Grace Ly : "Je ne laisse plus rien passer"

Longtemps, Grace Ly fut une petite fille parfaite, l’écolière assise au premier rang et en tête du classement. Dans son lycée privé, où les autres mères s’habillaient en Gérard Darel et se parfumaient à L’Air du Temps, sa mère courage détonnait avec ses chemisiers à fleurs de pivoine et ses effluves d’ail frit, raconte-t-elle dans son roman Une jeune fille modèle, une fiction inspirée de son histoire.

Elle non plus ne sera pas une jeune femme rangée et les mots de Simone de Beauvoir se poseront sur sa colère : on ne naît pas discrète, on le devient. Être une minorité modèle n’est pas un destin. Une préférence sexuelle non plus, n’en déplaise à tous les Yann Moix. Celle qui a grandi dans un restaurant décroche son diplôme d’avocate pour faire plaisir à ses parents, des réfugiés rescapés du régime khmer rouge, avant de bifurquer et de se lancer dans la lutte contre la stigmatisation des Asiatiques.

L’invisible racisme anti-asiatique

Via son blog de cuisine, La petite banane, où parler food la reconnecte à ses racines, germe très vite l’idée de créer la web-série Ça reste entre nous. Les premier·ères concerné·es y démontent, autour d’une table, les clichés tenaces sur leur communauté dite silencieuse et défrichent les tabous qui minent la confiance en soi.

Un travail de pionnière qu’elle poursuit grâce au podcast Kiffe ta race et qu’elle importe désormais en milieu scolaire où, dans les cours de récré, ses trois enfants entendent les mêmes mots qu’elle il y a trente ans. Un racisme régénéré par l’apparition d’un virus associé au « péril jaune », fantasme d’idéologues du XIXe siècle. Mais Grace Ly ne lâche rien dans cette France qui lui ressemble.

Marie Claire : Dans Jeune fille modèle, vous racontez qu’adolescente, face à votre rébellion, votre mère vous menace : « Tu ne resteras qu’une banane ! » En 2011, vous créez un blog intitulé La petite banane. Pourquoi ?

Grace Ly : La banane, dont la peau et la chair ne se mélangent pas, symbolise mes questions d’identité. Et cette illusion d’une opposition entre les deux parties qui me composent. Comme s’il avait fallu arracher les couches comme des pelures d’oignon pour qu’en grandissant, je devienne plus française.

Le chinois est ma langue maternelle, au sens littéral du mot. J’ai donc grandi dans un univers très chinois jusqu’à 3 ans, ensuite, avec l’école, j’ai eu l’impression de l’être moins et que ça déplaisait à ma famille que je m’affranchisse de certaines règles.

Vous écrivez : « On nous bride depuis notre naissance », un mot supprimé de votre vocabulaire…

Oui, le mot « bridé » symbolise aussi une partie de mon identité. Dans la langue française, ce mot est constamment associé aux personnes asiatiques, les « bridés » désigneraient l’ensemble d’un continent. C’est une connotation péjorative. On a une sexualité débridée, on vit une vie débridée. Je serais donc restreinte dans ma façon d’être à cause de mes origines. Je n’utilise plus ce mot pour parler de mes yeux, déjà parce qu’ils ne le sont pas et parce que ça reflète une certaine vision des Asiatiques qui serait celle de la discrétion, celle des bons immigrés, quelque chose de l’ordre de la docilité d’une minorité invisible.

Aujourd’hui, l’idée que le Covid-19 serait de la faute des Chinois fait resurgir ce racisme avec des agressions.

Une minorité qui suscite une tolérance supérieure, mais le Covid-19 n’a-t-il pas fait resurgir le racisme anti-asiatique ?

L’invisibilité de ce racisme, par rapport à d’autres dénoncés de manière plus médiatique, est liée à une question historique. Mes parents sino-cambodgiens sont arrivés en France dans les années 70 comme beaucoup de survivants des Khmers rouges, mais l’histoire du racisme anti-asiatique puise ses racines plus loin.

Au XIXe siècle, l’idéologie du « péril jaune » a justifié des politiques expansionnistes vers les pays appelés alors « Orient ». Aujourd’hui, l’idée que le Covid-19 serait de la faute des Chinois fait resurgir ce racisme avec des agressions, des actes de violence verbale et physique. C’est le rejet d’une partie de la population étiquetée « chinoise », mais ce racisme a toujours existé, seulement on en parlait moins.

(…)

Retrouvez l’entretien intégral dans le numéro 823 de Marie Claire, daté avril 2021, en kiosque à partir du 4 mars. Un numéro collector, avec huit interviews de femmes engagées (Leïla Bekhti, Juliette Binoche, Annie Ernaux, Odile Gautreau, Grace Ly, Aïssa Maïga, Elisa Rojas, et Lous and the Yakuza) qui font chacune la couverture de notre magazine, photographiées par Charlotte Abramow.

1. Éditions Fayard.

2. Coanimé avec Rokhaya Diallo sur Binge Audio.

  • Paulette Nardal, féministe à l’origine du concept de « négritude »
  • Dilnur Reyhan, la chercheuse devenue porte-voix des Ouïghours

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