Faire jeune en entreprise, un obstacle de plus dans l’évolution de carrière des femmes
« C’est toi Camille ?! Mais… Mais, t’es une gamine ! » Cette remarque, entre commentaire désobligeant et jugement condescendant, Camille*, 32 ans, n’a cessé de se la voir infligée depuis le début de sa carrière professionnelle, notamment lorsqu’après quelques échanges de mails, un collègue ou un interlocuteur extérieur la rencontrait au détour d’une réunion IRL.
“Toute ma vie, on m’a dit, voire reproché de faire trop jeune, en me jugeant non pas sur mes compétences mais sur mon apparence”, continue cette directrice de communication. “Quand tu n’as aucune année de retard dans tes études et que tu commences à travailler dès la vingtaine, beaucoup te décrédibilisent d’emblée. Je n’ai jamais ressenti particulièrement de syndrome de l’imposteur mais c’est vraiment le regard des autres qui a pu parfois me faire douter de ma légitimité. C’est simple : en entreprise, faire jeune est discriminant », conclut-elle sans appel.
Un constat que partage Celina, 30 ans, dont l’âge, ou du moins celui que son apparence physique semble lui faire valoir, n’a cessé d’être un obstacle à l’évolution de sa carrière. “Que cela soit lors de mes stages ou de mes premiers emplois, j’ai toujours fait le travail de professionnels confirmés, formé parfois des salariés, le tout pour un maigre salaire. On me laissait faire, on profitait de moi, mais on me refusait des promotions car j’étais soi-disant trop jeune pour le poste. Je restais donc sous l’autorité hiérarchique de personnes plus âgées alors qu’on faisait exactement le même métier, simplement à cause de mon âge”, résume-t-elle. « Toute ma vie, mon âge a été un frein. C’est hyper frustrant car je dois toujours me justifier, redoubler d’efforts pour prouver ma capacité de travail et ce peu importe mon dynamisme, mes idées ou mes compétences. Je suis toujours discriminée à cause de mon âge.”
Le jeunisme inversé, un frein à l’évolution de carrière
Et pour cause, dans l’univers impitoyable de l’entreprise, jeunesse et intégration professionnelle ne font pas forcément bon ménage, l’âge précoce d’un salarié étant (souvent la source d’une longue liste de préjugés. Pas assez expérimentés, pas assez autonomes, pas assez responsables ou encore pas assez sérieux : les jeunes actifs restent moins définis par leurs aptitudes que par leurs lacunes. A l’heure où nous écrivons ces lignes, notre appel à témoins n’a trouvé écho que chez des femmes, et les rares hommes sollicités pour avoir leur regard sur la question ne se sont pas sentis concernés… Coïncidence ? Sans doute pas.
“Les gens ont tendance à faire rimer jeunesse avec manque d’expérience, ce qui est vrai la plupart du temps. Du coup, si vous avez l’air jeune, vous allez devoir batailler plus que les autres pour faire valoir vos compétences”, confirme sur le site Monster, la canadienne Sarah Vermunt, fondatrice de Careergasm et coach professionnel basé à Toronto. Car outre le jugement au faciès (et à la date de naissance), ce préjugé entraîne avec lui tout un tas de discriminations légitimées au nom de la sacro-sainte expérience à façonner.
C’est lui ou elle que l’on refuse ainsi d’embaucher en CDI ou de rémunérer correctement car il ou elle n’aurait pas encore fait ses preuves. C’est lui ou elle que l’on surcharge de travail pour qu’il ou elle se fasse la main. C’est lui ou elle à qui l’on refuse une promotion car il ou elle ne serait pas à la hauteur du poste convoité. Bref c’est cet.te employé.e qui est victime de ce que l’on appelle en anglais le “reverse ageism”, soit le jeunisme inversé en français.
