Corinne Herrmann, l’avocate des cold cases : "En France, quand on est victime, on l’est de l’auteur et de la justice"
Dans ce vaste cabinet d’avocats, à deux pas de l’Assemblée nationale, le bureau de Corinne Herrmann détonne. Sur des cartes routières, elle a épinglé des photomatons de visages d’enfants et marqué de points rouges les lieux des crimes et des disparitions. Une géographie de l’horreur.
Depuis 20 ans, en tandem avec Didier Seban, cette avocate dédie sa vie aux crimes non résolus, les fameux « cold cases », ces vieilles affaires criminelles que l’on croit, à tort, définitivement enterrées. Comme celle des disparues de l’Yonne, de l’A6, les enfants disparus de l’Isère, avec des noms qui restent gravés dans nos mémoires : Ludovic Janvier, Marion Wagon, Christelle Blétry, Estelle Mouzin… Sa pugnacité lui aura permis de sortir des affaires de l’oubli et d’arrêter une dizaine de criminels comme Emile Louis à qui elle a arraché des aveux.
Sortir les « cold cases » de l’oubli
Il y a trois ans déjà, lors d’une enquête sur Ludovic Janvier, elle nous avait dit que la piste du tueur en série Michel Fourniret avait été trop vite écartée dans l’affaire d’Estelle Mouzin, volatilisée en 2003 à Guermantes (Seine-et-Marne). Elle défend le père, Eric Mouzin, depuis 2006 mais il aura fallu qu’une nouvelle juge d’instruction, Sabine Khéris, s’empare du dossier pour que le tueur en série passe aux aveux. Une victoire après des années de combat pour que la vérité éclate.
C’est tout ce que raconte le livre Nous, avocats des oubliés (JC Lattès) qu’elle publie avec Didier Seban : le travail acharné dans l’ombre, des magistrats sourds à leurs requêtes, des familles isolées et courageuses, des dysfonctionnements scandaleux de notre justice, et le découragement parfois vite chassé par la satisfaction d’avoir résolu un crime vingt ou trente plus tard.
Un livre choc dont le constat est dérangeant : en France, être victime, c’est encore trop souvent subir une double peine. « On est victime de l’auteur et on est victime de la justice », dénonce Corinne Herrmann.
Marie Claire : Vous écrivez : « Quand j’avais 14 ans, ma petite sœur a été enlevée (…) Au bout de quelques heures, son ravisseur l’a relâchée. Il s’intéressait aux petits garçons et avait été trompé par sa coupe courte et sa tenue. Il n’a pas été retrouvé. La vie de famille n’a plus été la même. On a grandi avec cette histoire. On est restés unis. On est toujours brisés. » Vous n’avez jamais beaucoup parlé de vous…
Corinne Herrmann : On me l’a un peu imposé pour ce livre. J’ai évoqué une fois cet enlèvement et depuis, beaucoup y voient l’explication de ce que je fais. Cela m’a donné la capacité d’échanger avec les victimes, de comprendre leurs sentiments et leurs difficultés, mais il faut au contraire que je m’en détache pour rester efficace. Cela ne me donne pas la capacité de mieux lire les criminels. Chaque année en France, 120 à 150 meurtres restent non élucidés. Rechercher les criminels devrait être une priorité…
On aimerait que les autres avocats, dans ces affaires non résolues, comprennent que des criminels qui sont dehors sont susceptibles de récidiver. Ce n’est pas grave de ne pas résoudre une affaire, on a droit à l’échec, ce n’est pas une science exacte. Mais abandonner l’enquête, ne pas se dire que si je la relis autrement en utilisant d’autres techniques, je pourrais ressortir le dossier, c’est incompréhensible ! Comment la justice notamment celle des mineurs, peut-elle rendre des non-lieux, dire « un mineur a été tué, on ferme le dossier » ?
On aimerait que les autres avocats, dans ces affaires non résolues, comprennent que des criminels qui sont dehors sont susceptibles de récidiver.
Pourquoi, une fois mis derrière les barreaux, ne cherche-t-on pas à savoir si un criminel a commis d’autres crimes?
On ne le comprend pas, c’est d’ailleurs l’une de nos propositions : parvenir quand on a identifié un auteur à travailler sur son parcours. On le voit dans l’affaire Nordhal Lelandais. Présumé innocent, il est mis en cause pour deux meurtres totalement différents, une petite fille et un militaire, et des attouchements sur des mineures. Pourquoi ne pas réunir tous les dossiers pour rechercher d’autres affaires ? Le travail de rapprochement n’est pas fait.
