Dans les archives de "Marie Claire" : soixante ans d'engagement en faveur de l'IVG

Plonger dans les archives de Marie Claire, c’est feuilleter des numéros anciens : les pages ont jauni, le graphisme et l’iconographie sont désuets, mais la parole recueillie n’a rien perdu de sa force malgré la traversée de plusieurs décennies.

Tout au long du combat des femmes pour le droit à disposer de leur corps, des milliers de lectrices ont témoigné dans nos pages.

Les lire, c’est les entendre et prendre de plein fouet la souffrance, le désespoir, la colère mais aussi le soulagement de ces anonymes qui, faute d’accès à la contraception, sont tombées enceintes et ont dû risquer leur peau chez des « faiseuses d’ange », ou se sont « débrouillées », abandonnées à la plus grande solitude : »Voici les ustensiles rudimentaires que nous utilisons : queue de lierre ou de persil que nous plaçons dans la matrice comme une sonde, injection d’eau savonneuse, etc. J’ai moi-même pris une quantité énorme de quinine », « Piqûres de Synergon et d’un tas d’autres remèdes qui devaient faire passer mon enfant. J’étais malade, j’avais froid et j’étais toujours enceinte. Alors au bout de trois mois de grossesse, nous nous sommes servies d’aiguilles à tricoter. (…) l’enfant est parti et j’ai failli mourir. »

« Marie Claire » a ouvert le « dossier interdit »

Celle qui, la première, recueille leur parole alors que l’avortement, interdit et tabou, est un crime passible de la cour d’assises, est une journaliste star : Marcelle Auclair. Cofondatrice de Marie Claire avec Jean Prouvost en 1937, cette fervente catholique, auteure d’une biographie de sainte Thérèse d’Avila, va faire de notre magazine le premier féminin à traiter du contrôle des naissances.

En 1956, la gynécologue Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé fonde, avec la sociologue Évelyne Sullerot, La Maternité Heureuse pour « lutter contre les avortements clandestins, assurer l’équilibre psychologique du couple, améliorer la santé des mères et des enfants ». Elles posent les premières fondations du planning familial.

« Je n’avais pas d’états d’âme. Trois cents femmes mouraient encore chaque année des suites d’un avortement clandestin pratiqué dans des conditions atroces. » – Simone Veil dans Marie Claire

Au même moment, le journaliste Jacques Derogy, proche de la Dre Lagroua Weill-Hallé, publie dans Libération l’enquête « Des enfants malgré nous » sur la question de l’avortement. C’est dans ce contexte que notre éditorialiste, mère de trois enfants qui a découvert les centres de planning familial à Londres comme elle le raconte dans Mémoires à deux voix (1), s’empare du combat pour le contrôle des naissances, seul rempart aux avortements clandestins.

Elle possède une arme puissante : la parole des femmes. Initiatrice de la rubrique « Vos problèmes », Marcelle Auclair, présentée aux lectrices comme « votre amie, votre confidente, celle à qui vous pouvez avouer tout ce qui oppresse votre cœur », leur demande, en novembre 1960, « un pénible effort » : décrire les cas d’avortements dont elles auraient eu connaissance. Elle est loin d’imaginer ce qu’elle va déclencher.

« Je pensais recevoir une cinquantaine de réponses, il en est arrivé 295 », écrit-elle en octobre 1961 dans son article « Marcelle Auclair ouvre le dossier interdit ».

De ces 295 réponses, elle fait le décompte de l’horreur : 1 525 avortements clandestins, 65 femmes mortes des suites de leur avortement. Et révèle que cette enquête « a délié la langue à bien des femmes, en sus de celles qui ont écrit. J’ai été atterrée d’apprendre tout simplement dans le cours de la conversation que celles qui n’ont jamais pratiqué l’avortement sont l’exception. Elles disent : ‘Je me suis fait avorter dix fois… quinze fois… Jusqu’au jour où je suis allée en Suisse… En Angleterre… En Suède… Aux États-Unis… Là, j’ai appris à me défendre… J’ai fait provision de contraceptifs…' ».

Dans l’introduction du Livre noir de l’avortement (2), qui compile les aveux bruts de nos lectrices, publié l’année suivante, elle se défend de prendre elle-même position en faveur de l’avortement. Prudence ou neutralité feinte ? Une chose est sûre, Marcelle Auclair aura enclenché ce qui, depuis, est la marque de notre magazine : la complicité et l’intimité partagée avec les femmes.
Un journal est à l’image de son époque mais aussi de celles qui l’élaborent.