Un concept peu connu en Hexagone, inexistant quand on le tape dans la barre de recherche Google, et dont l’absence même de dénomination dans notre langue témoigne du mépris porté à ce mal qui touche les jeunes de notre pays. « L’âgisme fonctionne dans les deux sens”, confirme le professeur Dominic Abrams de l’Université du Kent dans un article de la Harvard Business Review. “Il est vrai que les travailleurs les plus âgés sont souvent considérés comme moins employables. Mais les plus jeunes sont ceux qui sont les plus exposés à toutes formes de préjugés et discriminations, que cela soit en termes de racisme, de sexisme ou bien entendu d’âgisme”, conclut-t-il.
« Plus que l’âge, si vous venez d’arriver, vous n’êtes personne »
Une culture de dévalorisation de la jeunesse en somme, que Laetitia Vitaux, fondatrice et présidente de Cadre Noir, société de recherche et de marketing sur le futur du travail, explique par un mouvement général de déclassement socio-économique des nouvelles générations. “Le jeunisme n’est pas vraiment une réalité économique”, nous explique-t-elle.
“Qu’il s’agisse d’accès à l’emploi, au logement et à la progression de carrière, la génération de ceux qui ont aujourd’hui moins de 30 ans est largement perdante et leur situation est moins bonne que celle de leurs parents au même âge. Est-ce que la relative désagrégation de notre contrat social n’explique pas tout cela ? La jeunesse dépend beaucoup d’institutions de formation (écoles, universités) qui sont sous-financées, peu adaptées, et souvent incapables de préparer les jeunes à un monde d’incertitude”.
La génération de ceux qui ont aujourd’hui moins de 30 ans est largement perdante et leur situation est moins bonne que celle de leurs parents au même âge.
Pour autant, concernant les discriminations dont font l’objet les jeunes dans le milieu de l’entreprise, l’experte les analyse moins en termes d’âge que sous le prisme d’une simple dualité entre outsiders et insiders d’un système donné. “Le monde de l’entreprise n’est pas tendre avec les nouveaux entrants. Du coup, il y a là deux phénomènes qu’il est difficile de distinguer : l’âge lui-même, et l’ancienneté dans l’entreprise. De plus en plus, un mur s’érige entre les nouveaux entrants sur le marché du travail et dans l’entreprise (les outsiders) et les personnes qui sont en poste depuis longtemps (les insiders)”, analyse-t-elle, précisant que le phénomène est révélé et amplifié par la crise actuelle : les emplois existants sont sur-protégés tandis que les nouveaux sont précaires et jetables.
Résultat ? “Ce n’est pas forcément l’âge qui est l’élément le plus déterminant, mais plutôt les gens que vous connaissez dans l’entreprise, les alliés que vous avez su vous faire… Une personne plus âgée qui changerait de métier et voudrait trouver un emploi dans un autre secteur peut être confrontée au même problème… Si vous venez d’arriver, vous n’êtes personne.”
Quand la loi de l’ancienneté fait foi
C’est ce qu’a vécu Gaëlle*, aujourd’hui trentenaire, lorsqu’elle décroche à 23 ans un premier CDD à la suite d’un stage et de missions freelance réussies. Si ses supérieurs semblent satisfaits de son travail, ses collègues adoptent quant à elles une attitude paternaliste aux faux airs de harcèlement. “À leur façon de s’adresser à moi, aux mots employés, à leur attitude, je restais à leurs yeux une stagiaire, alors que nous avions le même poste et le même niveaux hiérarchique. Elles me reprenaient sur le moindre de mes faits et gestes, le contenu de mon travail, m’enjoignaient des directives qu’elles ne s’appliquaient pas à elles-mêmes. C’était évident qu’elle ne me traitaient pas comme l’une des leurs mais encore comme une personne sur qui on peut exercer une autorité”, se souvient-elle.
Conséquence ? La jeune femme redouble d’efforts, s’épuise moralement, avant de songer à changer de voie. “Je travaillais deux fois plus pour gagner en crédibilité mais c’était très dur. Je n’arrivais plus à déglutir, je n’arrivais plus à manger. J’étais arrivée à un point où je me disais que ce n’était pas un métier fait pour moi. »
Malgré mes 10 ans d’expérience, ça rassure mon boss de me voir en binôme avec des femmes plus âgées sur certains projets
Et quand les rapports entre salariés tournent au conflit, il n’est pas rare de voir l’âge se muer en ultime arbitre, au détriment des faits et des actes imputables à tout à chacun.