Prenez Michel Fourniret, après le procès de 2008, on a cassé les pieds à tout le monde pour refaire son parcours, reprendre les dossiers de Joanna Parrish et d’Estelle Mouzin. Des ADN inconnus avaient été trouvés. On le fait enfin aujourd’hui parce que Fourniret a avoué. Mais pendant dix ans, avec Monique Olivier, on les a tranquillement laissés oublier leurs souvenirs en prison.
Vous décrivez comment, parfois vingt ans plus tard, vous analysez une scène de crime. C’est de l’expérience mais on a l’impression que c’est aussi de l’instinct, une forme de prescience ?
La scène de crime est un livre ouvert. C’est la marque du tueur mais aussi celle de la victime. Avant de m’y rendre, j’analyse les photos de la scène avec le corps, prises à l’époque. Mais les photos ne me donnent pas la 3D. C’est sur les lieux, une cave, une forêt, un champ, qui souvent n’ont pas changé, que je me mets dans les pas du tueur. Je vois, par exemple, si la voiture a pu être amenée à l’orée du bois ou pas et si du coup, il a dû porter le corps. Si les éclaboussures de sang étaient très basses, ça s’est passé à terre. Je fais appel à des experts pour qu’ils m’expliquent.
C’est sur les lieux, une cave, une forêt, un champ, qui souvent n’ont pas changé, que je me mets dans les pas du tueur.
Ce n’est pas une prescience, c’est vraiment une technique mais je vois facilement des images à partir de la scène de crime. C’est très important de pouvoir mettre ses pas dans les pas du tueur surtout avant les audiences. Quand on interroge un criminel, il faut bien le ramener sur les lieux et ne lui laisser aucune porte de sortie.
Vous faites appel à l’expertise scientifique mais en même temps, la justice gère trop souvent les scellés de façon archaïque…
On a un traitement de l’indice, les scellés, qui date du Moyen-Âge. Et des experts qui pourraient les faire parler avec des techniques du 21ème siècle. On avait demandé à Christiane Taubira, alors garde des Sceaux, un traitement particulier des scellés criminels, on ne nous a pas écoutés. J’ai enseigné aux techniciens de la gendarmerie, ils sont très performants sur le traitement des scènes de crime, pour prendre les indices, garder des photos, etc. C’est ensuite au tribunal qu’ils sont conservés dans n’importe quelles conditions.
Le pire, c’est l’affaire Ludovic Janvier, disparu à Grenoble en 1983 à l’âge de 6 ans. Un squelette d’enfant retrouvé dans une grotte du Vercors, deux ans plus tard, n’a jamais pu être identifié car les ossements ont disparu…
On ne les a toujours pas retrouvés, j’y travaille encore. C’est peut être étiqueté sous un autre numéro. Quand on change de magistrat tous les trois ans, on change les numéros des procédures, mais pas toujours le numéro des scellés, donc on les égare.
On a un traitement de l’indice, les scellés, qui date du Moyen-Âge.
Et puis, il y a ceux qu’on oublie dans les laboratoires. C’est parfois notre chance. Dans un dossier de plus de 30 ans, des scellés oubliés ont parlé, on avait de l’ADN. Le juge nous a dit : « Heureusement que quelqu’un n’a pas fait son travail, ils n’ont pas été détruits. » Ça me fait froid dans le dos quand j’entends ça.
On a le sentiment que pour les victimes et leurs familles, la justice ressemble souvent à une loterie…
Etre magistrat, ce n’est pas facile. On le reconnaît mais ça reste une loterie. Si un juge en a envie, si votre affaire est sortie dans la presse et que du coup il se méfie de vous, vous allez être entendue. Désormais, les juges ont l’obligation de recevoir les victimes, et elles ont accès au dossier. Mais certains ne le font pas. Les victimes pleurent, sont des empêcheurs de tourner en rond, je veux bien le comprendre. Mais aujourd’hui des juges mènent seuls leur enquête. Ce n’est pas sain, cela doit se faire au regard de toutes les parties. D’autres mal formés, considèrent qu’ils doivent être impartiaux, ils ne reçoivent pas la victime mais l’auteur des faits. C’est grâce à une nouvelle magistrate, Sabine Khéris, que Monique Olivier et Michel Fourniret ont avoué leur implication dans le meurtre d’Estelle Mouzin…
Fourniret a écrit un courrier en 2007 où il reconnaît le meurtre de Joanna Parrish, et d’Estelle Mouzin. Pour nous, c’était de vrais aveux. Fourniret est un prédateur, manipulateur et pervers, mais il a des moments de sincérité. C’est grâce à la juge Sabine Khéris qui a repris le dossier qu’à un moment donné, Monique Olivier a dit : « Moi, je voudrais parler d’Estelle Mouzin mais je ne parlerai qu’à vous ». Cette juge a su instaurer une relation de confiance. Depuis quatre ans, elle les rencontre régulièrement, elle les traite comme des humains et ça fonctionne. Oui, c’est une loterie.
