Élisabeth Moreno : "Chaque fois que je découvre un féminicide, je regarde ce qui a pu dysfonctionner"

« La machine est en marche », nous affirme Élisabeth Moreno. Avant d’être nommée par Emmanuel Macron, le 6 juillet 2020, ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Égalité des chances, cette ancienne dirigeante d’entreprise n’avait jamais fait de politique.

Self-made-woman, elle était alors directrice générale Afrique du groupe Hewlett-Packard. Née à Tarrafal au Cap-Vert, elle est arrivée en France à la fin des années 1970, car sa petite soeur gravement brûlée nécessitait des soins. Élisabeth Moreno avait prévenu qu’elle n’était pas « venue faire de la poterie » au sein du gouvernement. À quelques jours du premier tour des élections présidentielles, c’est l’heure du bilan. Celui des réussites et des échecs.

Entretien.

Marie Claire : En 2021, on a noté une augmentation de 33% des violences. Qu’en pensez-vous?

Élisabeth Moreno : Ce n’est pas 33% de nouveaux faits de violences sexuelles mais 33% de signalements supplémentaires, ce qui montre que les dispositifs de sensibilisation et de prévention fonctionnent ! La honte change enfin de camp.

Il y a quelques années, le sujet était encore tabou, mais depuis que nous avons décidé de l’ancrer dans le débat public, la société a changé de regard sur les violences faites aux femmes, elles ne sont plus perçues comme responsables de ce qui leur arrive.

Je suis très heureuse que les femmes passent la porte des commissariats et des gendarmeries pour déposer plainte mais il faut aller encore plus loin car elles sont encore trop peu nombreuses à le faire. Nous devons leur dire que nous les croyons et que nous les accompagnerons pour sortir des violences.

Des dysfonctionnements au sein de la police

Des affaires récentes au sein des forces de l’ordre, un policier qui a tué sa compagne et fui avec son arme de service, un autre qui traite de « grosse pute » une plaignante qui l’a enregistré, prouvent que des dysfonctionnements persistent. Comment les expliquez-vous ?

Parce que les préjugés, les biais et les stéréotypes restent très présents dans notre société, ceux qui représentent l’État doivent être exemplaires. Il doit y avoir une tolérance zéro. À chaque fois qu’il y a eu un dysfonctionnement, nous avons réagi avec fermeté.

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Je rencontre encore aujourd’hui des femmes qui me disent « Je ne suis pas féministe », des hommes qui doutent et qui pensent « Peut-être qu’on en fait trop… ».

Longtemps, ces crimes que sont les féminicides n’ont fait qu’un entrefilet dans la presse. Aujourd’hui, ils font la « Une » de l’actualité et les médias mènent des enquêtes et ne parlent plus de « crime passionnel ». Il y a une prise de conscience sur ce sujet dramatique.

Ma bataille est de faire en sorte que les victimes se sentent suffisamment en confiance pour aller déposer plainte systématiquement.

Je suis allée rencontrer Irene Montero, ministre de l’Égalité en Espagne, pays modèle en Europe en matière de lutte contre les violences conjugales et sexuelles pour m’inspirer de ce qu’ils font. Cela fait 15 ans qu’ils se sont saisis de ce sujet et malgré tout, il y a encore des périodes de flambée de féminicides. Le changement de mentalité, de perception, de culture prend du temps, mais la machine est en marche…

41% des femmes assassinées avaient dénoncé des faits de violences à la police. Comme Chahinez Daoud, Nathalie Debaillie, ou Eléonore Places. Comment réagissez-vous en tant que ministre de l’Égalité entre les femmes et les hommes ?

J’ai été très heureuse que le Premier Ministre demande un rapport d’inter-inspection suite à l’assassinat de Chahinez Daoud (le policier, lui-même condamné pour violences conjugales, en charge de sa plainte ne l’a pas transmise, NDLR). Il faut être intransigeant et nous assistons à de véritables avancées en ce qui concerne la formation des forces de l’ordre. 90 000 d’entre eux ont été formés ces deux dernières années, et nous aurons, à terme, recruté 600 référents sociaux pour les accompagner, parce qu’on ne traite pas une plainte de violence conjugale comme on traite un cambriolage.

Ma bataille est de faire en sorte que les victimes se sentent suffisamment en confiance pour aller déposer plainte systématiquement, que ces plaintes soient traitées en toute priorité – comme l’a demandé le ministre de l’Intérieur le 1er août dernier – et prises en considération rapidement pour qu’il y ait des réponses immédiates. C’est ainsi qu’on sauve des vies.

