Comment la télé-réalité et son influence sont devenues un sujet médiatique
- Depuis quelques mois, les enquêtes et reportages sur le milieu de la téléréalité et de l’influence se multiplient dans les médias généralistes.
- Longtemps dénigrée comme objet médiatique, la téléréalité est pourtant au cœur de systèmes économiques et sociaux importants.
- Pour une nouvelle génération de journalistes, il s’agit d’étudier la téléréalité comme n’importe quel milieu, avec le même sérieux, sans mépris ni sexisme.
Ces dernières semaines, il y a un nom qui revient dans tous les médias : celui de Magali Berdah, fondatrice de Shauna Events et agent de nombreux influenceurs issus de la téléréalité. Accusée d’arnaquespar le rappeur Booba, la femme d’affaires est au centre de nombreuses enquêtes journalistiques, de Complément d’Enquête sur France 2 (qui a eu un grand retentissement sur les réseaux sociaux) à la Une du journal Libération en juillet dernier. Peu à peu, ces dernières années, les médias généralistes ont commencé à s’intéresser au milieu de la téléréalité et son influence, en ligne et hors-ligne. Les influenceurs issus de la téléréalité semblent être au centre des préoccupations médiatiques, largement dénoncés pour certaines pratiques, allant des arnaques au CPF (Compte personnel de Formation) à la vente de produits inutiles voire dangereux.
Pour Constance Vilanova, journaliste indépendante et spécialiste du milieu de la téléréalité, l’intérêt des médias généralistes pour ce milieu a été changeant au fil des années : « Quand le Loft est apparu au début des années 2000, il a été observé comme un objet inconnu par la majorité des journalistes, et il y a eu des unes sur ce nouveau programme inédit. Après le Loft, les médias ont arrêté de parler de téléréalité, et il y a eu très peu d’études sur ce sujet ». De fait, pendant longtemps, le monde de la téléréalité a été observé uniquement par ceux et celles qui y gravitaient. « À part quelques journalistes indépendantes, les sujets relatifs au monde de la téléréalité n’étaient traités que par les blogueurs spécialisés et la presse à scandale, qui eux aussi font partie de cet écosystème économique » explique Khedidja Zerouali, journaliste au pôle social de Mediapart, qui a signé plusieurs enquêtes sur ce milieu, dont la plus récente sur les arnaques à la formation promues par certains influenceurs issus de la téléréalité.
« C’était un angle mort médiatique pendant des années »
Regardées par des centaines de milliers de téléspectateurs, et particulièrement d’adolescents, les émissions de téléréalité comme Les Anges ou Les Marseillais font partie de la culture populaire, à partir des années 2010. Même si leurs audiences baissent depuis quelques saisons, elles restent largement regardées et commentées sur les réseaux sociaux, où les extraits sont repris. « Il y a un mépris énorme des médias envers ces programmes et envers ces personnages alors qu’ils font partie de la culture de masse. C’était un angle mort médiatique pendant des années » note Constance Vilanova. Un angle mort qui touche les grandes ou petites rédactions, et qui s’explique par la composition des rédactions : les journalistes sont principalement issus du même milieu social, des mêmes grandes écoles reconnues par la profession. « On est dans une bulle sociologique et professionnelle très fermée. Au-delà de la téléréalité, c’est toute la culture populaire qui n’est pas traitée par les médias, tout ce qui est considéré comme impropre à l’enquête ou au journalisme à cause de nos propres biais » ajoute Khedidja Zerouali.
Ce mépris des journalistes installés pour le milieu de la téléréalité a laissé le champ libre à la presse people et aux blogueurs spécialisés, seuls à s’emparer du sujet, transformant les événements de ce milieu en feuilletons. « Les ados ou les spectateurs qui regardaient ces programmes-là n’ont eu que ça comme grille de lecture, tous les scandales ont été analysés comme des clashs » note Constance Vilanova. « Par exemple, sur les violences sexistes et sexuelles, les gens qui en ont parlé n’étaient pas assez armés pour analyser les mécanismes d’emprise, la violence, la silenciation des victimes, etc. » ajoute-t-elle. À ces œillères médiatiques s’ajoute le fait que le marketing d’influence est un « écosystème récent » souligne Khedidja Zerouali.
