« Je souhaite que la musique arabe soit plus accessible au monde occidental », explique la soprano Fatma Saïd

La soprano égyptienne sort un premier album, « El Nour », dans lequel elle marrie des airs, classiques ou populaires, arabes, espagnols et français

De prometteuse cantatrice, formée à la Scala de Milan et passée depuis sur les plus prestigieuses scènes européennes*, Fatma Saïd est désormais un cas à part. Son timbre et sa voix uniques en leur genre ont fait d’elle l’une des interprètes lyriques les plus suivies.

Mais à 29 ans, la chanteuse égyptienne choisit de faire un pas de côté avec son premier album, El Nour. Elle y interprète des airs populaires arabes, des pièces de Bizet, Ravel et Berlioz, mais aussi des chansons andalouses, servies par sa voix lumineuse.

De passage à Paris, Fatma Saïd reçoit 20 Minutes pour évoquer ce projet qui lui tient à cœur, et fait l’effort de nous parler en Français.

Combien de langues parlez-vous ?

Oh… Plusieurs. J’aime les langues. Chaque fois que j’ai l’opportunité d’apprendre et utiliser une langue, j’en profite. Parler des langues, c’est comme avoir une arme, psychologique. Je me sens plus forte avec des langues.

Merci de parler français en tout cas.

C’était un rêve pour moi de parler français un jour. En Egypte, nous ne sommes pas restés francophones mais le lien avec la langue française est encore très fort. A ma grand-mère, je dis « bonjour, ça ? », il y a encore toute une génération égyptienne qui parle français. J’adore la langue française, c’est si élégant. Les Français n’utilisent pas leurs lèvres pour parler, c’est très délicat. Moi en tant qu’Égyptienne, je parle en utilisant toute ma bouche !

Vous vivez à Berlin et avez vécu à Milan et au Caïre. Comment avez-vous appris le français ?

J’ai commencé à 15 ans, à l’école. Puis avec la musique française, la poésie. Avec le coronavirus, j’ai profité de l’annulation de tous mes concerts pour apprendre vraiment le français.

Est-ce utile de savoir parler la langue dans laquelle on chante ?

Bien sûr, ça aide énormément. Je ne parle pas russe par exemple et c’est très difficile pour moi d’apprendre les chansons en russe. Quand je chante en français je peux comprendre chaque mot et ça change tout. Dans la musique de chambre par exemple, la poésie est primordiale. La poésie de la langue française m’apporte tellement de joie…

Quand vous travaillez avec des chefs ou orchestres français, vous parlez français ?

Ça dépend des chefs. Si il ou elle parle une langue en particulier, je m’adapte. Quand c’est une langue difficile pour moi, on passe par l’anglais. Mais la plupart des chefs parlent plusieurs langues, eux aussi. On décide d’une langue commune. Souvent, c’est l’italien quand même, parce que c’est la langue de la musique. C’est impossible pour une chanteuse de ne pas parler italien. Les chefs italiens ne peuvent pas imaginer qu’un musicien ne parle pas italien.

Vous avez été la première chanteuse égyptienne à entrer à la Scala de Milan. Pourquoi est-ce arrivé si tard ? Il y a pourtant de grandes chanteuses égyptiennes.

Il y a beaucoup de grandes chanteuses de pop égyptiennes qui chantent en arabe, bien sûr, mais il y a très peu de chanteuses ou chanteurs d’opéra en Egypte. Il y a une grande différence. Vous connaissez sûrement Oum Kalsoum. C’est LA chanteuse du monde arabe, elle a eu un succès international, elle est inégalable et unique mais il y a beaucoup de chanteuses en Egypte qui chante ce style. Mais le chant lyrique, d’opéra est loin de la culture égyptienne, surtout maintenant. Aïda, de Verdi, a été créé à l’opéra du Caïre à une époque où cette culture était présente en Egypte. Mais aujourd’hui, dans le système scolaire égyptien, il n’y a pas de musique. Nous ne pouvons donc pas être une génération qui connaît l’opéra. En Egypte il y a peut-être dix personnes qui font du chant d’opéra de manière professionnelle…

Comment est venue votre vocation alors ?

Je suis allé dans une école allemande où la musique était très présente. J’ai eu cette chance. La musique classique a très tôt eu une grande importance dans ma vie.

Voudriez-vous changer cette situation en Egypte ? Avoir un rôle ?

