Heureux comme un père au foyer finlandais
La journée s’étire dans un cocon douillet, entre un parquet en bois et un poêle en faïence blanc centenaire qui monte jusqu’au plafond. Le salon de cet appartement d’Helsinki a dû en voir des enfants empiler des cubes en bois ou pousser un chariot, mais il n’a sans doute pas connu beaucoup de scènes comme celle-ci.
Frans, 2 ans, joue à la poupée avec son père Jussi. Le garçonnet tente d’enfiler une chaussette sur la jambe en plastique. Un peu jaloux, Pablo, le vieil épagneul, se joint à eux en remuant la queue. Kajsa, la mère, est partie travailler tôt ce mercredi matin.
En matière d’égalité des genres, la Finlande a décidément une longueur d’avance. Ce pays nordique de 5,5 millions d’habitants suscite l’admiration du monde entier depuis qu’il s’est doté, en décembre dernier, d’un gouvernement majoritairement féminin. Douze de ses dix-neuf ministres sont des femmes, dont la Première ministre, Sanna Marin, 34 ans.
Ici, pendant que les femmes dirigent le pays, les pères resteront à la maison pour s’occuper des enfants. Cet investissement paternel est du moins ce qu’espère favoriser le nouveau congé parental, annoncé en février. Une fois en vigueur en 2021, la réforme accordera 164 jours à chaque parent à la naissance de l’enfant. Les pères bénéficient actuellement de neuf semaines. Les Français, qui n’ont droit qu’à onze jours (week-end inclus), trouveront sans doute que cette durée est déjà considérable.
Au minimum 70 % du salaire maintenu
Mais les Finlandais estiment qu’il y a urgence à répartir plus équitablement la charge parentale. Malgré un système généreux (minimum de 70 % du salaire maintenu), un père sur quatre ne s’arrête même pas un seul jour à l’arrivée de l’enfant. Et 90 % du temps total des divers congés parentaux est utilisé par les mères, selon Kela, organisme gouvernemental de sécurité sociale.
Un résultat jugé mauvais pour ce pays habitué aux tableaux d’honneur des classements internationaux sur l’égalité des genres. Il est en effet 3e du rapport 2020 du Forum économique mondial, 4e de l’index de l’Institut européen sur l’égalité entre les sexes.
Nous avons rencontré des pères finlandais qui, sans attendre la réforme, prennent l’intégralité de leur congé, le prolongent ou travaillent à temps partiel. Ils disent que ce temps les transforme et renforce aussi leur relation avec leur compagne. Assiette poulet-patates au micro-ondes, installation sur la chaise haute, bavoir sur le pull jaune aux motifs abeille : en un tour de main, Robert a attablé Edith, 1 an. Les premiers jours de son congé paternité, cet archiviste de 34 ans était un peu perdu et devait solliciter sa femme. Neuf semaines plus tard, sa montée en compétence est exponentielle. Il va enchaîner sur un congé parental : « Maintenant que je suis opérationnel, m’arrêter là serait dommage ».
Le coût financier est important car Robert devrait désormais toucher une allocation mensuelle d’environ 255 €, mais il veut assister aux « premières fois » d’Edith : « J’étais là quand elle a fait dix pas d’affilée, j’adore la regarder jouer, voir quand une idée naît dans son esprit. Notre relation était déjà bonne mais elle se situe désormais à un autre niveau. » Même constat chez Jussi : cameraman, par monts et par vaux avant la naissance de son fils, il a choisi, pendant quelques mois, de ne travailler que quatre jours par semaine. « Sa mère a passé la première année avec lui, maintenant, c’est à mon tour », nous confie-t-il.
Une flexibilité qui facilite l’équilibre vie perso/vie pro
Dans les bras paternels, Frans a ses habitudes : un bras glissé sous le pull de son père et sa petite tête calée dans le cou. « Je décode le moindre de ses besoins car je le connais très bien, un livre, le biberon… Sa mère a peut-être un peu perdu car elle travaille beaucoup. » Elle devrait pouvoir se rattraper d’ici peu : Jussi s’apprête à repasser à 100 % et ce sera alors à son tour d’être à 80 %.
