Mélanie Laurent : "Comment a-t-on fait pour se couper à ce point-là de l’essentiel ?"
En arrière-plan sonore, des rafales de pépiements. En ce lundi après-midi de fin avril, quand on passe un coup de fil à Mélanie Laurent, on pourrait l’imaginer à Los Angeles, où son métier la transplante souvent, ou à Paris, sa ville natale, le confinement ayant métamorphosé toutes les mégalopoles en volières déchaînées.
Mais non, l’actrice-réalisatrice nous parle depuis sa cabane de jardin sur une île bretonne, où, depuis quelques année,s elle a trouvé refuge. Un lieu qui, pour elle, tient à la fois du pays de cocagne (elle nous enverra pour preuve, par texto, une photo de ses plants de radis en pleine croissance), du terreau créatif (elle a filmé, durant la quarantaine, les îliennes qui bossent et qui souffrent) et de l’abri anti-apocalypse, elle qui, en écolo catastrophée, connaît les théories des collapsologues sur le bout des doigts.
Alors pour deviser sur « le monde d’après », qui de mieux que la réalisatrice de Demain, son documentaire de 2015 coécrit avec Cyril Dion qui recensait les solutions pour la planète, et de Respire, fiction de 2014 pleine de souffle ?
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Quand bien même son monde, le cinéma, est à l’arrêt. Elle a d’ailleurs, en mars, quitté en catastrophe la Hongrie, où elle s’apprêtait à tourner un film à gros budget au casting hollywoodien – Dakota et Elle Fanning étaient de la partie.
Alors c’est un entretien hors promotion, hors actu, que Mélanie Laurent nous accorde. Un exercice qui l’enthousiasme et l’angoisse à la fois : enfin du temps, enfin de l’espace pour parler de ce qui la remue, l’exalte, et des chantiers qui nous attendent ; mais il y a la culpabilité, aussi, de s’exprimer « quand tant de gens meurent, souffrent, ont peur ».
La parole de Mélanie Laurent, pourtant, fait du bien à entendre : sensibilité échevelée, degré zéro du cynisme, culture scientifique livresque, esprit de rigolade. Rencontre téléphonique avec une artiste jamais hors-sol malgré sa vie hors normes.
Confinée sur une île en Bretagne
Marie Claire : Quelle sorte de confinement avez-vous vécu ?
Mélanie Laurent : Il n’y a pas de confinement heureux. Être en état de pause forcée, face à soi-même, c’est vertigineux. Moi qui suis hyperactive, je pensais que j’allais en profiter pour écrire, pour jouer de la musique, pour me mettre à la sculpture. Tout ce que je fantasme de faire. Et en fait, rien. Mon mec, à qui je disais « Je ne fais rien », me répondait : « Tu fais la bonne mère, c’est déjà pas mal, non ? ».
Alors oui, j’ai construit une cabane, j’ai improvisé des sketches pour faire marrer mes gosses, j’ai aidé mon fils à faire ses devoirs tout en réalisant qu’en maths, je n’avais même pas le niveau CP et que maîtresse est un métier qui force le respect ! Malheureusement, on n’est pas égaux face à cette crise. Ce confinement va laisser des traces dans beaucoup de familles.
Vous étiez sur une île en Bretagne, qu’a révélé cette crise ?
Elle n’a fait qu’amplifier ce qui existait déjà : ici, on s’entraide, on compte les uns sur les autres. Avec mes voisins, on a créé un groupe WhatsApp pour s’échanger des services : si untel va faire les courses, il y va pour tout le monde ; si tel autre fait un gâteau, il en dépose une part devant chaque porte ; il n’y a qu’une seule tondeuse, qu’une seule brouette pour tout le village. Et puis en ce moment, j’ai des radis à ne plus savoir qu’en faire dans mon jardin, alors j’en distribue à toutes mes copines qui, elles, me refilent leur trop-plein de salades !
À vous écouter, votre île a tout d’un paradis rural.
Avoir un bout de jardin et des voisins qu’on aime, c’est une des clés du bonheur, oui. Ma coriandre commence à sortir de terre, mes kales poussent bien, mes petits pois prennent 10 cm par jour – ce qui va bien à mon tempérament impatient. Constater, chaque matin, que le sol produit des plantes magnifiques et délicieuses, c’est un plaisir magique que j’ai découvert sur le tard. Ça semble naïf dit comme ça mais tant pis, il faut que j’arrête de m’excuser des sentiments simples que j’éprouve. C’est étrange à quel point on a condamné la naïveté dans nos sociétés, à quel point on a peur de parler d’amour et de connexion avec la nature, notre nature… Comment a-t-on fait pour se couper à ce point-là de l’essentiel ?
Vous dites souvent que vous éprouvez de grandes joies à prendre les arbres dans vos bras. D’où vous vient cette pratique qui peut sembler un peu new age ?
