À "Marie Claire Ukraine", la rédaction imprime un nouveau numéro malgré les bombes

Revenir. Malgré tout. Malgré la guerre, la menace nucléaire brandie par Vladimir Poutine et l’annonce d’un hiver très rude. En ce début de septembre, le train qui s’arrête à Przemysl, dernière ville polonaise avant la frontière avec l’Ukraine, est bondé : des femmes seules, des femmes avec des enfants, des familles avec le grand-père mais sans le père, resté combattre.

Dans le wagon où s’entassent leurs affaires, Elena regarde, attendrie, ses deux filles dormir. Depuis le nord de la Pologne, où elles se sont réfugiées il y a six mois, jusqu’à Dnipro, leur ville natale, elles auront trente heures de voyage. Quand on lui demande si c’est raisonnable de rentrer d’exil dans une zone assez proche de la ligne de front, elle n’a pas d’hésitation : « À Dnipro, où nous avons notre maison, nous attendent mon mari, qui s’est engagé dans l’armée, et ma sœur. Nous rentrons, c’est la guerre, oui, mais c’est chez nous. »

Au poste frontière installé dans la gare de Przemysl, où la foule fait la queue, aucun signe d’impatience ni d’énervement, une certaine gravité flotte dans l’air : l’espoir le dispute à l’inquiétude avant de monter dans le train ukrainien en direction de Kyiv via Lviv. 

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Le magazine en mouvement depuis l’annexion de la Crimée

Depuis l’offensive russe lancée le 24 février dernier, selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), près d’un tiers des 42 millions d’Ukrainien·nes ont été chassé·es de chez eux, plus de 7 millions se sont réfugié·es en Europe, tout autant sont des déplacé·es internes, et des millions traversent régulièrement les frontières dans les deux sens.

Kateryna Lahutina, elle aussi, est rentrée à Kyiv il y a une semaine, après plusieurs mois passés en Espagne. Elle s’habitue à sa nouvelle routine : les rugissements des alarmes à toute heure du jour et de la nuit, sa nouvelle appli Povitryana Tryvoga (alarme aérienne) indiquant les frappes sur tout le territoire, les abris les plus proches et la fin de l’alerte, sa salle de bain, seule pièce sans fenêtre de son appartement coquet, où elle finit toujours par se réfugier avec son ordinateur. Et le couvre-feu à 23 heures.

Kateryna Lahutina est brand director de Marie Claire Ukraine, l’une de nos vingt-cinq éditions internationales, basée à Kyiv. Ce matin, elle a rendez-vous avec la directrice photo Tamara Alekseychuk et la journaliste Polina Bereza.

L’équipe réduite qui forme la rédaction de Marie Claire Ukraine a déménagé récemment dans un petit bureau lumineux du quartier de Shuliavka, au nord de la ville. « Lancée en 2008, notre petite sœur ukrainienne était une édition sereine, explique Galia Loupan, qui pilote Marie Claire international depuis Paris. Le contenu était en russe, elles ont changé pour l’ukrainien quelques mois avant la guerre, et c’est désormais une vraie décision éditoriale. Au début, elles reprenaient beaucoup de sujets publiés dans notre édition russe lancée en 1997, mais cela s’est terminé au moment de l’annexion de la Crimée. »

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Une rédaction entre Kyiv et Barcelone

Et puis, le 24 février, tout a volé en éclats sous les bombes russes. Ici, tout le monde se souvient avec précision de cette nuit qui les a plongé·es dans un long cauchemar. « Les tensions avec la Russie étaient vives bien avant le 24 février, on s’inquiétait, explique Olga Nemtsova, rédactrice en chef beauté. Je suis du Donbass, la guerre, je la vis depuis des années, j’ai même accouché sous les bombes il y a huit ans. J’adore mon job, je travaille dans le monde de la beauté depuis vingt ans, mais j’étais prête, je savais que la guerre allait s’étendre comme un feu de forêt, c’était inévitable. J’ai mis ma fille Varvara et mes parents à l’abri en Moldavie et j’ai rejoint la défense territoriale. »

Les sujets légers ont laissé place aux articles sur les réfugiés, sur comment survivre aux bombardements.

Kateryna, quant à elle, passera deux semaines dans un abri avant de rejoindre Barcelone. Une partie de la rédaction à Kyiv, une autre à Barcelone, la rédactrice en chef, Iryna Tatarenko, à Wroclaw, en Pologne, où elle s’est réfugiée avec sa sœur et sa nièce : ensemble, elles réussissent à maintenir la cohésion, et à continuer de publier des articles exclusivement sur leur site, marieclaire?ua. La guerre pose son empreinte sur la ligne éditoriale.