Ici, la flexibilité facilite l’articulation entre temps professionnel et familial. Le Conseil nordique des ministres s’est penché sur les pères en disponibilité au Danemark, en Suède, Norvège, Islande et Finlande. « Ceux qui ont pris un long congé affichent systématiquement une satisfaction plus importante dans leurs relations avec leurs enfants, partenaire, collègues et patron » que les autres, conclut un rapport de 2019.
Cet engouement s’explique-t-il par le profil des pères ou par l’expérience auprès de l’enfant ? Un peu des deux sans doute. Ce partage parental est le fruit d’une histoire féministe finlandaise. Ce pays de culture protestante est, en effet, le premier au monde à avoir donné les droits politiques complets aux femmes en 1906. En ce début de XXe siècle, dix-neuf députées sont élues, inaugurant une longue tradition de présence dans l’espace public et donc de travail sur les problématiques qui les concernent. L’enjeu de l’investissement des pères est ainsi posé politiquement avec des décennies d’avance par rapport à la France. La Finlande instaure un premier congé paternité de deux semaines en… 1978.
Les droits de l’enfant à profiter de ses deux parents
Février 2020. Un jour de semaine, 11 h 30. Viivi, 30 ans, élégante dans une longue robe à fleurs, attend son mari et son fils au restaurant. Régulièrement, Janne, cadre dans le secteur bancaire et en congé parental pour six mois, et Pekka, 1 an, la rejoignent pour déjeuner. Pour la jeune femme, l’implication de Janne était une évidence : « En tant que féministe, je savais que je ne ferai pas de compromis sur le partage des responsabilités. » L’expérience familiale confirme ses convictions. Elle note « une meilleure compréhension » dans le couple car « nous partageons la même expérience à la maison et notre fils a la chance d’être avec ses deux parents ».
Janne va commander, Viivi tient son garçon dans les bras. Des larmes surgissent dans les grands yeux noirs de Pekka. « Oh ! Ton papa te manque, lui dit-elle. En ce moment, je pense qu’il est plus attaché à son père qu’à moi, c’est naturel. » À table, Janne fait manger son fils, tout à sa joie de découvrir la semoule.
En Finlande, les congés parentaux ont à voir avec l’égalité femmes-hommes mais renvoient aussi aux droits de l’enfant à profiter de ses deux parents. « L’argument de son bien-être a progressé ces dernières années, explique Anna Rotkirch, directrice de l’institut de recherche sur les populations de la Fédération de la famille finlandaise (Väestöliitto). Son intérêt est davantage pris en compte politiquement, ce qui n’est pas évident car les enfants ne votent pas. »
Des répercussions sur la carrière des femmes
Eveliina, 1 an et demi, et Mai, 5 ans, rentrent du square où elles ont sauté dans la boue. Encore pleines d’énergie, les deux sœurs convertissent le canapé en trampoline. Leur père est en cuisine. Son portable sonne. Téléphone contre l’épaule, il retourne les blancs de poulet dans la poêle tout en échangeant quelques mots. « Le boss de (s)on boss » appelait à propos d’un important projet qui doit être proposé dans deux jours à des clients. « Je lui ai dit que j’étais occupé à préparer le dîner des filles, il m’a répondu qu’on verrait ça demain », explique, détendu, ce responsable en rachat de sociétés.
L’important n’est pas le temps passé au bureau « mais que le travail soit fait », précise-t-il. C’est peu dire que la culture française du présentéisme lui semble incongrue. Après avoir pris la totalité de son congé paternité pour son aînée, Antti s’apprête donc à profiter des huit semaines qu’il lui reste pour sa cadette. Aucune inquiétude du côté de la réaction de son N+1 : ce dernier revient à temps plein après être passé au bureau un jour par semaine pendant quatre mois.