Si des articles sur la contraception sont publiés les années qui suivent le coup médiatique de Marcelle Auclair, si nous élisons la Dre Lagroua Weill-Hallé « femme la plus héroïque »en 1972, Marie Claire met un peu de temps à emboîter le pas du Mouvement de libération des femmes (MLF) qui revendique l’avortement libre.

Selon l’historienne Bibia Pavard (3), « les personnalités que sont Évelyne Sullerot et Menie Grégoire, qui publient alors sur la famille et la sexualité au sein du couple, sont beaucoup moins radicales que les militantes du MLF ». Mais, en janvier 1974, deux ans après le procès de Bobigny et quelques mois avant que Simone Veil ne monte à la tribune de l’Assemblée nationale pour présenter le projet de loi de dépénalisation de l’IVG, Gisèle Halimi (4) nous livre, dans un long entretien, le récit de son premier avortement.

« En me curetant, le jeune médecin s’est mis à me tutoyer. Vous voyez tout ce que cela libère chez ceux qui vous font ça… Il m’a dit : ‘Comme ça, tu ne recommenceras plus' » – Gisèle Halimi dans Marie Claire

Les mots de Gisèle Halimi et de Simone Veil dans "Marie Claire"

« D’autres femmes que moi ont connu cette souffrance. C’est vraiment la pire. C’est peut-être ce qui m’a rendue, depuis, si sensible au phénomène de la torture. En me curetant, le jeune médecin s’est mis à me tutoyer. Vous voyez tout ce que cela libère chez ceux qui vous font ça… Il m’a dit : ‘Comme ça, tu ne recommenceras plus’, parce qu’il voyait combien je souffrais. Il l’a répété trois ou quatre fois pour que je lui réponde : Oui, je ne recommencerai plus, mais je n’ai rien dit (…). J’étais vraiment anéantie. »

Après la violence des mots pour le dire, c’est la journaliste Jeanne Dodeman qui crée l’évènement en octobre 1974 avec son reportage aux images percutantes sur la méthode Karman. Importée des États-Unis, elle permet, sans anesthésie, d’aspirer le contenu de l’utérus, évitant ainsi le curetage.

Sous le titre « Déjà, on peut avorter en France sans se cacher », les photos illustrent les différentes étapes d’un avortement, illégal, pratiqué par les militant·es du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) au sein d’un « groupe de quartier », dans le 12e à Paris : une jeune fille, allongée, actionne elle-même la pompe à vélo inversée utilisée pour aspirer le contenu de l’utérus. Une photo du bocal tendu par le médecin B. est publiée pleine page. « Dans de l’eau, une mucosité plus colorée. Une vie qui aurait pu être et n’est plus rien », écrit Jeanne Dodeman.

Faut-il montrer le bocal ? Le Dr B. lui répond : « Ça rassure la femme. Elle sait que c’est fini, qu’elle n’est plus enceinte. Et elle est obligée de prendre contact avec la réalité. Après avoir vu le bocal, elle sera plus disposée à adopter une méthode de contraception. Et puis, le placenta, ce n’est pas comme un fœtus bien formé de trois mois. Ça n’est pas traumatisant. »

« C’est la seule loi que je connaisse votée pour cinq ans. Donc en 1979, on a dû de nouveau monter au front pour qu’elle soit reconduite. » – Véronique Séhier, ex-présidente du planning familial 

Entrée en 1977 à la rédaction de Marie Claire, Katie Breen, ex-directrice éditoriale des éditions internationales et l’une des initiatrices du célèbre cahier « Femmes », se souvient : « Cela avait fait énormément parler de nous. Marie Claire, à l’époque, était le parangon du féminisme médiatique. Avant ce fameux « l’avortement, c’est simple, il suffit d’avoir une pompe à vélo », en février 1973, Françoise Salmon avait imaginé les femmes au pouvoir et composé, autour de Georges Pompidou, son gouvernement idéal, 100 % féminin, avec pour Premier ministre… Simone Veil. Nous avons été les premières à la mettre en avant, personne n’avait encore parlé d’elle à un poste politique. »

La loi Veil qui dépénalise l’avortement promulguée le 17 janvier 1975 l’est à titre expérimental, pour cinq ans. « C’est la seule loi que je connaisse votée pour cinq ans, note Véronique Séhier, ex-présidente du planning familial où elle milite toujours. Donc en 1979, on a dû de nouveau monter au front pour qu’elle soit reconduite. » 

Sur la photo : 11 octobre 1972 , Bobigny, Gisèle Halimi (à g.) avec l’actrice Delphine Seyrig (à d.) lors du procès de Marie-Claire Chevalier, poursuivie pour avoir avorté.

