y a rien de sûr. Peut-être que là on va m’appeler, mais dans deux mois, tel chef ne m’aimera pas et va appeler quelqu’un d’autre. Je pense qu’il y a aussi beaucoup de journalistes qui ne vont pas forcément oser être pigiste [journaliste indépendant rémunéré à la mission ou à l’article] à cause de ça.

J-MC : La profession de journaliste, en général, est de plus en plus frappée par la précarité. Chez les moins de 30 ans – c’était la limite que je m’étais donnée pour l’enquête –, deux journalistes sur trois sont dans ce type de situation. Les carrières peuvent s’arrêter très vite, parce qu’ils sont parfois obligés de faire un métier en plus, ils s’épuisent. J’étais extrêmement surpris du fait que beaucoup de ces jeunes journalistes vont être confrontés à des burn-out, des dépressions, voire à l’épuisement physique.

MB : Le problème, c’est aussi que je n’avais pas de vie sociale, parce que je travaillais la plupart du temps le week-end. J’étais toujours en tension pour savoir si j’allais pouvoir bien gagner ma vie. Quand on fait des études à bac plus cinq, on n’a pas forcément envie de gagner un Smic non plus, surtout quand on vit à Paris.

Comment se passent les reconversions des journalistes ?

J-MC : Ce qui se dégage en premier, c’est l’enseignement. En deuxième, c’est la communication. Les journalistes se retrouvent dans des médias institutionnels où ils vont faire un peu le même métier, mais avec de meilleurs horaires ou de meilleurs salaires, et une certaine considération. En troisième, et c’est spécifique à cette génération, c’est le numérique. Un certain nombre rompt aussi complètement avec les études qu’ils ont faites avant et part vers des métiers concrets, en lien avec le changement climatique, le bio…

MB : De mon côté, ça s’est plutôt bien passé. Je connaissais déjà quelqu’un qui s’était reconverti dans l’informatique, je savais que c’était très porteur et qu’il y avait beaucoup de place. Ça me changeait déjà beaucoup du journalisme. Je savais aussi que ça allait être plutôt bien payé. Même si ce n’est pas non plus mirobolant, ça me permet de vivre, d’avoir un travail, de me projeter dans l’avenir et surtout d’avoir une évolution de carrière, de savoir que j’ai une valeur dans le secteur. C’est quelque chose que j’ai vraiment jamais ressenti dans le journalisme. Que je sois là ou que je ne sois pas là, ça ne changeait pas grand-chose.

Quel conseil donneriez-vous à quelqu’un qui hésite à persévérer dans le journalisme ?

MB : Il faut avoir les idées claires sur ce qu’on veut et ce qu’on ne veut pas. Est-ce que c’est important pour moi d’avoir un salaire qui me permet d’acheter une maison ? Si c’est ça, ça va être très compliqué de persévérer dans cette voie. Par contre, si ce qui est important, c’est d’avoir un métier où on peut aller souvent sur le terrain, on rencontre des gens, où on ne s’ennuie pas, ça peut être intéressant de continuer.

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