« Les sujets légers ont laissé place aux articles sur les réfugiés, sur comment survivre aux bombardements, explique Kateryna. On a couvert le massacre perpétré à Boutcha, une ville de la banlieue de Kyiv, on y a recueilli le témoignage d’une femme violée par des soldats russes. Toutes les familles ont un père, une mère, un fils ou une fille dans l’armée, on fait des articles psy pour les aider à gérer leurs angoisses. On essaie d’être utiles et ça nous fait du bien aussi. »

Le stock des numéros touché par un missile russe

Aujourd’hui, toute l’équipe est réunie à Kyiv, mobilisée pour relancer, depuis octobre, la version papier du magazine. « La guerre est un prisme à travers lequel nous percevons les évènements familiers, dit Iryna Tatarenko, la rédactrice en chef. Le slogan de ce numéro d’automne est : ‘La vie continue.’ C’est vrai, elle continue, mais différemment. Nous avons conservé nos rubriques mais, en beauté, nous avons fait un reportage sur les cliniques esthétiques qui reconstruisent gratuitement les femmes défigurées par des fragments d’obus. En mode, on présente le travail de designers ukrainiens qui transforment des amulettes brodées en manifeste politique… »

À Kyiv, la vie a repris. Beaucoup de magasins et de pharmacies sont ouverts, les trans-ports publics fonctionnent mais peu de monde circule dans les rues où patrouillent de nombreux soldats. « On préfère se retrouver dans les cafés où on se tient chaud, constate Kateryna. Kyiv a perdu son atmosphère joyeuse et festive mais a gagné en intensité. Il y règne un esprit particulier, on est tous unis par le même espoir, celui de la victoire. »

Les exemplaires de ce numéro de la renaissance seront imprimés en Ukraine et stockés dans le hangar qui fait office de centre de distribution. Il est situé à Hostomel, à vingt-cinq kilomètres de Kyiv, ville où l’aéroport, haut lieu stratégique, fut l’objet d’âpres combats avant que les soldats ukrainiens ne réussissent à en reprendre le contrôle.

Aujourd’hui, ce hangar est entouré par un vaste champ de ruines. Son toit a été soufflé, mais il est resté miraculeusement debout : le missile qui l’a frappé n’a pas explosé. Les piles de Marie Claire sont noircies, mais le gardien a eu la vie sauve.

Les soldats russes "n’ont plus de limites"

Avant de repartir, Daria Svertilova, qui a réalisé le reportage photo, s’arrête devant un tableau et déchiffre l’inscription en russe laissée par les soldats : « Nous sommes venus apporter la paix. » On hésite entre rire ou pleurer face au cynisme ou à la bêtise crasse d’une armée décérébrée par la propagande.

« Beaucoup de ces soldats sont sous l’emprise de drogues synthétiques et bourrés à la vodka, ils n’ont plus de limites et commettent des atrocités sexuelles, dénonce Pavlo Luzhetsky, journaliste. C’est une campagne terroriste contre le pouvoir des femmes, ce n’est hélas pas nouveau. Il faut que les Français comprennent que ce que nous vivons n’est pas juste un conflit entre deux pays, c’est une bataille entre le bien et le mal. L’Ukraine est un pays beaucoup plus avancé que la Russie en matière de droits humains. Si je suis appelé, j’irai me battre comme ma collègue et amie Olga Nemtsova. Des femmes se sont toujours enrôlées dans l’armée. Anastasia Shevchenko, une chanteuse très connue avant la guerre, qui a combattu dans le Donbass en 2014, a même composé sous le nom de Ctacik, Une berceuse pour l’ennemi, devenue un de nos hymnes patriotiques. »

ArmWomenNow, l’organisation qui habille les mobilisées

Iryna Nikorak, fondactrice de #ArmWomenNow, témoigne dans ce numéro en bouclage. Ancienne conseillère municipale de Vitali Klitschko, le maire de Kyiv, elle s’est émue que les soldates, arrivées sans aucun équipement, doivent porter des uniformes pour hommes. Elle a décidé, en s’appuyant sur des patrons réglementaires de l’OTAN et avec du tissu de très bonne qualité, d’en fabriquer et de leur offrir.