L’IVG, le combat de "Marie Claire", encore dans les années 2000 et 2010

Marie Claire n’est pas en reste, et publie alors dans le cahier « Femmes » la carte postale du planning familial à envoyer par nos lectrices à leur député·e. En février 1978, Gisèle Halimi, qui se présente aux législatives sous l’étiquette Choisir, mouvement féministe qu’elle a cofondé, détaille dans nos pages son combat pour la gratuité de l’avortement et dénonce le fait que « la clause de conscience accordée par la loi Veil aux médecins, par une véritable escroquerie morale, a été détournée de son sens. »

Quarante ans plus tard, Véronique Séhier analyse : « Comme pour les délais et le refus du remboursement de l’IVG, quand la loi a été votée, Simone Veil a dû faire des compromis avec les cathos et l’Ordre des médecins. Elle voulait une loi de santé publique pour arrêter l’hécatombe provoquée par les avortements clandestins. »

Bien des années plus tard, nous lui avions posé la question, à notre icône Simone Veil, qui n’avait pas cillé : « Je n’avais pas d’états d’âme. Trois cents femmes mouraient encore chaque année des suites d’un avortement clandestin pratiqué dans des conditions atroces. Et beaucoup d’autres devenaient stériles ou souffraient de graves séquelles. Alors, évidemment, il y avait des doutes sur les modalités, sur le système à mettre en place. La marge de manœuvre était étroite. Mais sur le fond je n’ai jamais eu aucun doute. Jamais. »

Et, face à la photo où on la voit écroulée à son pupitre après le vote de la loi et où certains crurent déceler des larmes, elle avait taclé : « J’essaie simplement de reprendre des forces. Je ne pleure pas. Mais l’image d’une femme faible et fragile qui pleure plaît au machisme ambiant. »

On est en octobre 2004, et en mars 2015, on titre encore en couverture : « Avortement : pourquoi Marie Claire reprend le combat ». Et ce n’est pas une question.

Une énième réforme de la santé serre les budgets, la logique comptable ferme des structures de proximité comme des CIVG à Paris et en région. Des femmes doivent patienter et se retrouvent hors délai. Avant la libéralisation de l’IVG, des voyages collectifs étaient organisés en Angleterre et aux Pays-Bas, où des milliers de Françaises se faisaient avorter.

En 2015, elles sont près de cinq mille par an à prendre le chemin d’une clinique espagnole ou néerlandaise car elles ont dépassé le délai légal. Comme Sofia et Lina, deux jeunes femmes que nous avons accompagnées en bus de nuit depuis la gare routière d’Eurolines, porte de Bagnolet, jusqu’à Amsterdam. Un voyage en solitaire qu’elles n’ont pas choisi. Pendant que d’autres, en Pologne et en Irlande, rejoignent le bateau clinique de Women on Waves pour avorter clandestinement au large.

Le planning familial dénonce un retour insidieux de l’ordre moral : les militants anti-avortement qui ne s’enchaînent plus aux blocs opératoires – la loi Neiertz de 1993 a instauré le délit d’entrave à l’IVG – arpentent désormais les couloirs du Parlement européen, où ils mènent un remarquable travail de lobbying.

« Ils se sont organisés à partir de la loi du mariage pour tous, en 2013, explique Véronique Séhier. Comme le réseau Agenda Europe, dont le manifeste ‘Restaurer l’ordre naturel’, publié en 2018, ne fait pas mystère. Ils s’attaquent au droit à l’avortement, à la contraception, aux droits des personnes LGBTQIA+… Aujourd’hui, des alliances se créent entre les États-Unis, la Russie, l’Arabie saoudite et le Vatican pour s’attaquer aux droits des femmes. »

Même si la vigilance reste de règle en France où, une fois de plus, il aura fallu se mobiliser pour que le délai légal pour une IVG passe de douze à quatorze semaines en 2021, le combat porté par Marie Claire dépasse nos frontières.

En Pologne, notamment, où tout avortement est désormais interdit, sauf en cas de viol et d’inceste ou lorsque la vie ou la santé de la mère sont considérées en danger. Or, deux femmes, Izabela et Agnieszka sont mortes récemment de septicémie parce que les médecins leur ont refusé une IVG.

