Ilaria Gaspari : "Au fond, ce qu’on désire par-dessus tout, c’est survivre et être aimé"
Ce Petit manuel philosophique à l’intention des grands émotifs (Ed. Puf) n’est pas un énième ouvrage sur le développement personnel mais le dernier essai de la philosophe italienne Ilaria Gaspari.
Une femme émotive à qui il aura fallu beaucoup de temps pour comprendre qu’être émotive, ce n’est pas être instable ou déséquilibrée mais simplement « vivante, ouverte et vulnérable face à l’expérience du monde ».
Celle qui a été une petite fille anxieuse toujours à contretemps avant d’être une femme qui pleure devant des navets, n’arrête pas de s’excuser, et se montre incapable de se fâcher, dédie aujourd’hui son livre à tous « les paumés, les assoiffés, les agités, les imparfaits ».
Après ses Leçons de Bonheur*, elle nous invite à un voyage dans le temps, avec ce ton bien à elle entre auto-narration et réflexions puisées chez Epicure, Platon, Spinoza ou Homère, sur la nostalgie, l’angoisse, la gratitude, la colère, l’envie, la jalousie ou l’émerveillement, tous ces affects qui loin d’être délétères font de nous des êtres humains. Un récit de soi brillant et salvateur. Entretien.
Marie Claire : Après avoir écrit sur le bonheur, vous publiez un livre sur les émotions, pourquoi ?
Ilaria Gaspari : Je suis une femme émotive après avoir été une petite fille troublée par tout et n’importe quoi. J’ai dû trouver ma voie pour ne pas être écrasée par mes émotions. De là découle mon intérêt aussi pour les émotions des autres. J’avais envie d’être psychanalyste mais finalement, par paresse ou par manque de determination, j’ai fait de la philosophie.
Ma thèse de doctorat a porté sur la théorie des affects chez Spinoza. Ce philosophe révolutionnaire a compris des choses sur les émotions, c’était de la pure intuition, confirmée aujourd’hui par les sciences.
Lors de la parution de Leçons de bonheur, mon livre précédent, j’ai donné beaucoup de conférences. L’été 2010, après le Covid, à la fin d’une de mes présentations, une dame inconnue a déclaré : « Moi, je me sens coupable parce que je ressens de la nostalgie pour le confinement. C’est horrible de le dire et de le penser mais je le ressens très fort. » Elle culpabilisait, il est très courant de poser une étiquette morale sur ce qu’on ressent. Ce qui est très anti Spinozien car on peut juger moralement nos actions mais pas nos ressentis.
On a tendance à en avoir honte, à culpabiliser, du coup on les réprime et cela devient des passions tristes. Cela a été un déclic, j’ai pensé qu’un livre sur les émotions serait utile.
« On est pas éduqués au discours émotionnel, on nous a appris à les réprimer », écrivez-vous, les hommes et les femmes ont-ils le même rapport aux émotions ?
Notre société évolue, les divisions très nettes entre les sexes s’estompent, cela nous contraint à réfléchir sur ce que nous prenions pour des évidences et même si on est désorienté, il est bon de se perdre un peu.
Notre culture est culpabilisante à l’égard de la femme émotive, il y a toujours le spectre de l’hystérie. En Italie, on a longtemps dit aux filles : « Ne pleure pas, tu es moche quand tu pleures… ».
Dans la Grèce antique, les personnifications mythiques de la colère sont toutes féminines, les mots pour la définir aussi sont féminins mais les femmes, privées de rationalité, n’ont pas le droit d’être en colère contrairement aux héros comme Achille. Cette idée que le féminin est irrationnel reste ancrée.
Vous dites que Peter Pan est « la plus belle oeuvre sur le regret ».
Oui, j’adore Peter Pan. J’écrirai un jour la biographie de son auteur J.M Barry, il me fascine. Il était très bizarre, il avait pris sous son aile les jeunes enfants d’une veuve, il était très maternel. J’ai découvert le livre, petite, avant les dessins animés qui en ont trahi l’esprit.
C’est, une fois adulte, que l’on comprend que ce livre troublant est un livre sur la mort. La scène dans les jardins de Kensington est la représentation parfaite du regret : Peter Pan, mort dans son berceau, est parti sur cette île comme tous les enfants morts, mais les oiseaux lui ont appris à voler.
Et là, il vole jusqu’à la fenêtre de sa chambre, prêt à y revenir, et voit sa mère pleurer, il pense : « Je vais la consoler, tout va bien se passer… » mais finalement, c’est tellement bien de voler qu’il se dit, « Je vais voler encore un peu… » Et il oublie comme tous les enfants quand ils jouent et comme nous tous quand nous sommes heureux. Quand il revient, sa mère a un autre bébé, il n’y a plus de place pour lui, c’est trop tard. Il n’a pas oublié de revenir mais pris dans un conflit émotionnel, il n’a pas trouvé le moyen de s’avouer qu’il n’en avait pas envie.