On a tous besoin de maîtres et de sages autour de nous : c’est Annick, une amie de Belle-Île, qui m’a initiée à la méditation en plein air. Et ce n’est pas si new age et si loufoque que ça ! Car enlacer un arbre vous procure une telle force, un tel apaisement… La déforestation, l’un des plus grands problèmes écologiques, revient d’ailleurs à déraciner nos propres poumons – en plus de provoquer des pandémies. Nous sommes dans le même cercle vicieux depuis tant d’années. Celui de la déforestation, qui provoque des pandémies, impacte notre climat au risque de créer d’autres crises plus lourdes. Pourtant, on a tous les outils pour que ce cercle devienne vertueux. Il faut qu’on implose et qu’on atteigne le seuil critique pour permettre à une nouvelle conscience d’éclore.
Cette crise sanitaire est un terrible pied de nez : pendant qu’un virus respiratoire nous tombe dessus, la nature, pas rancunière, respire à nouveau
L’éveil des consciences à l’échelle mondiale, je sais bien que c’est utopiste mais cette crise sanitaire est un terrible pied de nez : pendant qu’un virus respiratoire nous tombe dessus, la nature, pas rancunière, respire à nouveau ! J’espère qu’on n’oubliera pas trop vite ces baleines qui reviennent à Marseille, ces oiseaux qui réenchantent les villes et ces ciels dépollués que découvrent les Chinois, et tout ça après seulement quelques semaines de pause !
Malgré toutes les restrictions qui perdurent, est-ce que le monde déconfiné vous enthousiasme un peu ?
Ce qui m’enthousiasme, c’est toute la solidarité qui s’est manifestée ces dernières semaines : ces Italiens bouleversants qui chantent à leurs balcons pour leurs voisins ; ces invisibles qu’on regarde à nouveau ; et puis ces vidéos rigolotes qui ont circulé davantage, je crois, que les messages de haine. Peut-être pourrait-on prolonger un peu cet état ? On nous dit que nous sommes en guerre, mais il y a une paix à faire avec nous-mêmes. Il faut se pardonner, réparer et évoluer.
Le cinéma de demain
Avant la fermeture des frontières, vous étiez en Hongrie pour réaliser The Nightingale, un film avec Elle et Dakota Fanning produit par un studio américain. Puis tout s’est arrêté d’un coup. Pour ce projet, que va-t-il se passer ?
Aucune idée ! Sony, le studio, a investi beaucoup d’argent alors a priori, le tournage va reprendre un jour, mais avec quel casting – j’adore tellement les sœurs Fanning – et au prix de quelles concessions artistiques ? C’est étrange quand tout s’arrête en plein vol. Quand tout devient incertain. Hier, on parlait de dates de sortie de cinéma et demain on ne sait pas quand on rouvrira les salles. C’est passionnant et effrayant de sentir que tout va changer. Moi qui prône ce changement radical depuis tant d’années, j’ai l’impression de m’y être préparée même si j’en ai peur comme tout le monde.
Un tournage, c’est tellement de déplacements inutiles… Un film avec une photo sublime, ça nécessite tant de produits chimiques… Alors, on se rassure en se disant qu’on fait de l’art, mais à quel coût
Les salaires mirobolants d’Hollywood, les tournages pharaoniques, les serveurs hyper-énergivores de Netflix… Comment vos préoccupations sociales et écologiques s’accommodent-elles des excès de l’industrie du film américain ?
Les acteurs payés des millions me choqueront toujours moins que les patrons milliardaires d’entreprises polluantes ! À propos de Netflix, le débat est complexe. D’un côté, on a des serveurs polluants mais de l’autre, on a là un média qui permet à des millions de gens de s’éveiller et de se sensibiliser sur des sujets majeurs. Jamais nous n’avons eu accès à autant de beaux documentaires ! Quant aux tournages, c’est vrai, je me demande jusqu’à quand on va tolérer qu’ils génèrent une telle pollution.
Qu’aimeriez-vous voir changer ?
Un tournage, c’est tellement de déplacements inutiles… Un film avec une photo sublime, ça nécessite tant de produits chimiques… Alors, on se rassure en se disant qu’on fait de l’art, mais à quel coût ? Peut-être qu’il faudrait qu’on produise moins et mieux. À titre personnel, j’aimerais me concentrer davantage sur les sujets qui m’importent. Cesser, du coup, de me lancer corps et âme dans des aventures qui ne me nourrissent pas assez. Et chérir les autres. Telle ma relation avec la maison Cartier, et les projets artistiques passionnants que nous construisons ensemble.
La responsabilité des grandes entreprises dans cette crise est primordiale. Les Science based targets (objectifs fondés sur la science, dans le but de coordonner les actions des entreprises avec des partenaires publics et privés – Onu et ONG – pour développer des initiatives réduisant le bilan carbone, ndlr) encouragent les plus grandes d’entre elles à s’engager à réduire leurs émissions de gaz à effets de serre dans le respect des accords de Paris. Aujourd’hui, plus de huit cents entreprises parmi les plus polluantes sont lancées dans ce processus. Ces entreprises sont obligées de repenser leur modèle. Tout comme le cinéma. Les choses bougent, et dans le bon sens pour une fois.