Vous êtes pugnace. Vous vous êtes battue pour récupérer les sous-vêtements de Christelle Blétry, assassinée à 20 ans, en 1996. Inutile vous répondaient les juges, « elle a été retrouvée habillée, elle n’a pas été violée. » Vous aviez raison…
Oui, Christelle s’était en effet rhabillée après le viol. Je n’avais aucune certitude, aucune trace mais un couteau, ça s’essuie et ça laisse des empreintes génétiques sur les vêtements. C’était déjà un bon argument et en matière criminelle, on ne doit rien laisser de côté. Pendant plus de dix ans, on a demandé que ses sous-vêtements soient analysés. Son dossier doit faire 400 pages. Au changement de juge, en 2014, je me suis mise en colère, j’ai fait un récapitulatif de toutes nos demandes de tests génétiques.
En quatre mois, c’était fait. On a eu de la chance, les scellés avaient été conservés. Le meurtrier, Pascal Jardin, a été arrêté 18 ans après les faits, il était inscrit au Fnaeg (Fichier national automatisé des empreintes génétiques).
Le procureur général de Grenoble vient de lancer un groupe de travail sur les « cold cases ». Des solutions existent comme, entre autres, la création d’un fichier sur les enfants disparus…
Bien conserver les scellés, supprimer la prescription en matière criminelle, et savoir combien d’enfants ont disparu en France dans des conditions criminelles. Il n’existe aucun chiffre, des corps d’enfants sont retrouvés mais ne sont pas rapprochés aux dossiers de disparition. Et souvent à leur majorité, on change de procédure, on les sort des radars, c’est inacceptable. Ils n’ont pas grandi puisqu’ils ont disparu et ont souvent été tués.
Il n’existe aucun chiffre, des corps d’enfants sont retrouvés mais ne sont pas rapprochés aux dossiers de disparition.
Lancer un site avec les enfants disparus, c’est quand même pas compliqué. Et il faut des juges spécialisés comme ça existe pour le terrorisme, la santé, les affaires financières. Il faudrait 3 magistrats du parquet, on a déjà des groupes d’enquête au sein de la gendarmerie et de la police prêts à travailler sur ces dossiers. Certains comme celui de Marion Wagon* résistent aux enquêtes. Il faut les sortir des mains des magistrats qui n’ont ni le temps ni les moyens de les traiter. Regardez ce qu’a fait Sabine Khéris en un an, plus que tous les autres magistrats en dix-sept ans !
Certaines affaires vous hantent-elles ?
Ça dépend des jours. Oui certaines me hantent. En fait, ce qui me hante c’est ce manque de collaboration avec les magistrats. Pourquoi dans un dossier de crime d’enfant, le juge ne se dit pas, « Je dois trouver du temps, mettre tout le monde autour d’une table ». Je vous avoue que j’ai de plus en plus de mal à mener ce combat. On est parfois face à des magistrats tout juste diplômés, des bêtes à concours mais sans vécu, sans beaucoup d’empathie. Ils nous prennent de haut.
Récemment, une juge m’a dit : « Bon vous avez sorti trois dossiers. Vous n’allez pas nous casser les pieds ! ». J’ai éclaté : « Un gamin a été tué. Et si c’était le vôtre ? Le gars que vous laissez dehors, il peut s’en prendre à votre gosse ». Ça ne leur vient même pas à l’esprit. Je commence à ne plus le supporter, Didier Seban non plus. C’est pour ça que nous avons accepté de faire ce livre.
On referme votre livre en se disant qu’il ne faut pas être une victime…
Oui, hélas. On est victime de l’auteur et on est victime de la justice. L’histoire d’Estelle, je l’espère, risque de faire changer les choses parce que les gens ont toujours pensé que son père, Eric Mouzin, avait eu droit à une instruction 4 étoiles. Cela n’a pas été le cas. Il a été traité comme les autres. Peut être qu’il pourra témoigner quand il en aura la force. Pour l’instant, nous sommes encore dans le combat pour retrouver Estelle.
*Marion Wagon, 10 ans, a été enlevée à Agen en 1996.
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