Léa Drucker : la star antistar

Depuis son César de l’an dernier, les gens l’abordent spontanément dans la rue. Le temps joue pour elle

Elle débarque dans ce café du quartier Pigalle, pull en grosse maille beige, teint opalescent, corps tonique et silhouette gracile qu’on imagine lancée à tout berzingue sur des patins à glace, sa première passion. Thé vert sencha, regard vert-de-gris ou gris-de-vert, selon la météo, et ce petit grain de beauté qui batifole juste au-dessous de l’œil et lui donne un air coquin. Léa Drucker est discrète, oui, sage même, mais on sent qu’elle est plus rock’n’roll qu’elle n’en a l’air et « se planque », comme elle aime à le répéter. « J’ai besoin d’avoir mon petit périmètre de sécurité, je me protège comme ça, admet-elle. Je ne peux pas toujours être moi-même. Je me révèle davantage à travers les rôles que je choisis et pour lesquels je n’ai pas de limites. » Si elle cache son jeu, elle admire « les grandes gueules, pas forcément celles qui font du bruit », de Philippe Katerine à Virginie Despentes en passant par Michel Houellebecq ou Gérard Depardieu : « Je suis très séduite par les insoumis, des gens libres dans leur façon de s’exprimer et de vivre. Ils me réveillent. »

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Je suis devenue plus optimiste sur l’amour

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A l’école, la gamine fluette et turbulente faisait deux têtes de moins que ses copines, qui l’appelaient leur « petite sœur ». Elle a mis du temps à grandir et à s’imposer, dans sa carrière comme dans sa vie. Un premier bébé à 42 ans. Une première nomination aux César à 47 ans… Le temps joue pour elle et elle le sait. Après l’avoir dirigée dans son premier film, « Les meilleurs amis du monde », en 2009, Julien Rambaldi, déjà papa de deux enfants, est entré dans sa vie en réveillant sa fibre maternelle. « La rencontre avec Julien et ses enfants, Dino et Mia, a changé ma perception des choses. Je suis devenue plus optimiste sur l’amour. Je me suis autorisée à vivre ce que je m’étais plus ou moins interdit. J’ai enfin pu construire. » Elle vient de tourner à nouveau avec lui une comédie, comme par hasard sur la maternité, « C’est la vie » (sortie le 29 avril).

Il y a un an, presque jour pour jour, Léa décrochait le César de la meilleure actrice pour « Jusqu’à la garde », de Xavier Legrand, où elle interprétait Miriam, une femme victime de violences conjugales. En dédiant sa récompense à « toutes celles qui sont parties, celles qui veulent partir, celles qui ne partiront pas, celles qui auraient dû partir », elle faisait baisser la garde à la France entière. Xavier Legrand (César du meilleur scénario et du meilleur film) rappelait, quant à lui, des chiffres dramatiques : une femme assassinée par un (ex) conjoint tous les deux jours en 2019, contre une tous les trois jours en 2016. La machine de mort s’accélère. Six ans plus tôt, comme un présage, Léa avait gagné le prix d’interprétation du festival de Ciudad Juarez, au Mexique, capitale tristement célèbre des féminicides, pour « Avant que de tout perdre », le court-métrage dont Xavier Legrand a tiré son long-métrage. Deux ans après sa sortie, « Jusqu’à la garde » est toujours aussi fort et actuel. On n’a, hélas, jamais autant parlé de féminicides. « Xavier a fait le tour du monde avec le film. Le sujet a touché à quelque chose d’universel. Lorsqu’on le présentait, beaucoup de gens venaient nous voir en clamant qu’ils étaient la femme, l’enfant, de cette histoire. »

