Ces femmes accros aux médicaments

  • Madame tout-le-monde
  • Un tabou difficile à lever
  • Le long chemin vers la guérison

Un mal de dos coriace : c’est ainsi qu’a débuté la descente aux enfers de Gaëlle. Au départ, elle a trouvé les antidouleurs prescrits par son médecin « particulièrement forts ». Puis elle s’est « sentie planer ». En plein divorce, cette Parisienne de 44 ans a apprécié cette « sensation de lâcher prise » et a pris l’habitude d’avaler un cachet, puis un autre, à chaque contrariété.

« Ce n’est pas le produit qui fait la dépendance, mais la rencontre entre un produit et une personne à un moment donné, comme l’a théorisé le psychiatre Claude Olievenstein », rappelle Marie-Josée Ferro-Collados, médecin addictologue à l’hôpital Joseph-Ducuing, à Toulouse.

« Si une femme confrontée à la douleur éprouve un apaisement général en consommant ce produit, elle veut reproduire cette expérience. Elle renouvelle son ordonnance et comme elle ressent alors un effet de tolérance, elle augmente les doses : elle est prise au piège. » Une béquille chimique qui lui permet de tenir – du moins le pense-t-elle – « comme dans les films d’Almodóvar où les femmes avalent chaque matin deux Lexomil et deux codéinés avec leur café, une espèce de dopage pour supporter le quotidien ».

Et la spécialiste de prévenir : « Il y a des âges où l’on est plus vulnérable ; on note ainsi une certaine fragilité aux abords de la quarantaine : parfois du surmenage professionnel ou familial. Il ne faut pas se surestimer, on peut craquer à tout moment. »

Madame tout-le-monde

C’est quand Gaëlle a surpris sa fille de 5 ans à jouer avec ses médicaments qu’elle est allée consulter. « Cela m’a probablement sauvée », dit-elle aujourd’hui. En moins de six mois, elle avait triplé les doses, sans vraiment s’en inquiéter. Comme elle, des dizaines de milliers de Françaises auraient développé une addiction aux antidouleurs ou aux anxiolytiques, détournés de leur usage. « C’est parfois plus facile pour elles d’obtenir une ordonnance car elles passent sous les radars en consultation : ce sont des femmes actives, posées, bien habillées », souligne Marie-Josée Ferro-Collados.

Qui les soupçonnerait de gober des pilules loin des regards ? En France, les utilisateur.rices d’antalgiques sont pourtant principalement des femmes1 qui développent une grande ingéniosité à dénicher ce dont elles ont besoin, quitte à pratiquer le nomadisme médical, des prescriptions qui se chevauchent et proviennent de différents médecins. Selon un rapport de l’Agence nationale de sécurité du médicament des produits de santé (ANSM) de 20192, le nombre d’hospitalisations des Français.es liées à la consommation d’antalgiques opioïdes obtenus sur prescription médicale a bondi de 167 % entre 2000 et 20173. Le nombre de décès4 a lui aussi augmenté, avec « au moins quatre morts par semaine ».

Pour éviter la crise des opioïdes qui secoue les États-Unis5, des mesures ont d’ailleurs été mises en place ces dernières années en France : depuis 2017, les médicaments codéinés ne sont plus accessibles sans ordonnance. En 2020, la prescription de Tramadol, l’opioïde le plus vendu dans l’Hexagone, a été restreinte à une durée maximale de trois mois contre un an auparavant.

« Je suis tombée dans une spirale infernale, inconsciente et dangereuse. » Diana G., 45 ans, revient de loin. À l’âge de 37 ans, on lui diagnostique une maladie rare. Un soir de Noël, elle est évacuée par les pompiers suite à une crise de paralysie : on lui injecte de la morphine pour la première fois. Nous sommes en 2014. De retour chez elle, les douleurs deviennent chroniques, Diana commence à partager son quotidien avec ce puissant médicament. « Au départ, je pense que la morphine va me sauver. Je ne peux ensuite plus m’en passer : toute ma journée est organisée autour d’elle. Et comme j’ai de plus en plus mal, je fais ma propre posologie. Je n’ai plus de discernement, je ne respecte plus les horaires de prise et j’anticipe pour toujours avoir des boîtes d’avance. » Elle dissimule même de la morphine un peu partout chez elle.

Un tabou difficile à lever

« Ces femmes ont économisé et ont constitué une réserve de gélules qui leur permet d’en prendre en dehors de la prescription. On retrouve un côté doudou : cela les rassure d’en cacher », explique Elsa Taschini, docteure en psychologie, cofondatrice et présidente de l’association Addict’elles . « L’addiction reste taboue dès qu’il s’agit de femmes, quel que soit le produit. Mes patientes ont intériorisé le stéréotype de la femme comme pilier de la famille qui doit tout gérer. Elles taisent leur mal-être, ont honte et craignent d’être jugées. »

Alors elles se murent dans le silence, retardant ainsi la prise en charge. « En couple, vous vous disputez beaucoup plus car vous êtes complètement shootée. Au travail, j’ai eu un conflit avec une collègue qui a été noté dans mon dossier. Je pense alors que tout le monde est contre moi, pas que j’ai un problème d’agressivité. » Diana décrit « l’irritabilité, la paranoïa et les changements de comportement, au-delà des effets secondaires catastrophiques de la morphine sur le corps. Je vois ma vie dégringoler, mes amis se font moins présents, je me sépare et m’isole ». Et elle augmente encore les doses.

