Caoilinn Hughes : "J’aime créer des personnages en eaux troubles"
Les débuts dans la fiction de cette poète ont électrisé The Guardian et The New Yorker, tant son anti-héroïne, Gael, « typique de notre ère néolibérale » nous dit l’auteure, Caoilinn Hughes, pousse loin le bouchon du cynisme et de l’opportunisme en cette période de crise, afin de s’en sortir et d’aider sa famille bourgeoise en plein déclin.
Autrement dit : un père banquier sans scrupule mais en difficulté, une mère cheffe d’orchestre dont la vie fait couac et un frère épileptique dont les nerfs font pschitt… L’homme (et la femme) étant un loup pour l’homme, Gael ne va pas hésiter à planter ses crocs dans son prochain. Car pour faire son chemin, « elle ne croit pas en la méritocratie, et doit donc faire preuve de… souplesse morale ».
- La « chick lit » est-elle morte ?
- La montée salvatrice du polar féministe, racontée par Hannelore Cayre, Marion Brunet et Louise Mey
Virginité truquée et magouilles
Dans Sélection naturelle, Gael commence tôt, nourrie par les préceptes sans vergogne de son père : « Les affaires, c’est l’art d’extraire de l’argent de la poche d’autrui sans recourir à la violence. » Adolescente, elle imagine proposer à ses copines de lui acheter des capsules de sang qui leur serviraient à feindre la virginité… Plus tard, elle intriguera pour toucher le jackpot dans les milieux de l’art et tant pis 100 – voire tant mieux – s’il faut tricher.
Historiquement, les femmes ont eu beaucoup moins d’opportunités que les hommes.
Faudrait-il lire ici une version féminine de l’arrivisme et de la dureté ? « Non, l’opportunisme féminin n’est pas distinct de l’opportunisme masculin, répond Caoilinn Hugues. Si l’opportunisme consiste à saisir les opportunités lorsqu’elles se présentent, en quoi cela diffère-t-il entre les sexes ? Historiquement, les femmes ont eu beaucoup moins d’opportunités que les hommes, donc, si tant est qu’il y en ait, l’opportunisme est plus susceptible d’être pratiqué par les hommes. Gael agit de manière machiste dans ce roman. Elle suit les conseils de son père, mais cela la met mal à l’aise. »
« Le sexe résiste au langage »
Selon l’auteure, seuls les personnages masculins ont en général le droit de ne pas être moralement irréprochables, et si c’est le cas de certaines héroïnes, on les affuble d’un traumatisme quelconque qui leur sert d’excuse. « En imaginant Gael, j’ai écrit un livre sur une femme dans le monde. Ses amours et ses relations ne sont pas le moteur n° 1 du récit. C’est elle-même – son état d’esprit, ses ambitions, son idéologie, ses intérêts économiques, ses actions concrètes – qui mène l’histoire, au-delà de ses liens, de ses petits problèmes, etc. »
Une femme sans scrupule, néanmoins… « Oui, j’aime créer des personnages en eaux troubles : des personnalités réalistes qui sont parfois drôles, auxquelles on peut s’identifier, mais qui peuvent avoir leur part d’hypocrisie et d’égoïsme. » Les sentiments sont plus suggérés qu’explicites, grâce à des ellipses qui ne manquent pas de poésie ni de fulgurance.
Il y a aussi des scènes de sexe, notamment entre Gael et son amie Harper, que l’auteure assume avec plaisir : « C’est un vrai défi. Le vocabulaire est tellement limité. Nous utilisons si peu de mots quand il s’agit de sexe ! Des mots basiques, des monosyllabes… Le vocabulaire est incertain lorsqu’on fait l’amour. Le sexe résiste au langage. Et c’est tant mieux pour le sexe. Il est son propre langage. Donc je ne peux pas écrire le sexe sur une page, je ne peux que le traduire. » Défi relevé.
(*) Éditions Christian Bourgois.
- « 19 femmes », l’ouvrage poignant de Samar Yazbek
- Céline Curiol, auteure aux mille vies
Source: Lire L’Article Complet