Virginie Despentes et Léonora Miano : fusion de deux voix qui portent

À l’occasion du numéro anniversaire de Marie Claire, publié ce jeudi 6 octobre 2022, deux autrices incontournables de la littérature française se sont réunies pour parler, entre autres, genre et féminisme. Lancées par des mots clés évocateurs, Virginie Despentes et Léonora Miano se répondent.

Stardust est en réalité le premier livre de Léonora Miano écrit à 23 ans quand, jeune mère sans domicile fixe, elle courait avec sa petite fille les centres d’hébergement d’urgence à Paris. Le nouveau livre de Virginie Despentes, qui compte déjà parmi les livres les plus dévorés de la rentrée, bouscule tous les lecteurs, surtout ceux qui n’apprécient pas sa plume.

Les romancières se sont retrouvées au Centquatre, dans le nord de Paris où, heureuse des débuts euphoriques de Cher Connard en librairie, Virginie Despentes a plus écouté que parlé, comme si elle voulait laisser la part belle à la pensée affutée de Léonora Miano.

Interview croisée de Léonora Miano et Virginie Despentes

Marie Claire : Universalisme. 

Virginie Despentes : La notion d’universalisme telle qu’on la connaît aujourd’hui se construit depuis une vingtaine d’années, mais c’est assez récent que cela se crispe à ce point. Car il s’agit finalement, au nom de la liberté d’expression, empêcher l’expression.

Léonora MianoPour l’instant, on peut encore l’ouvrir. Mais ça commence à être lourd… Surtout qu’on a connu des époques où l’on pouvait s’engueuler. Désormais, il n’y a plus vraiment de discussion avec les gens de l’autre bord, et ce n’est pas souhaité de toutes les manières car ils ne veulent pas risquer de nous donner raison… puisqu’on a des arguments ! (rires)

En réalité, les gens qui parlent d’universalisme savent très bien au fond d’eux qu’ils ne sont pas universalistes mais européanistes, ou en tout cas très occidentalo-centrés, et que la vision du monde qu’ils ont envie de propager n’est pas celle de tous. Même ici, elle n’est pas celle de tous !

Mais comme tous les pays, la France a créé des fictions pour s’embellir, qu’elle se raconte à elle-même et aux autres – et l’universalisme en est une. C’est un mot qu’on prononce pour exercer un magistère moral et faire taire ceux qui ne sont pas d’accord avec vous… Pourtant, ce pays a toujours été celui des opinions variées, voire opposées ; au plus fort du colonialisme, des anticolonialistes français allaient dans les colonies pour former des gens à la résistance. Ces divergences ont toujours existé, cela fait partie intégrante de l’histoire de la France. 

Alcool et révisionnisme

Amazones.

LM : Tout le monde aime se voir glorieux, lumineux, avoir une impression de puissance… Même les petits dans la société s’identifient à des figures de grands guerriers alors qu’ils n’ont jamais rien conquis et qu’on n’a pas partagé les fruits de la conquête avec eux. Mais ça leur tient à cœur, partout.

Et dès que tu viens écorner la figure du conquérant, on t’en veut beaucoup. C’est comme si tu abattais des murs porteurs, comme si les gens n’étaient plus rien… Or, on pourrait décider qu’être quelqu’un, ça ne se matérialise pas via ces figures-là. Sauf que ces définitions de la puissance, forcément virile, qui soumet et qui domine, sont si prégnantes…

Même les femmes puissantes doivent être des guerrières. Ce n’est pas propre à un pays… Or, la réalité, notamment historique, est beaucoup plus complexe. En Afrique aujourd’hui, qui célèbre-t-on ? Les fameuses Amazones du Dahomey.

On leur dresse des statues mais personne n’a envie de dire que ce n’était pas des femmes libres, seulement les esclaves du roi, que c’était elles qu’on envoyait faire les razzias négrières parce que c’était le sale boulot, qu’elles n’avaient pas le droit de se marier, ni le droit à aucune vie sexuelle, ni le droit de posséder de l’argent. L’inverse de ce qu’on peut désirer !

Mais aujourd’hui, on veut se raconter qu’on a aimé ces femmes du Dahomey, qu’on les a tellement aimées qu’on en a fait des guerrières anti-colonialistes ; ce sera la vérité pendant un moment même si c’est du révisionnisme absolu… De surcroît, je pense qu’elles ont été très malheureuses.

Si tu as 5 000 femmes enfermées qui ne peuvent sortir que selon le bon vouloir du roi, eh bien, tu as juste envie d’écrire l’histoire de celle qui s’est barrée ! Et si tu suggères en plus que forcément, parmi ces 5 000 filles enfermées, certaines vont coucher avec d’autres, quel sacrilège ! (rires)

Aujourd’hui, j’arrive à stocker des bouteilles chez moi sans y toucher

Genre.