Vous vous définiriez comme une actrice et réalisatrice frénétique ?
Mon métier me passionne et me rend heureuse, mais il me consume au point que j’en perds le sommeil. J’ai la chance d’emmener ma famille sur les plateaux, mais je me prive de mes amis et de mon jardin. Je renonce à des lectures et à des réflexions. Par cette frénésie pas très saine, qu’est-ce que je comble, qu’est-ce que je fuis, qu’est-ce que j’ai peur de découvrir ? Je suis fatiguée de cette conquête sans fin. D’autant qu’en ce moment, mes petits problèmes de tournage et mes angoisses de réalisatrice me paraissent bien dérisoires. Mais la frénésie, qui est proche de la folie d’ailleurs, est humaine. L’homme ne sait pas s’arrêter, il a toujours besoin de plus ou de plus grand. C’est son dysfonctionnement qui le mène à sa propre perte.
Mon grand-père de 93 ans, d’ailleurs, a contracté le coronavirus et y a survécu, chapeau !
Comment votre fibre verte vient-elle nourrir les histoires que vous racontez à l’écran ?
Personne ne va nous croire, mais en octobre dernier, avec mon mari, on s’est lancés dans l’écriture d’une série qui parle… d’un virus venu de Chine. La réalité nous a piqué notre sujet ! J’imaginais alors un récit un peu sombre qu’on tirerait vers la lumière. Une série utopique plutôt que dystopique. Mais je me demande si, au cinéma, je ne suis pas un peu paralysée par l’écologie car aucune de mes fictions, depuis Demain, ne l’a encore abordée de front. Peut-être parce que j’ai peur de ne pas être à la hauteur des enjeux. La nature m’impressionne tant que je voudrais être sûre d’être son fidèle témoin.
Quand vous discutez des thèmes qui vous sont chers avec vos grands-parents, y a-t-il un fossé des générations ?
J’ai la chance d’être née dans une famille où l’écologie compte. J’ai la chance aussi que mes grands-parents aient encore toute leur tête – mon grand-père de 93 ans, d’ailleurs, a contracté le coronavirus et y a survécu, chapeau ! Alors ensemble, on parle énormément. Il y a trois ans, ils m’ont rejointe sur un tournage en Argentine, une époque où je lisais Pablo Servigne, ce scientifique qui a théorisé l’effondrement. Le soir à 23h30, après ma journée de boulot, je leur déballais des chiffres, je m’excitais sur les catastrophes à venir, on échangeait sur nos peurs… C’est quand même génial d’avoir des grands-parents prêts à discuter planète avec toi jusqu’à 2 heures du mat !
La famille, en ces temps troublés, c’est une valeur refuge pour vous ?
Ça l’a toujours été. J’ai été élevée dans la douceur et la bienveillance par des humanistes et je ne me suis jamais coupée d’eux. Je me suis souvent demandé, d’ailleurs : « Qu’est-ce que je peux bien raconter de profond, en tant qu’artiste, en ayant eu une enfance aussi heureuse ? Est-ce qu’on peut faire de l’art en ayant, comme moi, si peu souffert ? » Vaste débat ! Mais cette éducation ne m’a pas immunisée contre la méchanceté et l’agressivité ambiante : quand j’y suis confrontée, ça me cloue au lit. Mais j’y survis ! Je viens d’une famille résiliente, c’est une force surtout en des temps pareils, où notre société dans son ensemble va devoir faire preuve de beaucoup plus de résilience, à tous points de vue.
Si aujourd’hui, on vous dit « demain », pour reprendre le titre de votre documentaire écolo de 2015, voire « après-demain », quelles images vous viennent ?
Je pense à des sons, plutôt. À tout ce bruit qui va revenir. Il y a un homme que j’aime profondément qui s’appelle Michel André, un bio-acousticien qui pose des micros partout dans le monde pour écouter la nature. Et il démontre que le silence, même au beau milieu de l’Amazonie ou de l’Arctique, n’existe plus. Le bruit humain contamine tout, dérègle la faune comme la flore. Alors, ce temps long de calme que l’on vient de vivre, j’en suis déjà nostalgique. Je n’ai pas envie que la Terre vibre à nouveau de toutes nos absurdités ! J’espère que nous allons tendre l’oreille et être à l’écoute de la détresse de la nature, elle qui nous écoute et nous supporte depuis si longtemps. Ce serait fair-play, non ?
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- Marie Toussaint, militante à l’origine de la pétition "L’Affaire du Siècle"
Cette interview a initialement été publiée dans le numéro 814 de Marie Claire, actuellement en kiosques.
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