En 2020, dans un café de Varsovie, Klementyna Suchanow, qui a lancé en 2016 le puissant mouvement Strajk Kobiet (« la grève des femmes »), nous prévenait : « Si vous refusez de voir ce qui se passe avec les femmes et les LGBTQIA+ ici, en Croatie, en Hongrie, en Slovaquie, dites-vous que cette infection idéologique, un jour, contaminera l’Allemagne et la France. »

C’est des États-Unis que viendra la dernière déflagration. Depuis le 24 juin dernier, jour où la Cour suprême des États-Unis est revenue sur l’arrêt Roe vs Wade en vigueur depuis 1973, l’avortement est devenu illégal dans près de la moitié du pays. Au Texas, en juillet dernier, dans une des très rares cliniques de la Women’s Reproductive Services encore ouvertes, nous avons recueilli les témoignages du médecin pro-choice qui risque sa vie, et des femmes de tous âges et de tous milieux sociaux désespérément en quête d’IVG.

Depuis, des millions d’Américaines manifestent chaque jour ou presque de New York à Los Angeles, d’Austin à Chicago. « Certes, nous ne sommes pas aux États-Unis, explique Véronique Séhier. Mais on le constate avec la Pologne : le droit à l’avortement est un droit réversible. Il faut donc poser toutes les garanties possibles. Il faut constitutionnaliser ce droit. » 

La proposition divise aujourd’hui nos politiques. Plus de soixante ans après la publication du Livre noir de l’avortement de Marcelle Auclair, le constat est amer : ce droit, acquis de haute lutte en France, est loin d’être universel. Il est fragile mais notre détermination à porter le combat reste sans faille.

Sur la photo : 26 octobre 2020, Varsovie. 4e jour de manifestation contre la loi sur l’avortement, en Pologne.

"J’aidais les femmes à partir en Suisse" : le témoignage de Laure Adler, journaliste et auteure

« Enfant, je vivais en Afrique, et dans mon souvenir, ma mère lisait Marie Claire car c’était un magazine qui prenait position sur les droits des femmes. J’ai été ensuite très engagée au MLAC. J’aidais les femmes à partir en Suisse ou à se rendre dans des appartements où des médecins pratiquaient des avortements.

Il y avait une grande sororité mais face à une opinion publique française très conservatrice, on se sentait très isolées. La libre disposition de son corps était une question de liberté essentielle. Les jeunes femmes que nous étions avont vécu une véritable révolution, celle du plaisir sexuel. On le vivait intensément, c’était une période beaucoup moins puritaine qu’actuellement où, depuis plusieurs années, il y a un retour de bâton très violent de l’ordre masculin. Mais je suis optimiste. La génération des jeunes femmes d’aujourd’hui est très déterminée, plus radicale que nous l’étions et elles ont raison. Ça fait un peu slogan internationaliste, mais il faut que les femmes de différentes générations, de différents statuts sociaux agissent dans un climat de solidarité et de radicalité. »

(*) Vient de publier Françoise Héritier, le goût des autres, éd. Albin Michel.

Sur la photo : En octobre 1974, Marie Claire publie cette photo choc de Myriam en train d’avorter selon la méthode Karman: avec une pompe à vélo dont la valve a été inversée.

"Marie Claire est un magazine pionnier de la contraception" : le témoignage de Bibia Pavard, historienne

« J’ai 42 ans. J’ai grandi avec Marie Claire car ma mère était une lectrice fidèle. C’est d’ailleurs passionnant de s’y plonger en tant qu’historienne, surtout la période des années 50-60-70. Je trouve très manichéen la manière dont la presse féminine est aujourd’hui présentée alors que ce qui est intéressant justement, ce sont toutes ses nuances, ses contradictions, mais aussi ses transformations. Marie Claire est un magazine pionnier de la contraception.

Cette libération de la parole, avant #MeToo, m’a beaucoup marquée.

Marcelle Auclair reste certes sur sa ligne catholique, elle prône l’abstinence périodique par exemple, mais une des stratégies du magazine est le recours aux lectrices, via la rubrique courrier, pour parler de l’avortement. On est au début des années 60, c’est illégal, et Marcelle Auclair laisse les lecteurs juges face au drame que vivent les Françaises. C’est alors très osé de faire un livre qui en parle ouvertement. Cette libération de la parole, avant #MeToo, m’a beaucoup marquée. »

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Sur la photo : 20 novembre, Paris. Première marche des Femmes à l’appel du Mouvement de libération des femmes (MLF) pour l’abolition des lois sur l’avortement et pour une contraception libre et gratuite.

1. Coécrit avec Françoise Prévost, éd. du Seuil, 1978.
2. Le livre noir de l’avortement, éd. Fayard, 1962.
3. Auteure de Si je veux, quand je veux. Contraception et avortement dans la société française (1956-1979), éd. Presse universitaire de Rennes.
À lire : Une farouche liberté, Gisèle Halimi, la cause des femmes, roman graphique d’Annick Cojean (texte) et Sandrine Revel (illustrations), éd. Steinkis.

Cet article a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 842, daté novembre 2022.

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