LM : Il y a eu, dans les sociétés pré-coloniales d’Afrique de l’Ouest, des approches complètement différentes des genres masculin et féminin, plus complexes qu’aujourd’hui.

Je ne prétends pas les réactiver, mais pour une gamine du Nigéria qui grandit en se posant des questions sur son genre, qu’elle ne se sente pas complètement déconnectée de son histoire ! Ce sont des choses qui ont existé avant elle, ça ne lui arrive pas parce qu’elle est occidentalisée ou parce qu’elle a été colonisée…

Je n’ai pas envie qu’elle veuille se suicider parce qu’on lui assène qu’elle n’a pas une féminité « conforme » – alors que ses ancêtres ne pensaient justement pas que c’était qu’on vend aujourd’hui comme « la » féminité qui était le plus féminin.

Addictions, drogues. 

VD : Au départ, le projet de mon livre était : comment parler de la drogue, de l’alcool, et comment arrêter. J’avais pensé à aborder l’addiction par le prisme des écrivains, et puis j’ai lu le livre d’une autrice américaine, Leslie Jamison (Récits de la soif, Fayard/Pauvert, 2021), qui a fait exactement ça, et de manière tellement magistrale que je me suis dit que je n’allais pas passer derrière avec ma pelle et mon seau, même si je n’avais pas les mêmes auteurs en tête. Mais j’ai gardé ce fil rouge dans Cher Connard, car c’est aussi l’histoire des 25 dernières années de ma vie, où j’ai beaucoup bu…

LM : Mais moi aussi – et j’ai commencé à boire à 12 ans ! Aujourd’hui, j’arrive à stocker des bouteilles chez moi sans y toucher. Mais je ne renonce pas, je bois toujours un peu (rires). Il y a des moments où je suis très consciente de dépasser mes limites mais au moins, je ne dérange personne.

VD : Le problème, c’est quand on n’arrive plus à fonctionner, et qu’on est mal avec les autres.

LM : Voilà ! Moi, j’arrive à m’arrêter et à ne pas rouler sous les tables.

VD : Et moi pas (sourire).

LM : Il faut quand même dire qu’on boit aussi parce que c’est très bon…

VD : Oui, et au-delà, toutes les drogues procurent une manière d’être dans son corps qui est géniale… Maintenant que je ne prends plus rien, ce moment où tu « entres » dans ton corps, où tu flottes un peu, me manque beaucoup.

LM : On dirait que pas mal de femmes boivent vers 50 ans, non ?

VD : L’alcool chez les femmes, je pense que ça peut venir tout doucement, c’est très social. Acheter de la cocaïne tous les jours, c’est compliqué. Alors que l’alcool, c’est à disposition partout. De fait, il arrive souvent d’être dans le déni.

Rester punk jusqu’au bout

Image de soi – « brutalité ».

LM : Je ne pense pas à ça quand j’écris, je ne pense pas aux autres. Et Virginie, dans ses livres, je la trouve plein d’amour, il faut être de mauvaise foi pour ne pas s’en rendre compte (sourire).

VD : Ma « brutalité », je l’ai découverte dans le regard des autres quand je suis arrivée à Paris, dans un milieu bien particulier, parce qu’avant ça n’avait pas été tant un problème que ça. Mais je trouve que, là aussi, les choses ont énormément changé. Car il y a vingt ou trente ans, c’est ce que tu disais Léonora sur Stardust que tu n’avais pas publié, c’était plus compliqué : on surveillait vachement plus les jeunes femmes.

Père Lachaise. 

LM : Que s’est-il passé après ce que je raconte dans Stardust ? Je suis tombée sur une association d’aide au logement dans le XIe arrondissement à Paris… J’étais pourtant dans un état lamentable mais une femme d’âge mur, je me souviendrais toujours d’elle, de ses cheveux courts et son pantalon en velours, m’a regardée et m’a dit : « Ne vous inquiétez pas, vous allez vous en sortir ; j’ai quelque chose pour vous ! »

Je repense souvent à elle, comment a-t-elle pu voir ça en moi ? Peu après, elle m’a trouvé un studio rue Houdart, tout près du Père Lachaise. C’est pourquoi, quand j’aurai cessé de bourlinguer, quand tout sera fini, je veux être enterrée au Père Lachaise. Ma fille le sait. Elle vient de fêter ses 27 ans. Elle a lu Stardust, et elle a beaucoup pleuré.

Promesse.

LM : À l’âge du personnage de Stardust, je me suis promis de « vivre pour tout dire ». Ce qui signifiait : écrire. Parler de ce qu’on ne veut pas raconter. Et cela me tient toujours à cœur.

VD : À vingt ans, une promesse ? Pas vraiment… Ah si : je m’étais dit que je voulais rester punk, même à 50 ans. À l’époque, cela semblait complètement fou.

Cette interview a été initialement publiée dans le Marie Claire numéro 842 daté novembre 2022. 

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