« C'est faux de dire qu'une photo équivaut à mille mots »
- L’exposition « Femmes photographes de guerre » présente le travail de 8 photojournalistes au Musée de la Libération à Paris jusqu’au 31 décembre.
- « Le bombardement de Phnom Penh » de Christine Spengler est le visuel de l’affiche.
- « Les photos trop horribles engendrent une sensation de rejet. J’essaye toujours […] de fuir le sensationnalisme. » affirme-t-elle dans un entretien pour 20 Minutes.
« Le regard féminin n’existe pas », insiste Christine Spengler. Dans l’exposition, Femmes photographes de guerre, on découvre huit regards uniques que Sylvie Zaidman, directrice du musée de la Libération de Paris, a su mettre en valeur avec une déambulation intimiste et pédagogique. Et plutôt que d’insister sur la place des femmes dans un milieu d’hommes, l’exposition célèbre le coup d’œil de ces photographes sur leurs époques. De l’argentique au numérique, de l’Europe à l’Afrique, elles rendent possible une information sensible et précise.
Le bombardement de Phnom Penh, photo la plus célèbre de Christine Spengler, sert d’affiche à l’exposition (jusqu’au 31 décembre). La photographe de 77 ans, qui a couvert de très nombreux conflits, a accepté de raconter à 20 Minutes les coulisses de cette photo et de ses débuts. Quand Christine Spengler décroche le téléphone, depuis son domicile, elle parle de tout. Mais le rien, chez elle, ça n’existe pas. Chaque phrase compte, elle pèse ses mots, elle se perd dans une histoire pour revenir à une autre, elle conte comme personne.
Une photo aux allures apocalyptique
« Il était midi lorsque j’ai pris cette photo. On ne dirait pas hein ? ». Le ciel est si noir, l’ambiance si pesante que la photo paraît tout droit sortie de la nuit. Christine Spengler est envoyée à Phnom Penh, au Cambodge, en 1975, pour Associated Press. Un dimanche, elle s’apprête à sortir avec son appareil photo. « Mais tous les autres photographes me disent que le dimanche c’est le repos de la guerre. C’est un accord tacite entre les armées. J’ai peine à le croire. Comme je suis débutante je compte travailler tous les jours pour apprendre mon métier. Alors, ce dimanche je sors et je demande à mon chauffeur de sortir de la ville. ». Christine Spengler marque une pause dans son récit.
« Tout d’un coup, le ciel devient noir et 220 obus vont tomber en vingt minutes sur le centre de Phnom Penh. C’était la première fois que les Khmers rouges bombardaient la ville. Et moi j’étais là avant, pendant et après. ». De ces ruines fumantes, elle n’en gardera que deux clichés : un premier sans visage humain, et un deuxième avec ce personnage désolé sur la droite.
« Mon maître : Francisco de Goya »
Christine Spengler ne parle pas de sa carrière sans évoquer ceux qui l’ont guidée. Il y a son frère, Éric, avec qui elle part au Tchad à l’âge de 24 ans. « Nous nous étions juré de faire un grand voyage au bout du monde pour ne peut-être plus revenir. ». Ils sont faits prisonnier par des rebelles, pendant vingt-trois jours. Le jour de leur libération, elle aperçoit deux soldats allant au front, main dans la main. Elle prend le Nikon de son frère et capture l’instant. « Je suis bouleversée. Je découvre une vocation : je veux devenir correspondante de guerre pour témoigner de causes justes. Et par cause juste, j’entends le fait d’être toujours du côté des opprimés. ».
Son maître dans l’art de composer une photographie, c’est Francisco de Goya. Elle le découvre à l’âge de 7 ans au musée du Prado à Madrid. « Cette photo à Phnom Penh, je l’ai prise en grand-angle. Goya, quand il peignait, il montrait tout ce qu’il se passait autour. Il y a toujours de l’espace en haut pour contextualiser. Chaque fois que je photographie, je pense à lui et je prends du recul. »
« C’est faux qu’une photo équivaut à mille mots. »
Quand elle part en reportage, Christine Spengler oublie les couleurs. Vêtue de sombre, elle se confond avec son objectif. « La femme en noir », comme elle est surnommée, s’impose des préceptes : « J’émeus les gens d’une façon particulière : je ne montre jamais la réalité crue. ». La photo du bombardement, dit-elle, en est un bon exemple. « La vérité c’est qu’au premier plan de cette photo il y avait des dizaines de corps boursouflés, calcinés dans la fournaise. J’ai décidé que ça n’était pas nécessaire de les montrer. Les photos trop horribles engendrent une sensation de rejet. J’essaye toujours, comme Robert Capa, de fuir le sensationnalisme. »
Et quand on pense que Christine Stengler a tout dit, il lui reste encore quelques mots, qu’elle assène après un silence appuyé. « C’est faux de dire qu’une photo équivaut à mille mots. Dans celle du bombardement, il manque les cris, les odeurs, les hurlements des blessés, le hennissement des chevaux qui se cabraient dans la fumée. Plus tard, j’ai décidé que tout ce que je ne pouvais pas photographier je l’écrirai. C’est pour ça que j’ai écrit Une femme dans la guerre [son autobiographie]. Parce que ça me permet de raconter, aussi, les cris et les odeurs. »
Alors que sa photo Le bombardement de Phnom Penh est placardée en quatre par trois un peu partout dans Paris à la faveur de l’exposition, Christine Spengler a été surprise de voir un jour, sous une affiche géante, « une femme à la rue, avec tout son barda ». Elle en a fait une photo et l’a postée sur son compte Facebook en pensant aux Ukrainiens eux aussi sous les bombes, et sans abri.
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