Chaque fois que je découvre un féminicide, je regarde ce qui a pu dysfonctionner. L’une des mesures du Grenelle des violences conjugales est d’avoir un retour d’expérience sur chaque situation pour comprendre ce que nous aurions pu faire différemment.

Ce changement sociétal ne concerne pas uniquement l’État. Les moyens sont mis en oeuvre mais il faut que toute la société s’en saisisse : la famille, les amis, les professionnels.

Cette violence à l’égard des femmes est la résultante d’un système patriarcal qui a toujours vu les femmes dominées et les hommes dominants.

Quatre lois ont été votées en 5 ans, on a accéléré le processus afin de protéger les victimes et leurs enfants. Nous avons fait en 5 ans plus que n’importe quel gouvernement pour mettre en place des dispositifs qui protègent les victimes, forment les professionnels, accompagnent les associations.

J’ai obtenu des augmentations historiques, mon budget a quasiment doublé depuis que je suis arrivée dans ce ministère il y a 2 ans. Et 80% de ce budget est consacré aux association de lutte contre les violences faites aux femmes. Ce sont des graines que nous plantons pour que nous parvenions à éradiquer ce fléau. Et je suis convaincue que nous pouvons y arriver. 

Certes, mais votre budget reste le plus petit de tous avec 50 millions d’euros par an. Il n’a pas augmenté à la hauteur de la hausse de 33% des violences faites aux femmes…

Vous faites erreur si vous considérez que mon ministère est le seul à lutter contre ce fléau.

Quand Olivier Véran débloque 5 millions d’euros pour que des unités dédiées aux victimes de violences ouvrent aux sein des hôpitaux, quand Emmanuelle Wargon (Ministre déléguée auprès de la ministre de la Transition écologique, chargée du Logement, NDLR) investit plus de 90 millions d’euros pour 9 000 places d’hébergement d’urgence, quand on met en place des formations au Ministère de l’Intérieur, quand on déploie 1 000 bracelets anti-rapprochement et 5 000 téléphones grave danger, c’est de l’argent public.

Mon ministère seul ne peut pas traiter de toutes ces questions, cela relève d’un travail interministériel important. Priorité absolue fixée par le Président de la République et le Premier ministre, ce combat est mené par tous mes collègues du gouvernement. Nous avons investi 1,3 milliard en 2021 pour toutes ces questions d’égalité entre les femmes et les hommes au niveau de l’État, sans compter l’argent des collectivités territoriales. Ce n’est pas neutre. 

Les chiffres officiels le constatent : 96% de la violence est perpétrée par des hommes. Or on parle peu de cette violence masculine…

Cette violence à l’égard des femmes est la résultante d’un système patriarcal qui a toujours vu les femmes dominées et les hommes dominants. Je sais toutefois qu’il y a aussi des hommes victimes de violences conjugales et que cela reste encore tabou. C’est pourquoi nos dispositifs de protection s’adressent à toutes les victimes. 

L’heure du bilan

Si vous faites votre bilan, quel est à vos yeux, votre plus grande réussite ?

Le lancement du Grenelle des violences conjugales en 2019 par le Premier ministre a réuni pendant plus de 2 mois 4 500 personnes, experts, familles, associations et professionnels pour parler à bâtons rompus des violences faites aux femmes.

Quatre lois ont été votées en cinq ans pour protéger les victimes et leurs enfants.

Nous avons étendu la ligne d’écoute et d’accompagnement national, le 3919, 24h/24, 7 jours sur 7, nous avons généralisé les bracelets anti-rapprochement, triplé les ordonnances de protection, favorisé la suspension ou le retrait de l’autorité parentale du conjoint violent. Ce sont là des engagements importants du Président de la République que nous avons tous tenus.

Je tiens également à dire que toutes les femmes ne sont heureusement pas victimes de violences conjugales. Elles apportent une contribution indispensable à la vie économique de notre pays. Mais dans ce domaine aussi, elles subissent des discriminations et des inégalités professionnelles, une forme de violence. C’est pourquoi nous avons voté deux lois pour favoriser l’émancipation économique et professionnelle des femmes et instaurer l’égalité salariale.

Et votre regret ?

Nous avons fait beaucoup. Mais un féminicide sera toujours un féminicide de trop.

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