Anastasiia, réfugiée ukrainienne de 27 ans, nous a raconté son histoire dans un TGV Marseille-Paris

Lundi 7 mars 2022, le départ du TGV Marseille-Paris est imminent. Voiture 5, place 62, côté fenêtre. Le siège d’en face est occupée par une jeune femme au teint blafard. Elle semble épuisée, répond discrètement près du micro de son téléphone, de courtes notes vocales envoyées chaque minute. Elle parle dans une langue étrangère mais je crois reconnaître le mot « Poutine ». Je lui demande alors d’où elle vient, si tout va bien. « Ukraine », répond Anastasiia timidement, avant de rembobiner ces derniers jours cauchemardesques. 

Qu’a-t-elle pu bien vivre, cette fille de mon âge, ces dernières heures, quand je profitais de tendres instants auprès de ma sœur et de ma nièce née il y a quelques jours ? J’apprends qu’Anastasiia deviendra bientôt tante à son tour. « Je suis inquiète de savoir où et comment l’enfant viendra au monde », me glisse l’Ukrainienne en fuite, installée dans ce train qu’elle a pu prendre gratuitement, d’après la promesse de la SNCF.

Réveillée par la guerre

Peut-être que sa petite sœur, dans son huitième mois de grossesse, accouchera dans un bunker d’Odessa, où elle se réfugie depuis que la guerre a pulvérisé leur quotidien. C’était il y a douze jours, presque deux semaines, une éternité pour Anastasiia qui a traversé depuis les frontières ukrainiennes, moldaves, roumaines, hongroises au volant d’une voiture cassée, accompagnée de sa meilleure amie, avec pour tout bagage un sac à dos et une valise plus étroite encore que celles autorisées en cabine.

Ce 24 février 2022, la vie d’Anastasiia, 27 ans, étudiante à Kiev, où elle vit en collocation avec sa meilleure amie Tetiana, basculait. À 5 heures du matin précisément, quand sa colocataire est réveillée par un appel de son petit-ami : « Tetiana, la guerre a commencé ». Ensommeillée, cette dernière rétorque : « Bonne blague ! Bonne nuit », puis raccroche aussi sec. Elle n’y croit pas, et pas seulement parce qu’elle dort encore à moitié. La guerre ? Impensable, même si la menace pesait. Il a fallu une seconde sonnerie de téléphone, quelques minutes plus tard, pour quitter définitivement ses rêves, et réaliser le cauchemar, bien réel. C’est un ami cette fois qui les prévient : les bombes commencent à pleuvoir sur Kiev.

C’était comme dans un mauvais film. Tout le quartier était dehors alors qu’il n’était que cinq heures du matin. Tout le monde semblait choqué et criait Go, go, go, go !

« Anastasiia, touche-moi. Je ne rêve pas ? Je n’y crois pas », répète Tetiana à son amie. « Durant dix minutes, nous sommes restées figées, en état de choc », se rappelle la jeune Ukrainienne. Dix minutes, et puis… Il faut agir, prendre des décisions dans la panique. La priorité? Quitter leur appartement, proche, trop proche de l’aéroport de Kiev, et de la zone ciblée par les premiers bombardements. Anastasiia entasse quelques affaires dans son bagage et descend dans la rue. « C’était comme dans un mauvais film. Tout le quartier était dehors alors qu’il n’était que cinq heures du matin. Tout le monde semblait choqué et criait Go, go, go, go ! » Anastasiia raconte aussi les stations-service pleines, les supermarchés bondés, les routes embouteillées… Et le soleil, qui ne s’était pas encore levé.  

À cette heure-là, les deux copines sont inquiètes, mais se rassurent en pensant que ce n’est « pas si grave » et qu’une fois le cœur de la capitale rejoint, elles seront en sécurité. « Quand nous avons entendu des bombes dans le centre-ville, c’est là que nous avons été véritablement effrayées », confie Anastasiia. Nous sommes à ce moment-là du récit entre Aix-en-Provence et Avignon. 

Les amies trouvent un bunker où se réfugier. Impossible de s’endormir même si la construction souterraine les protège des possibles attaques. Obsédants bruits entremêlés de sirènes et d’explosions. « Vous savez, quand vous entendez des bombes sans cesse, vous développez des angoisses, de la paranoïa… », me livre-t-elle, la peur dans les yeux.