« Actuellement, plus de soixante mille Ukrainiennes se sont enrôlées, et cinq mille d’entre elles combattent sur le front. Elles sont dans les tanks, dans l’artillerie sur un pied d’égalité avec les hommes, alors pourquoi n’auraient-elles pas droit à un uniforme fonctionnel et des sous-vêtements tactiques adaptés à leur morphologie ? Du XS au XL, nos uniformes pour femme sont fabriqués dans des usines à l’ouest du pays pour un coût de revient de 60 euros pièce. On fonctionne sur des fonds privés. Le ministère de la Défense, qui nous soutient, devrait bientôt les tester pour les homologuer. Déjà, faire admettre que les femmes ont d’autres besoins que les hommes est une mini-révolution. »

Une question d’égalité et de sécurité alors que depuis quelques semaines, le bruit court que le président Volodymyr Zelensky appellerait à la mobilisation des femmes. « C’est en discussion, précise Anna Colin Lebedev (1), spécialiste des sociétés post-soviétiques à l’université Paris Nanterre. Aujourd’hui, on ne parle plus d’enrôlement obligatoire des femmes mais d’accès facilité à l’armée pour celles qui le souhaitent. C’est une réponse à une demande sociale. En 2014, des femmes combattaient au Donbass, mais juridiquement, elles étaient inscrites comme cuisinières, comptables… Cela a été dénoncé comme étant arriéré et archaïque. Le pouvoir a répondu en élargissant la liste des spécialités ouvertes aux femmes. »

"Nous avons un objectif : nous réveiller sans les rugissements des alarmes aériennes"

Secourir les civil·es, construire des barrières antichars, préparer des cocktails Molotov au sein du Mouvement des volontaires ne lui ont pas suffi, Olga Nemtsova, la rédactrice en chef beauté, partira combattre dans quelques jours. « Je suis divorcée, ma fille est à l’abri, ma famille comprend ma décision. Mes parents ont fui le Donbass quand leur maison a été bombardée ; déplacés à Kyiv, ils ont dû fuir une deuxième fois. Mon père a voulu s’engager mais il est trop vieux. Cette guerre va durer, celles et ceux qui veulent vivre en Ukraine doivent apprendre à se battre. »

L’esprit de résistance souffle sur toute l’Ukraine comme il souffle sur la rédaction de Marie Claire. « Je cours tous les matins pour être en forme, puis je vais dans un café où on fabrique des filets de camouflage pour nos soldat·es, explique Kateryna. Je donne mon sang, j’ai pris des cours de secourisme, toute l’équipe va le faire. Si je dois me battre, je le ferai, ma grand-mère, médecin, a combattu pendant la Seconde Guerre mondiale, je suis très fière d’elle. Vous savez, les Ukrainien·nes ont changé, elles et ils sont brisés. Les hommes ont peur que leurs femmes exilées ne reviennent pas, les civils ont vécu sous le feu des missiles, des massacres ont été perpétrés à Irpin, Boutcha, récemment à Izioum. Je suis réaliste, je sais qu’après la guerre, il faudra gérer les traumatismes et reconstruire notre économie. Mais nous avons un objectif : nous réveiller sans les rugissements des alarmes aériennes. »

Un numéro pour que la vie continue

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Réalistes, les Ukrainien·nes le sont, qui n’envisagent pas une issue rapide à cette guerre. « Elles et ils sont fatigué·es mais pas défaitistes, analyse Anna Colin Lebedev. Leur conviction de pouvoir gagner cette guerre ne cesse de se renforcer. Le regard rétrospectif qu’ils portent sur l’agression est que cela fait des décennies, voire des siècles, que Moscou cherche à les détruire. Aujourd’hui, c’est le point culminant. Leur survie est en jeu. Ce n’est pas une question territoriale, un cessez-le-feu ne signifiera pas la fin de cette guerre. Cela repartira comme c’est reparti après 2014. La Russie avait alors fait marche arrière, cela s’était limité à la Crimée et aux républiques séparatistes. En 2022, elle essaie plus fort par une invasion massive. Et après ? On a beaucoup de mal à anticiper, sans exclure l’usage d’armes sales par la Russie. »

Ce nouveau numéro sera différent mais il nous reliera toutes et tous à la vie.

À la question : « Fallait-il ressortir Marie Claire en kiosques ? » dans un tel contexte, la réponse de la rédactrice en chef fuse : « Oui. Ce numéro sera un instantané des sujets importants à nos yeux après six mois de guerre brutale et à grande échelle avec la Russie. Une jeune femme a posté un message sur notre Insta pour nous dire qu’elle n’avait pas acheté un féminin depuis dix ans, et qu’en pleine guerre, elle avait trouvé Marie Claire dans un magasin. C’était notre numéro de printemps que nous n’avions pas pu distribuer à temps à cause de l’invasion. Pour elle, Marie Claire a été comme un pont la reliant à sa vie d’avant. Ce nouveau numéro sera différent des précédents mais il nous reliera toutes et tous à la vie. » À la vie qui continue. Malgré tout.

1. Auteure de Jamais frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique, éd. du Seuil.

Des barrières antichars installées près de la station de métro Chernihivska

À Kyiv

Ce reportage a été initialement publié dans le Marie Claire anniversaire numéro 843, daté décembre 2022.

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