Un traitement médiatique encore pétri de sexisme
En juillet dernier, le journal Libération faisait sa Une sur les plaintes lancées par Booba contre l’agence d’influenceurs de Magali Berdah, Shauna Events pour « pratiques commerciales trompeuses ». Dans un long entretien accordé au journal, le rappeur se targuait de vouloir faire tomber ceux qu’il nomme les « influvoleurs ». Début septembre, cela a été au tour de l’émission Complément d’Enquête de proposer une émission intitulée « Arnaques, fric et politique : le vrai business des influenceurs ». Les récits médiatiques autour de la téléréalité et de ses influenceurs semblent désormais tourner quasi exclusivement sur la question des arnaques. « C’est très bien de parler d’arnaques, mais ce qui est problématique c’est de présenter Booba comme un lanceur d’alerte alors qu’il y a des vrais lanceurs d’alerte qui en parlent depuis des années, note Constance Vilanova. Mais c’est une très bonne porte d’entrée dans ce milieu-là. » Pour Khedidja Zerouali, les influenceurs issus de la téléréalité font partie de gigantesques systèmes économiques sur lesquels il est urgent d’enquêter.
Pourtant, quand on se penche en détail sur le traitement médiatique de la téléréalité, on constate que le regard des journalistes reste pétri d’une misogynie à peine voilée. Ainsi, dans le Complément d’Enquête diffusé début septembre, on s’attarde beaucoup sur les femmes, commentant le physique de celles qui ont fait de leur corps un produit marketing. « C’est facile de taper sur ces candidats, de les faire passer pour stupides. Comme l’explique l’autrice Valérie Rey-Robert, on oublie d’où viennent ces femmes, ce qu’elles traversent sur ces tournages, le harcèlement qu’elles subissent. Il faut ajouter de la profondeur à la réflexion. Je pense que les étudier médiatiquement, c’est très intéressant, c’est une fourmilière de sujets car ils incarnent des personnalités qui sont suivies par des millions de jeunes » appuie Constance Vilanova. Car si le milieu de la téléréalité reste empreint de classisme, de racisme et d’un haut degré de sexisme, il mérite qu’on s’y penche avec le même sérieux que sur d’autres sujets, d’autant qu’il a un impact sur les plus jeunes et les classes populaires. « Le modèle de société promu par la téléréalité est catastrophique. En tant que journaliste, je dois l’étudier avec autant de sérieux que d’autres productions culturelles. Mais on ne le fait pas avec mépris : on est critiques de ce milieu, on étaye nos critiques avec des faits, et pas avec de la morale » explique Khedidja Zerouali.
Un traitement journalistique à hauteur d’influenceur
Serait-on en train d’assister à un basculement dans la manière dont on traite la téléréalité et ses candidats ? « Les rédactions se rajeunissent et on a des journalistes plus jeunes qui imposent leurs grilles de lecture, et arrivent à faire des sujets nouveaux » explique Constance Vilanova. Portées par de plus jeunes journalistes, parfois indépendantes, souvent des femmes, la question des violences sexistes et sexuelles sur les tournages, de la chirurgie esthétique, des arnaques ou du dropshipping entrent dans les rédactions des médias généralistes. « Il y a encore des efforts à faire. Le public en a marre de voir des candidats de téléréalité et des influenceurs présentés comme étant débiles. Ce n’est pas ça qui nous intéresse, mais de comprendre comment ils ont construit un empire, pourquoi cela fait rêver les jeunes. On peut arrêter les biais sexistes, ça fait 10 ans qu’on dit que Nabilla est bête, on peut passer à autre chose » plaide Constance Vilanova.
Et cela passe par une manière de travailler qui ne parle pas des influenceurs, mais les fait parler. « Tu ne peux pas écrire sérieusement sans parler aux influenceurs ni aux agents. On n’a pas à considérer que les gens sont trop cons pour être interrogés, on interroge tout le monde » enchaîne Khedidja Zerouali. Mais selon elle, il est difficile d’imaginer qu’il existe des postes accordés à la téléréalité dans les rédactions. « L’inflation galope, les prix à la consommation explosent, on se prépare à une grande crise économique et sociale… Que le monde de la téléréalité soit ausculté par des chercheurs, des pouvoirs publics, des journalistes, c’est bien, mais il y a aussi d’autres sujets qui méritent qu’on s’y attarde » argumente la journaliste à Médiapart, où le pôle social ne compte que trois journalistes. « Nous, on est dirigés par rapport à l’intérêt général, et pas au marketing ou au clic » ajoute-t-elle. D’autant qu’avec leurs milliers voire millions d’abonnés, les influenceurs issus de la téléréalité continuent à avoir une présence bien visible dans la vie des adolescents et des jeunes adultes.
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