Deux jeunes femmes sur la route de l’exode

Au deuxième jour de la guerre, Anastasiia et Tetiana téléphonent à leurs copains qui souhaitent aussi quitter le pays envahi. Cinq voitures, onze jeunes et futurs réfugiés. Installée dans le véhicule de Tetiana, les deux jeunes filles suivent l’équipée. Les autoroutes étaient alors si embouteillées qu’il leur aurait fallu trois jours pour faire 300 kilomètres. « Trois jours », répète plusieurs fois Anastasiia, encore stupéfaite. Le groupe emprunte finalement des petites routes pénibles et tente de rejoindre un village ukrainien à la frontière moldave. « C’était si difficile. Il y avait tellement de soldats russes sur la route. Nous sommes partis le matin, à 10 heures, et sommes arrivés dans la nuit, le lendemain, il était une heure. Voir ces militaires dans son rétroviseur la tétanise. Au volant, Anastasiia est prise d’une crise de panique : « J’ai comme perdu la vue, tout me paraissait flou », se souvient-elle avec angoisse. 

Les cinq voitures s’arrêtent à une première station-service pour faire le plein. « Nous avons fait la queue pendant une heure, et quand notre tour est arrivé, le carburant était épuisé. Finish ! » Même mauvaise surprise à la deuxième pompe à essence où les amis patientent longuement. À la troisième station, enfin, les moteurs peuvent être rechargés. Mais « pas le plein, il n’était distribué que 20 litres d’essence par voiture ». 

Nous avons fait la queue pendant une heure, et quand notre tour est arrivé, le carburant était épuisé. Finish !

Anastasiia et les dix autres voyageurs arrivent enfin au village frontalier. Accueillis par la grand-mère d’un ami, ils dorment à onze dans une chambre. Au matin, le groupe se divise. Chacun suit son plan : certains roulent en direction de la Pologne, d’autres souhaitent atteindre la République tchèque.

Anastasiia et Tetiana poursuivent leur route, seules, vers la frontière moldave, puis la roumaine. L’une conduit, l’autre cherche un hôtel où passer la nuit, tombée il y a bien longtemps. Tous sont occupés. Anastasiia s’arrête à une station-service, demande de l’aide à une femme qui semble travailler là. Elle recommande un petit hôtel juste derrière la station. Réception fantôme : personne pour les accueillir, leur indiquer si des chambres sont disponibles. À 3 heures du matin, des réfugiés ukrainiens apparaissent : ils quittent cette nuit la Roumanie pour l’Italie et proposent aux jeunes femmes d’occuper leur chambre. « Ils craignaient de rester dans ce pays parce qu’ils avaient peur que Poutine aille plus loin. Qu’il s’empare de l’Ukraine, puis de la Roumanie », précise Anastasiia. Les Ukrainiens sur le départ appellent le propriétaire de l’hôtel, qui rapplique pour accueillir Tetiana et Anastasiia. Cette dernière garde précieusement en mémoire le souvenir d’une personne « très gentille, qui n’a pas facturé la nourriture de l’hôtel et [les] a aidés à réparer la voiture ». Au matin, il faut repartir : « Les petites routes sinueuses, la neige… Un cauchemar », se remémore la jeune femme.

La culpabilité de celle qui fuit 

Épuisées d’avoir conduit toute la journée, les filles s’endorment dans leur voiture qu’elles garent dans une rue qui leur parait calme, aux alentours de 3 heures du matin. Avant de reprendre la route pour Budapest au réveil. Jessica, une de leurs amies en Ukraine, a prévenu de leur arrivée une partie de sa famille installée dans la capitale hongroise.

Budapest fut une étape très spéciale. La plus facile matériellement, et en même temps, la plus compliquée moralement pour Anastasiia, qui se questionne douloureusement. « Là-bas, je suis allée au restaurant, j’ai bu du café… alors que mon pays entier a difficilement accès à l’eau. Je me suis sentie comme une traitre de vivre une vie normale durant ces trois jours », confie-t-elle, le cœur lourd. 

À Budapest, je me suis sentie comme une traître de vivre une vie normale durant ces trois jours.