Selon Elsa Taschini, qui exerce aussi au service d’addictologie de l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, « cette addiction apaise la douleur à l’intérieur d’elles, dans le corps mais aussi dans la psyché, et répond souvent à une menace réelle ou symbolique. On retrouve chez ces femmes des facteurs de vulnérabilité, et en premier le vécu de violences ». S’assommer. Anesthésier la souffrance. Ne plus penser.

« Mon entrée dans l’addiction s’est faite de manière très brutale. C’était pour me mettre un coup de massue et oublier cette terrible nuit. » Le 17 septembre 2005, Flora Nicol a 27 ans quand Patrick Trémeau, « le violeur des parkings », se jette sur elle. Plus un jour ne passe alors sans qu’elle prenne des anxiolytiques et des benzodiazépines, puis, quatre ans plus tard, de la codéine et des décontractants musculaires. « Continuer de consommer est un pansement que je replace toujours sur la même blessure, écrit-elle dans Mes lettres de cachets (Éd. StudioFact). Cette journaliste et documentariste y raconte sa première cure de désintoxication. Elle en fera treize. « La chose la plus régulière de mon histoire ? La consommation. Il me fallait des ordonnances pour les anxiolytiques et les somnifères, donc je multipliais les visites chez le médecin pour en récupérer et ensuite les falsifier, se souvient-elle. Les proches sentent bien que quelque chose sort de la norme mais ils ne vous voient pas en train de balbutier, somnoler ou tomber dans les pommes. » Et « psychologiquement, ce n’est pas la même démarche d’aller à la pharmacie que de se fournir dans le triangle de la toxicomanie à Paris ».

Un argument qui renforce le déni, très présent dans la maladie. « Quand une psychiatre m’a dit : ‘Vous êtes dépendante, il faut vous faire soigner’, ça a été un choc. J’ai fondu en larmes alors que cela faisait des années que j’étais anesthésiée. » Elle dénonce désormais « la toxicophobie, à savoir le rejet de la personne dépendante qu’on appelle ‘le drogué’ de manière péjorative : on a l’impression qu’il recherche du plaisir de manière dévoyée sauf qu’il a souvent subi des traumatismes ». « Si on hospitalise la personne pour la sevrer mais qu’on ne regarde pas ce qui se passe derrière cette consommation, la détresse ne disparaît pas, appuie Marie-Josée Ferro-Collados, qui travaille aussi en Centre de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA), main dans la main avec des spécialistes de la santé mentale. Il faut de l’énergie pour demander de l’aide. Les femmes viennent souvent consulter après plusieurs années d’errance et de galères. »

Le long chemin vers la guérison

Diana a pris de la morphine pendant trois ans. Jusqu’à ce jour où elle s’est retrouvée au quatrième étage du centre commercial de La Part-Dieu, à Lyon. « J’ai regardé pendant des heures la foule en me demandant comment j’allais sauter dans le vide. Je n’ai heureusement pas eu le courage de le faire. » Dès le lendemain, elle diminue les doses de morphine. Avant de tout stopper : un enfer. « Les dents serrées, vous restez dans le noir à crier de douleur parce que le corps est en manque. » C’était il y a six ans.

Depuis, Diana se reconstruit. La rencontre avec un médecin généraliste et des kinés compréhensifs lui a permis de se créer une boîte à outils pour basculer dans un protocole non médicamenteux. « Mon shoot, aujourd’hui, c’est la danse. » Malgré la douleur, elle met son corps en mouvement et flirte avec une liberté qu’elle n’aurait jamais imaginée.

« C’est un miracle que je sois en vie », reconnaît de son côté Flora. Ce qui l’a aidée ? Les groupes de parole. « J’ai ressenti un immense soulagement d’être écoutée, enfin comprise et surtout jamais jugée. J’ai connu le pire désespoir, les hôpitaux psychiatriques, des dépressions, des overdoses de médicaments et des tentatives de suicide. Mais il ne faut jamais perdre espoir : on peut arrêter de consommer et être heureux dans l’abstinence. » Un chemin escarpé qu’elle parcourt un pas après l’autre depuis plus d’un an déjà. « Si on anesthésie ses blessures avec des médicaments, on anesthésie aussi ses belles émotions. Lorsqu’on arrête de consommer, on découvre des bonheurs qu’on n’aurait pas soupçonnés avant », se réjouit-elle désormais. De précieux moments, loin des paradis artificiels.

1. En France, les utilisateur.rices d’antalgiques sont majoritairement des femmes, que ce soit pour les opioïdes faibles (tramadol, codéine, opium) ou forts (morphine, oxycodone, fentanyl), respectivement 57,7 % et 60,5 % en 2015, selon l’ANSM.

2. « Antalgiques opioïdes : l’ANSM publie un état des lieux de la consommation en France », février 2019.

3. Passant de quinze à quarante hospitalisations pour un million d’habitant.es.

4. Le nombre de décès liés à la consommation d’opioïdes a augmenté de 146 % entre 2010 et 2015.

5. À voir : la minisérie Dopesick de Danny Strong sur Disney+, qui raconte le lancement sur le marché de l’OxyContin, un antidouleur faussement présenté comme non addictif. À voir aussi : Toute la beauté et le sang versé, le documentaire de Laura Poitras sur Nan Goldin et son engagement dans la lutte contre les opiacés.

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