Tous les pères rencontrés disent ne pas craindre qu’une absence de quelques mois les pénalise dans leur carrière. Il y a quelques jours, Janne promenait Pekka en poussette lorsque son patron l’a appelé pour lui annoncer qu’un nouveau poste agrémenté d’une augmentation de salaire l’attendait à son retour. Si cette parenthèse n’a pas de conséquences négatives sur leur carrière, ces pères pensent qu’elle se répercute positivement sur celle de leur compagne. Libérées des contraintes d’organisation, de la fatigue, elles peuvent se consacrer à la leur.
D’autant qu’en Finlande, les enfants restent souvent à la maison jusqu’à leur 1 an et demi avant d’être accueillis en crèche. Cette longue coupure peut compliquer le retour des mères sur le marché du travail.
La femme de Robert, par exemple, occupe un poste dans le marketing digital. En partageant le – long – temps de présence auprès de leur fille, il pense que chacun peut s’occuper de son avenir professionnel. Sans surprise, la répartition des taches domestiques se fait aussi de façon beaucoup plus équilibrée dans ces familles.
Courses, repas, lessives, nettoyage, rangement : les hommes doivent d’autant plus s’y mettre que, culturellement, même s’ils en ont les moyens, les Finlandais ne paient pas quelqu’un pour faire le ménage, ils le font eux-mêmes.
Des enfants faciles et une bonne relation avec eux
À 50 km d’Helsinki, dans un lotissement de maisons en bois, Samuli nous ouvre sa porte : « Bienvenue ! Je finissais le ménage. » Pas un grain de poussière. « Merci, je n’ai pas l’habitude d’avoir des compliments ».
Ce développeur de logiciels consacre le vendredi à ses quatre enfants de 5 à 13 ans. En début d’après-midi, le nid commence à se remplir. Leevi, le plus jeune, rentre le premier, suivi par Eemeli, Peppi, Enni. Avec chacun, Samuli prend le temps d’un débriefing sur leur matinée. Les trois grands ont fait des danses folkloriques à l’école. « C’était cool », commente Eemeli, 13 ans, cheveux blonds savamment déstructurés.
Samuli a encore du linge à plier. « J’aime faire ma part, l’inverse me semblerait étrange », précise ce père qui a pris un congé paternité pour chacun de ses enfants et deux intermèdes parentaux de six mois. Il ne sait pas s’il faut y voir un lien de cause à effet, mais en tout cas il est « content d’avoir des enfants faciles et une bonne relation avec eux ».
Il espère que, à leur tour, ils reproduiront « naturellement » ce modèle. En 2020, pour la troisième année consécutive, la Finlande est le pays le plus heureux du monde, selon le World happiness report de l’Onu. Assurément, ces pères modernes y contribuent.
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“Si c’était à refaire, je passerais encore plus de temps avec mes enfants”
Thomas Blomqvist, ministre finlandais de l’Égalité, répond à nos questions.
La Finlande a déjà de très bons résultats en matière d’égalité femmes-hommes. Pourquoi avoir réformé le congé paternité ?
Nous espérons améliorer la situation des familles et enrayer la baisse du taux de natalité, qui est de 1,4 enfant par femme. Nous souhaitons aussi promouvoir l’égalité femmes-hommes, sachant que le congé paternité y contribue. Sur ce sujet, nous sommes bien moins avancés que la Suède.
En France, le congé de paternité est fixé à onze jours. Qu’en pensez-vous ?
En tant que père, je peux dire que c’est court.
Avez-vous personnellement pris vos congés de paternité pour vos trois enfants ?
Oui. À l’époque, ce n’était pas très répandu. Si c’était à refaire, je passerais encore plus de temps avec eux à la maison. Un ministre homme en charge de l’égalité, dans la cinquantaine…
Ne pourrait-on pas y voir finalement le signe d’une tutelle patriarcale ?
En Finlande, les femmes étaient sous-représentées au sein de la classe politique dirigeante et je suis heureux que notre gouvernement soit très différent aujourd’hui. C’est une bonne chose qu’un homme de cet âge occupe ce ministère : cela signifie que le sujet importe aussi pour les hommes. Et même si nous avons encore de gros problèmes à résoudre, comme celui de la violence envers les femmes, cela nous renseigne sur le long chemin que nous avons déjà parcouru en matière de promotion de l’égalité des genres.
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