« Je ne sais pas si c’était le bon choix de partir. J’aime l’Europe, j’aime voyager, j’aime les gens… Mais vous savez, j’aime surtout mon pays et ma famille », poursuit celle qui ne sait pas bien encore qu’elle sera son arrêt final. Paris ? Elle n’est pas certaine d’y rester, elle craint un accueil hostile de certains Français, m’avoue-t-elle. Pile à cet instant, une passagère nous interpelle et nous somme de parler moins fort car elle n’arrive pas à se concentrer sur lecture de son livre. Peut-être le Portugal, l’Espagne, ou Londres, qui lui semble plus familier, car quelques copains d’école y sont installés. « Mais c’est difficile d’accepter que je vais changer de vie... », souffle-t-elle. Et seule. Ses parents et sa sœur sont encore à Odessa, ils ne l’ont pas suivie. « Nous devons y aller », leur a-t-elle répété, espérant les convaincre. Anastasiia prend continuellement de leurs nouvelles. Combien de fois a-t-elle tapoté sur son écran de téléphone ou enregistré à voix basse des notes vocales durant ce trajet en train ? Sans cesse. « Mais quand je suis inquiète pour eux, que je ressens une très forte angoisse, je préfère appeler. Entendre leur voix m’apaise. » 

Des bruits et des images en boucle dans la tête

Comment s’est-elle retrouvée à Marseille ? Tandis que Tetiana est restée à Budapest, et attend d’autres amis sur le chemin de l’exil, Anastasiia a pris l’avion pour la cité phocéenne. Son petit-ami, avec qui elle est en couple depuis cinq ans, travaille sur un bateau qui est actuellement amarré dans le port de la ville. « Il vit très mal le fait d’être bloqué ici, de ne pas pouvoir être sur place, auprès des siens. Il veut retourner en Ukraine, mais je lui ai dit que c’était trop dangereux, que les routes étaient bloquées, les ponts fermés… Je sais à quel point c’est effrayant ce qu’il se passe là-bas« , murmure-t-elle, la voix tremblante. Elle s’arrête un instant, car les larmes sont tout près. Elle reprend sa respiration, et puis : « J’ai vu tellement d’enfants apeurés dans les bunkers… Aujourd’hui, hier, toutes les nuits, à 4 heures ou 5 heures du matin, je me réveille car j’entends les bruits des bombardements et des sirènes dans ma tête. Je ne peux pas rester seule. Je suis trop stressée. Regardez mon visage… [Ses joues sont couvertes de plaques de boutons, ndlr]. Je ne peux plus dormir ou manger normalement. »

Toutes les nuits, à 4 heures ou 5 heures du matin, je me réveille car j’entends les bruits des bombardements et des sirènes dans ma tête. Je ne peux pas rester seule.

Pour que je réalise l’horreur racontée patiemment, elle me tend son smartphone, non sans me demander d’abord si je suis prête. Je réponds naïvement : « Je crois que oui ». Bien sûr, je ne l’étais pas. Quand elle a appuyé sur play sur cette vidéo envoyé par un copain, sur place, une arme à la main, j‘ai alors vu le visage déchiqueté d’un soldat ukrainien, retrouvé au solEt c’est une vidéo, parmi toute celles qu’elle reçoit de ses proches, parmi toutes celles qui surgissent de son fil d’actualité Instagram aussi. Les réseaux sociaux, indispensable source d’informations en temps de guerre, mais impitoyable source d’anxiété. Parmi les suggestions de contenus du réseau social sur son feed : des vidéos du Président ukrainien, Volodymyr Zelensky. Un bref sourire se dessine sur son visage quand elle me glisse : « Il a des big balls. Sa détermination nous donne de l’espoir ».

Dans sa coque d’iPhone, elle a rangé quelques billets. Anatasiia est parti avec 2 000 dollars. Elle ne s’en plaint pas, même si pour trouver le chemin d’une nouvelle vie, cela paraît maigre. La solitude, l’inquiétude pour les siens, l’avenir incertain, sont encore plus anxiogènes, m’affirme-t-elle. « Avant, quand je voyageais, je me sentais libre, car je savais que je pouvais retourner chez moi quand je voulais. Mais maintenant… Je n’ai même pas d’affaires. » Après des études dans le secteur du tourisme, Anastasiia s’orientait vers une carrière de vidéaste. Comme beaucoup, elle avait ressenti l’envie de changer de voie durant le confinement dû à la pandémie de Covid-19. Là encore, comme pour ses voyages, c’était son choix, ses envies. Aujourd’hui, elle doit voyager, doit changer de plan de vie. « Nous verrons ce qui arrive… C’est la vie. Ce sera une vie un peu différente… » Loin des menaces et des chars russes, ce sera en tout cas sa vie.

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