Jacqueline de Ribes : une allure folle
Son talent en a fait une hôtesse prestigieuse. Sotheby’s vend une partie de ses meubles et de sa bibliothèque
Jacqueline de Ribes a eu 90 ans le 14 juillet dernier. L’occasion de recevoir à dîner une quarantaine d’amis, admirateurs et descendants dans l’hôtel particulier de la plaine Monceau où, alors qu’elle réside à l’étranger, elle habite lors de ses passages à Paris. Pleine de vie, cette grande femme qui se tient droite, sait comment créer l’événement autour d’elle. Fantaisie, aisance en toutes circonstances, amour de la vie, enthousiasme et cœur paraissent être les maîtres mots de sa longue existence, avec un principe absolu : ne jamais avoir l’air épaté de rien, ni montrer ses sentiments, se plaindre ou dire du mal des gens. Jacqueline de Ribes a inventé son style. Séductrice, sportive, sophistiquée, un brin narcissique, snob et capricieuse à ses heures…
Le jeune couple qu’elle forme avec Edouard, son roc, aussi amoureux d’elle qu’admiratif, devient à la mode dans l’immédiat après-guerre. Ils ouvrent leur demeure à d’autres milieux que le leur et évoluent en marge du gratin versé dans la généalogie des dignes ancêtres et des photos de châteaux évanouis. Une attitude qui l’aide maintenant à tirer un trait sur ce décor, en vendant une partie de la collection familiale. Mais pourquoi se séparer d’un ensemble si homogène d’objets, meubles et livres accumulés au fil des siècles, surtout au XXe par Jean de Ribes et son fils, Edouard ? Comme elle l’explique : « Mon mari, un homme très réaliste, mort il y a six ans, m’avait conseillé de les vendre. Il pensait qu’à mon âge avancé il valait sans doute mieux que je me sépare de quelques-uns des chefs-d’œuvre qui appartiennent désormais au passé… Même si cela me fait beaucoup de peine. »
Flash-back sur ce personnage mythique ; avec son frère, Marc, et sa sœur, Monique, ils mènent une enfance heureuse mais loin de leurs parents, élevés d’abord par des nurses anglaises et un grand-père banquier flamboyant et aimant, Olivier de Rivaud, qui vit dans un bel hôtel particulier avenue Foch et possède un bateau, une écurie de course… Il faut dire que Paule, leur mère – née Rivaud –, intellectuelle originale, traduit des pièces de théâtre et vaque à ses multiples occupations… Leur père, Jean de Beaumont, député de Cochinchine et président du Comité olympique français, pratique le sport à un haut niveau et parcourt le monde. Jacqueline, pensionnaire chez les religieuses aux Oiseaux, à Paris, porte déjà des bas de soie qui font pâlir d’envie ses copines de classe, Daisy de Gourcuff et Hélène de Lamotte. Elle se marie à 18 ans, sans doute aussi, pour s’éloigner de son univers familial. Austères à leur façon, structurés, croyants, protecteurs, ses beaux-parents ne parlent ni de religion, ni de politique, ni d’argent, ni de sentiments – ça ne se fait pas – mais sont, en revanche, attentifs à elle. Jacqueline se sent rassurée. L’année suivante naîtra Elisabeth ; trois ans plus tard, Jean. L’épouse a accompli son devoir de mère et rêve de liberté…
Son style à la fois sophistiqué et peu guindé en font l' »impératrice » de Paris
Bien vite, elle flirte avec la mode et mène une intense vie sociale en devenant l’égérie de la Café Society. Le couple, très en vue, reçoit beaucoup. A ses dîners, parmi les plus courus de la capitale, sont conviés hommes politiques, académiciens, professeurs de médecine, ténors du barreau, personnalités des arts et des lettres, banquiers et jolies femmes. Edouard et Jacqueline ont l’art de mettre en valeur leurs invités, de lancer les conversations. L’élégance de la maîtresse de maison, son dynamisme, son style à la fois sophistiqué et peu guindé en font l’« impératrice » de Paris, la muse des couturiers et l’une des stars des journaux de mode. Dior, Balenciaga, Givenchy, Saint Laurent, Oleg Cassini à New York, Emilio Pucci en Italie… sont flattés qu’elle porte leurs créations, et Richard Avedon, Irving Penn, David Bailey et d’autres grands photographes, fiers de l’immortaliser.
En 2015, la garde-robe de celle qui aura elle-même eu pendant une dizaine d’années sa maison de couture, JR, sera exposée au Metropolitan Museum de New York, quelle consécration ! Il faut avouer qu’elle n’a pas son égale pour s’habiller, un chic inimitable, et quand elle virevoltait en arrivant – généralement la dernière – dans les manifestations mondaines afin de faire son entrée, comme naguère, au bal de Charles de Beistegui à Venise, à ceux des Rothschild à Ferrières et à l’hôtel Lambert, aux soirées du baron Thyssen, de Gianni Agnelli, Jimmy Goldsmith, Niarcos, Onassis et autres tycoons internationaux. Elle est la plus belle pour aller valser et réussit à éblouir les hommes et à impressionner les femmes. Un réel talent !