Nous aussi parfois, on fait les choses quand c’est trop tard, on en éprouve d’énormes regrets mais si nous étions vraiment honnêtes avec nos émotions, nous nous dirions : « J’ai trouvé le moyen de me perdre, de perdre mon temps, d’arriver trop tard, parce que je n’avais pas envie de faire ça. »
Pour moi, c’est ce concours raté parce que je me suis trompée d’un mois sur la date d’examen. En fait, je n’avais pas envie de poursuivre ces études mais je n’avais pas trouvé de justification à ce refus. On masque tout sous les regrets.
Je panique quand mon smartphone n’a plus de batterie, c’est comme perdre un objet transitionnel.
Des émotions comme l’envie et la jalousie sont exacerbées par les réseaux sociaux, le digital influe-t-il sur nos émotions ?
Il est encore tôt pour voir l’étendue des bouleversements engendrés par le digital. Il donne des nuances à tout ce qu’on éprouve et donc influe sur nos émotions. Le fait que l’on ait accès à des récits de soi élaborés de la façon la plus photogénique possible, est un appel implicite à faire de même.
On est du coup beaucoup plus conscients qu’auparavant de l’expression de nos émotions. C’est une autre manière de se raconter, c’est intéressant mais ça déclenche une très forte envie parce qu’on est toujours dans la comparaison avec les autres.
On est tous devenus accro, je panique quand mon smartphone n’a plus de batterie, c’est comme perdre un objet transitionnel.
Prenez le cas de Selena Gomez, elle a dû aller en rehab à cause de sa dépendance à son téléphone. Avoir des millions de followers te donne des shoots de dopamine, des études l’ont démontré, mais la barre étant mise de plus en plus haut, ça ne suffit jamais. Et puis, on n’observe plus le monde alors que la contemplation offre une sensation de bien-être, et déclenche l’émerveillement.
C’est très positif certes, mais c’est moins fort que ces shoots d’approbation qui te donnent la sensation d’être aimée, car au fond, ce qu’on désire par-dessus tout, c’est survivre et être aimée. Une illusion trompeuse.
Vous citez Roland Barthes** : être jaloux, c’est souffrir « d’être commun », donc remplaçable, interchangeable, ce qui, chez les femmes, renforcerait le sentiment d’insécurité…
Les hommes et les femmes partagent cette même émotion mais n’en font pas la même évaluation. Dans la société, la jalousie chez les hommes a beaucoup à voir avec leur image publique. En Italie, le terme de « crime passionnel » a été supprimé de la législation il y a à peine 40 ans.
Chez les femmes, c’est l’idée de chercher mais aussi d’être choisie par le grand amour. Or si on doit être choisie, le jour où on est remplacée par une rivale, on pense, « Je suis un mauvais choix ».
Il y a cette toujours cette phrase dans les films : « Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi ? » La jalousie est une émotion qui nous met face à notre insécurité la plus profonde : si tu imagines être remplacée, tu penses disparaître.
Avec ce livre, j’ai tenté d’analyser les deux niveaux dans les émotions : celles qu’on éprouve sur le moment et celles par lesquelles nous nous sentons définies. Je n’ai aucun problème à admettre que je suis angoissée, mais pas que je suis jalouse. La plupart de mes amies n’ont pas de mal à le reconnaître mais elles le disent avec ce ton charmant sous-entendant « Je suis une créature passionnée ».
Notre rapport aux animaux a heureusement évolué, on ne doute plus qu’ils ressentent des émotions…
Oui. Un des deux scientifiques qui a imposé le mot « émotion » dans notre langage, est Charles Darwin, auteur d’un livre sur l’expression des émotions chez l’homme et chez les animaux.
Les émotions sont une expression de notre animalité, liées à notre vulnérabilité et à notre nécessité de survie. Mais nous, nous avons les mots pour les exprimer ou les cacher, les animaux n’ont pas cette défense.
Je suis sûre que par moment, mon chien Emilio comprend ce que j’éprouve. Une communication émotive s’installe avec les animaux, avec les mammifères du moins car ils ont des muscles faciaux comme nous, ce qui nous aide à les comprendre.
* « Leçons de bonheur. Exercices philosophiques pour bien conduire sa vie. (Ed. Puf)
** Auteur de « Fragment d’un discours amoureux » (Ed. Seuil)
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