J’espère. J’ai dû quitter mon pays très jeune pour aller faire des études de chant. Je pense que mon parcours peut montrer à la société égyptienne, surtout à certains parents, que l’on peut aller faire des études à l’étranger, non pas pour être ingénieure ou physicienne ou médecin, mais pour faire de la musique. La musique est aussi importante. Quand je retourne en Egypte aujourd’hui, je veux faire passer ce message de laisser les enfants libres de faire ce qu’ils désirent. Il n’y a que comme ça qu’on peut être heureux et passionné par ce que l’on fait.

Dans votre album, vous associez de musiques de compositeurs français, espagnols, arabes… Pourquoi cet éclectisme ?

J’ai abordé cet album comme un auteur. Je voulais documenter mon parcours personnel de chanteuse et de femme égyptienne, africaine et arabe. Je suis une personne, un caractère, une voix, un timbre. Et j’ai une culture. Je ne voulais pas d’un album d’airs de gala, comme c’est la tradition chez les sopranos. Je voulais faire quelque chose de différent.

Que voulez-vous dire par « documenter » votre parcours ?

J’ai cherché à comprendre pourquoi je sentais un rapport très proche avec ces pays, la France et l’Espagne, alors que je n’ai aucune relation avec eux. Je crois que c’est lié à l’histoire. A la fin du XIXe siècle, de nombreux artistes, poètes ou compositeurs français ont dépeint l’orient, au sein du mouvement orientaliste. Bizet, Ravel, Hugo… Pour la partie espagnole, il y a un lien très fort, dans la musique plutôt que dans les paroles d’ailleurs, entre l’Egypte et l’Andalousie. La manière arabe de chanter et écrire la musique est très proche de ce que j’ai pu entendre de la musique espagnole. Je suis très à l’aise pour chanter des musiques andalouses.

Et les musiques arabes ? Comment les avez-vous choisies ?

J’ai surtout choisi de les interpréter selon mon éducation à la musique classique. Depuis très jeune, j’ai étudié Brahms, Mozart, Schubert, mais je n’ai pas étudié la musique arabe, la musique de ma culture. Mais ça aurait pu être très beau. La musique égyptienne est très riche et j’aurais aimé l’apprendre à l’école, avec la musique classique.

Il y a une dimension politique dans votre constat…

Je ne mets pas d’arrière-pensée politique dans mon travail. Il m’arrive de chanter lors de concerts qui portent des messages particuliers pour la paix, le droit des enfants ou des femmes. C’est très important de ne pas chanter uniquement par amour de la musique, bien sûr. Mais mon travail est un travail de musicienne.

Votre album porte pourtant un message politique…

Oui je porte un message unificateur entre les cultures. Je souhaite que la musique arabe soit plus accessible au monde occidental. Je préfère parler de ce qui réunit les cultures et les mentalités plutôt que ce qui nous sépare. En tant qu’Égyptienne, dans ce milieu, on pointe souvent ce qui me différencie des autres. Mais je suis persuadée que nous venons tous d’une même source. La langue de la musique permet de mettre ça en avant.

La musique peut être universelle. Mais pour le chant ?

La voix est un instrument très délicat, très spécial. Les ornements et variations me viennent très naturellement dans la musique andalouse par exemple, parce que je les ai dans ma gorge depuis toujours. Mais c’est la même chose chez Ravel et Bizet parce qu’ils ont utilisé des harmonies arabes. Le chant nous relie les uns aux autres.

Vous vous adressez à l’audience française, ou à un public arabe avec cet album ?

Cet album est pour l’orient et l’occident. Je voudrais que les Egyptiens découvrent la musique de Ravel, qui est très loin de nous. Personne ne connaît la Bohême ou Tosca dans le monde arabe à part de très petits groupes. Je veux aussi qu’ils redécouvrent la musique arabe que je chante avec ma voix classique. Mais je voudrais aussi que les Français ou les Italiens qui connaissent déjà la musique classique, découvrent que la musique arabe est proche de vous.

Les chefs d’orchestre avec lesquels vous travaillez connaissent-ils la musique arabe ?

Non. Mais la plupart sont ouverts à l’idée de la découvrir. Quand un chef ou une cheffe me choisissent, ils et elles s’attendent forcément à ce que je vienne avec ma culture.

* Fatma Saïd est en concert, jeudi soir, avec l’Orchestre national de France à la Maison de la Radio, à Paris.

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