Un peu d’histoire : chez les Ribes, on a l’instinct de la collection depuis le premier comte de Ribes, qui vécut de 1704 à 1781 et fut conseiller-secrétaire du roi. Saint et pragmatique principe, de génération en génération, on fait de préférence de belles alliances, on a peu d’enfants, on se délocalise parfois… Et on garde, bien sûr, un penchant pour l’aristocratie. Résultat ? Le beau-père de Jacqueline de Ribes, qui claquait dès l’aube ses volets au-dessus de la chambre de sa belle-fille – car, selon la tradition, le jeune couple vivait dans la demeure familiale –, acquit nombre des pièces majeures qui seront mises à l’encan les 11 et 12 décembre.
Jean de Ribes, érudit et amateur éclairé, dont la soumise épouse, Aline, organisait naguère une vente de charité pour les veuves de la guerre de 14-18, administrait ses biens, siégeait dans plusieurs conseils et sillonnait les antiquaires et les salles de ventes. Il vécut quatre-vingt-neuf ans ! Une chance pour les futurs acquéreurs, car parmi les objets qui seront dispersés se trouve la fameuse « Pendule à la négresse », chef-d’œuvre de mécanique et de ciselure, baptisée ainsi par Marie-Antoinette, qui fut un moment attirée par elle mais qui, la jugeant trop luxueuse et fragile pour le dauphin, la rendit au Garde-meuble de la Couronne. Elle disparut pendant cent quarante ans, jusqu’à ce que l’esthète au goût très sûr la déniche chez un antiquaire. Ladite pendule musicale et automate est estimée entre 1 million et 2 millions d’euros.
Membre du conseil de la Société des amis du Louvre et de la Société des gens de lettres, président de la Société des bibliophiles françois, Jean de Ribes était amené par ces honorables fonctions à côtoyer des objets magnifiques et à en acheter aussi. Il fit notamment l’achat d’un tableau peint par Elisabeth Vigée-Lebrun pour le comte d’Artois estimé entre 1 et 1,5 million d’euros, d’un bureau à cylindres en placage d’ébène et bronze doré Louis XVI ayant appartenu au comte Stroganov (250 000 à 500 000 euros), d’un écran de cheminée du roi Louis XVI (70 000 et 100 000 euros), d’un bronze de la couronne attribuée à Antonio Susini (1 à 2 millions d’euros), de deux grands obélisques en faïence de Delphes de la fin du XVIIe (150 000 à 200 000 euros), ou encore d’une paire de tableaux d’Hubert Robert (1 à 1,5 million d’euros)… sans oublier des livres rares. Œuvres majeures éditées du XVIe au XXe siècle, pour la plupart magnifiquement reliées et toutes en fort bon état. Parmi ces trésors : des ouvrages de Montaigne, Villon, Rabelais, Ronsard, Du Bellay, Montesquieu, Racine, Corneille, La Fontaine, mais également « La chartreuse de Parme » de Stendhal, « Les fleurs du mal » de Baudelaire… Soit un extraordinaire ensemble dont les derniers fleurons ont été acquis jusqu’au XXIe siècle par son fils Edouard. Dont six portfolios de Sem – reliés en deux volumes –, un exemplaire d’« A l’ombre des jeunes filles en fleurs » annoté par Marcel Proust et des reliures contemporaines qu’Edouard continuait de faire exécuter, tel un livre de Lichtenstein, artiste majeur du pop art, relié par Monique Mathieu avec des effets géométriques, ou un ouvrage de Picasso et Max Jacob par Paul Bonet… Tout ceci représente une collection éclectique, et des ouvrages imprimés non pas pour être lus ni feuilletés, mais pour être admirés, précise, avec poésie, Jacqueline. Ce qui démontre combien son mari, plutôt conventionnel, pouvait être ouvert d’esprit et curieux dès que cela concernait la bibliophilie, la culture, ou quand il s’agissait de rencontrer des gens nouveaux dans les cercles les plus différents.
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Les objets ont une âme, et ces meubles sont maintenant orphelins puisque la maison où ils étaient réunis n’est plus habitée. Comme le confie une proche de Jacqueline, « avec deux enfants habitant hors de France, une fille phobique, un fils hâbleur qui papillonne volontiers et une belle-fille écrivant des romans de gare, elle n’est pas vraiment soutenue au sein de sa famille pour mener à bien cette vente ». Ces pièces rares vont donc trouver d’autres acquéreurs. C’est le destin étrange des objets. Au fond, pourquoi devrait-on absolument vivre dans les souvenirs lorsque cela devient pesant ? « Il faut réveiller la Belle au bois dormant », conclut la propriétaire des lieux. Subtile, on ne sait plus si elle parle d’elle ou de son hôtel particulier. Entretenir un certain mystère, cela a été toujours son art…
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