De cette fameuse soirée qui l’a consacrée, Léa garde un souvenir flou, presque irréel. Des messages qui affluent, l’un, de Jane Birkin, la cueille en plein cœur. « Gamine, j’écoutais en boucle dans mon Walkman ses chansons composées par Gainsbourg. Ma grand-mère galloise avait un peu la même voix. Jane était comme quelqu’un qui avait toujours fait partie de ma famille et, en même temps, je ne la connaissais pas. » Une autre femme se manifeste : Adjani, la « Camille Claudel » que Léa a visionné sous toutes les coutures. « Il y a quelque chose de très puissant à recevoir une attention de la part d’une actrice qui m’a donné envie de faire ce métier. Ça touche au sacré et ça reconnecte à cette étincelle qui m’a poussée à devenir comédienne. »

Le lendemain des César, dans son quartier, des inconnus, hommes et femmes, sortent des cafés pour la féliciter. Discussion de trottoir, entre le troquet et le boucher. « C’était festif et joyeux. Il y avait une émotion partagée. Ils avaient l’air contents à la fois pour le film, pour mon discours et pour moi. » La statuette trône aujourd’hui sur la cheminée à côté des œuvres en pâte à modeler de sa fille, qui a d’abord cru qu’elle avait gagné la Coupe du monde ! Le surlendemain, Léa s’envolait au pays de Galles pour tourner sous la pluie la série « La guerre des mondes », adaptation contemporaine du roman apocalyptique de H. G. Wells. Après avoir remporté « la Coupe du monde » en robe Alexandre Vauthier et stilettos Louboutin, c’était la fin du monde, en parka à moumoute et les deux pieds dans la boue.

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Il faut trouver le système qui nous permet de mieux protéger les enfants

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Outre les femmes battues, Léa a affronté un autre tabou en incarnant la mère de Flavie Flament dans un téléfilm, « La consolation », adapté du livre autobiographique où l’animatrice racontait son viol par le photographe David Hamilton lorsqu’elle avait 13 ans. « Le rôle de cette mère qui lui vole son enfance m’a autant passionnée que foutue par terre. Pour vivre ses rêves à elle, elle a exposé sa fille à un grand danger. La pédocriminalité était un sujet dont on parlait peu à l’époque, on a longtemps été dans le déni. Depuis, il y a eu des prises de parole courageuses, l’époque a changé et c’est tant mieux. Il faut trouver les clés, le système qui nous permettent de mieux protéger les enfants. » Et de saluer le témoignage d’Adèle Haenel, « partie de son histoire personnelle pour poser des questions collectives et universelles ».

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Je suis contre la censure des œuvres, chacun est libre de voir et de lire ce qu’il veut

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« Jusqu’à la garde », « La consolation » : deux fictions tournées juste avant l’explosion du mouvement #MeToo, qui ont anticipé la libération de la parole. Mal à l’aise avec le tribunal médiatique, Léa lui préfère le palais de justice, même si elle concède que pour se faire entendre il faut parfois crier très fort. Elle est allée voir « J’accuse » de Polanski : « Je trouve le débat sur la différence entre l’homme et son œuvre intéressant. Je m’interroge beaucoup à ce sujet. J’aime Céline et pourtant je suis issue d’une famille juive. Je suis contre la censure des œuvres, chacun est libre de voir et de lire ce qu’il veut. »

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Cet automne, Martha, 5 ans, l’a vue sur scène dans « La dame de chez Maxim », de Feydeau. La petite fille n’aime rien tant que de slalomer entre les fauteuils du théâtre et grimper tout en haut, au dernier étage, fureter au « paradis ». Et si elle émettait le souhait de devenir comédienne ? « J’ai beaucoup de chance de faire ce métier, mais la fébrilité de l’attente, la nécessité de correspondre au désir des uns et des autres, le doute, le trac, les montagnes russes émotionnelles, curieusement… je ne rêve pas qu’elle traverse les mêmes choses ! J’aimerais qu’elle fasse des études, moi qui regrette d’avoir arrêté trop tôt. » Et d’ajouter aussitôt : « Mais elle fera surtout ce qu’elle veut ! » Alors, elle l’a armée pour le combat en lui donnant un prénom, Martha, inspiré tout à la fois de l’impérieuse pianiste argentine Martha Argerich, et de l’inoubliable « Martha My Dear ». Celle qui, dans la chanson des Beatles, mettait Paul McCartney à genoux.

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