Tandis que Camille signale son erreur à une collègue de dix ans son aînée, cette dernière se défend en invoquant leur différence d’âge et son ancienneté. “Au lieu de reconnaître sa faute et faire en sorte de trouver une solution, elle s’est mise à me hurler dessus : ‘J’ai 20 ans d’expérience moi ! Et toi, qu’est-ce que tu crois ? Que c’est une gamine comme toi qui va m’apprendre mon métier' », se souvient-elle, soulignant que l’ancienneté des seniors leur offre systématiquement des points d’avance, y compris lorsqu’ils ont tort.
“Encore aujourd’hui, malgré mes 10 ans d’expérience, ça rassure mon boss de me voir en binôme avec des femmes plus âgées sur certains projets”, abonde Célina.
Une discrimination particulièrement réservée aux femmes
“J’ai l’impression que cet argument de l’âge, notamment pour freiner une ascension, on va plus souvent l’opposer aux femmes qu’aux hommes”, nous confesse Justine*, journaliste-reporter qui a façonné sa carrière dans un univers professionnel dominé par les hommes.
Et elle n’a pas tout à fait tort : selon le baromètre de la perception des discriminations dans l’emploi du Défenseur des droits, relayé par le journal Les Echos, près de la moitié (46%) des 18-24 ans et 42% des 25-34 ans affirment avoir vécu une expérience de discrimination dans le monde professionnel, contre 30% en moyenne pour leurs aînés. Mais surtout, ce taux se révèle plus important chez les femmes du même âge puisqu’il dépasse ici les 50%. Selon l’étude, cette inégalité s’expliquerait une fois de plus par la question de la maternité, encore considérée par les entreprises comme une entrave à l’exercice d’une activité professionnelle.
D’ailleurs, les actives de 18 à 44 ans qui ont été enceintes ou mères d’un enfant en bas âge au cours des 5 dernières années affirment avoir été deux fois plus la cible de discrimination que leurs pairs. Et quand ce n’est pas leur ventre arrondi qui pose problème à leur hiérarchie, c’est leur apparence physique, leur choix vestimentaires ou leur voix, parfois jugée trop juvéniles, qui semblent poser problème. “Quand j’ai dû partir en Chine pour représenter mon entreprise et négocier accessoirement des contrats pour eux, on m’a dit comment m’habiller, comment me maquiller car ils avaient peur que je fasse trop jeune et que je ne sois pas crédible sur place !”, s’insurge Célina, rappelant une fois de plus combien le corps féminin, a fortiori dans la sphère professionnelle, est soumis aux injonctions sociétales.
Si personne ne lui a jamais soumis ce genre de recommandations, Camille elle, s’est toutefois demandée si elle ne devait pas changer son apparence physique : “Je me suis beaucoup demandée si c’était mon attitude, ma tête, ma façon de m’habiller ou tout à la fois. Si je devais travailler ça, m’habiller autrement, me maquiller plus pour me vieillir, si je devais finalement paraître physiquement plus sûre de moi en prenant un ton plus ferme…”, raconte-elle, tout en nous avouant n’avoir jamais cédé à ces injonctions. “Même quand je me maquille moins, que mes cernes sont visibles et que je fais plus fatiguée, ça ne change rien : il faut que je sois avec ma fille en poussette pour qu’on m’appelle Madame et qu’on arrête de me prendre pour une jeunette.”
Aujourd’hui devenues mères, nos témoins avouent que leur nouvelle situation familiale influe sur la manière dont elles sont perçues au sein de leurs entreprises respectives. “Quand je dis que j’ai un petit garçon, je me rends compte que mes interlocuteurs arrêtent de me prendre pour une ado attardée et réalisent enfin que je suis une adulte, une femme active comme les autres”, raconte Celina.
Ou quand la maternité conditionne encore et toujours l’accès au statut de femme, y compris dans le huit clos du monde du travail. Que l’on soit jeune ou qu’on le soit moins.
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*Les prénoms ont été modifiés, à la demande des intéressé.e.s
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